Krishnamurti et la Réalité.
- Par Thierry LEDRU
- Le 08/11/2011
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Revue 3ème Millénaire
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Cet article, préparé et traduit de l’anglais par Robert Linssen, constitue une synthèse de conférences de Krishnamurti entre 1928 et 1935. A cette époque, on pouvait encore entendre Krishnamurti dire des choses comme « il y a une Réalité éternelle et vivante, appelez-la Dieu, immortalité, éternité… » ; par la suite il continua à affiner son langage pour le restant de sa longue vie, s’éloignant de plus en plus des affirmations qui pour nombreux de ses auditeurs n’étaient que croyances…
(Revue Être Libre. No 1. Janvier 1936)
Je ne désire pas ajouter aux nombreux systèmes existants de nouvelles théories, de nouvelles formules, ou de savantes explications.
Toutes les formules « toutes faites », les « explications », les « théories » ne sont que des moyens habiles pour vous évader de vos propres conflits.
La plupart des esprits désirent imiter, suivre, copier parce qu’ils ne savent plus penser fondamentalement par eux-mêmes.
Pour la plupart la douleur, le conflit est si intense, qu’ils préfèrent plutôt s’évader dans les religions, les systèmes, les théories, ces cristallisations de la pensée humaine.
Pour moi, la solution réelle de vos problèmes, se trouve dans la profondeur de votre Intelligence, qui doit fonctionner simplement, librement, spontanément.
Par cette Intelligence, je n’entends pas la capacité de spéculations ni de ruses intellectuelles.
L’Intelligence Véritable n’est pas non plus la connaissance livresque.
Vous pouvez avoir beaucoup étudié, et encore restes stupide.
Vous pouvez lire de nombreuses philosophies, et ne pas connaître encore l’Extase, la béatitude de la pensée créatrice, qui ne peuvent exister seulement que lorsque l’esprit et le cœur, se libèrent eux-mêmes à travers le conflit, par une constante lucidité, de toutes les stupidités du passé.
L’expression de l’Intelligence véritable dans l’Action est l’Immortalité, c’est l’apothéose du bonheur, la béatitude de vivre complètement dans l’Éternel Présent.
Vous avez d’innombrables idées concernant la plénitude de la Vie, et l’immortalité.
Mais pour moi, cette Immortalité, cette grande richesse de la Vie, ne peut être comprise et vécue, que lorsque l’esprit est pleinement libéré de toutes ses limitations, des stupidités du passé, du milieu actuel, des anomalies acquises ou héritées. Dans cette flamme d’intense lucidité, surgira l’extase de la Vie, dans cette conscience suprême est la Vérité.
Je vous en prie, tout ceci n’est pas une nouvelle théorie, je ne suis pas un théoricien. Je ne m’impose à personne, je n’essaye de convaincre personne de mon message, mais parce que les hommes sont enfermés dans la prison de la misère, dans les cages de la souffrance, je voudrais éveiller en eux, le désir de détruire eux-mêmes ces cages.
Je veux créer en chaque être, une attitude nouvelle d’esprit. Je ne désire pas de disciples, parce que la signification totale de ce que je dis est contraire à toutes ces choses.
Ce n’est que lorsque l’esprit est dépouillé de toutes les illusions de l’ignorance, et de toutes disciplines intérieures ou extérieures, qu’il est capable de discerner le Présent Infini.
La Plénitude de la Vie est en toutes choses, il ne faut rien acquérir, tout est là, ELLE EST.
Mais si vous voulez comprendre ce que j’ai à dire, ne me traduisez pas je vous en prie en termes de parti, de secte, de groupe, de disciple, de partisan de religion.
L’Éternel Présent est une chose que l’on ne peut pas expliquer. Vous ne pouvez pas raisonner un tel sujet. Cela doit être expérimenté, Cela doit être vécu. Cela requiert une grande persistance et un éveil constant.
Mais nos vies sont si superficielles, avec les inanités de la « civilisation » moderne, nos vies sont si chaotiques, déraisonnables, pleines de souffrances, et les hommes ne sont plus que des machines à imiter.
Je dis que lorsqu’il y a discernement véritable, point n’est besoin de disciplines intérieures ou extérieures. Vous êtes la plupart emprisonnés dans l’habitude de la discipline.
Tout d’abord vous conservez une image mentale de ce qui est bien, de ce qui est vrai, et de ce que votre caractère devrait être. Vous essayez de faire concorder vos actions avec cette image mentale.
Vous agissez simplement en vous conformant à une image mentale que vous possédez. Tant que vous avez une idée préconçue de ce qui est vrai vous agirez conformément à cette idée. La plupart d’entre vous êtes inconscients du fait que vous agissez conformément à un modèle.
Mais lorsque vous devenez conscients du fait que vous agissez d’une telle façon, vous n’essayez plus de copier ou d’imiter, mais c’est votre propre action qui vous révèle ce qui est vrai.
Notre entraînement physique, notre éducation morale et religieuse tendent à nous mouler conformément à un modèle.
Être libéré de la discipline est extrêmement difficile, du fait que dès l’enfance nous avons été l’esclave de la discipline et de la domination.
Depuis l’enfance, la plupart d’entre nous, avons été entraînés à nous adapter à un modèle social, religieux ou économique, et la plupart de nous sommes inconscients de ce fait.
La discipline est devenue une habitude, et vous êtes inconscients de cette habitude.
Lorsque vous verrez que vous êtes en train de vous discipliner conformément à un modèle, votre action sera engendrée par le discernement.
Si en agissant ainsi vous êtes conscients de l’imitation, votre action sera spontanée.
J’aimerais donc vous expliquer que la Vérité, la plénitude et la richesse de la Vie, ne peut être réalisée par personne au moyen de l’imitation, ou d’une forme quelconque de l’autorité.
La plupart d’entre nous sentons occasionnellement qu’il existe une vraie vie, un Éternel quelque chose, mais les moments où nous sentons cela sont si rares, que cet Éternel quelque chose recule de plus en plus vers l’arrière-plan, et nous apparaît de moins en moins réel.
Or pour moi, il y a une Réalité éternelle et vivante, appelez-la Dieu, immortalité, éternité ou autrement si vous le voulez.
Je tiens qu’il y a une Vie éternelle qui est la Source et le But, le commencement et la fin, encore qu’elle n’ait ni commencement ni fin, ni But, ni Apogée.
Cette Vie éternelle ne cherche pas dans son expression un résultat, un accomplissement. Elle n’a ni apogée ni but, car Elle est éternellement en Mouvement.
La Vérité réside dans le processus, et non dans la réalisation.
Il y a quelque chose d’intensément vivant, de créateur qui ne peut être décrit, parce que la Réalité échappe à toutes descriptions.
Vous ne pouvez pas connaître l’Amour Véritable par la description d’un autre, pour connaître l’Amour Réel, il faut que vous l’ayez éprouvé vous-même.
L’Amour a perdu son extase créatrice.
Il ne devient plus qu’une série de conflits qui visent la possession.
La grande tendresse de l’Amour, sa grande profondeur, sa qualité d’Éternité, sa sublimité, son extase immense et profonde sont détruites par le désir de posséder, d’obtenir.
Sans cet Amour, l’homme ressemble à un désert de sable sec, à une rivière en été, lorsqu’elle n’a plus d’eau pour abreuver ses rives.
Et pourtant peu savent aimer véritablement, car pour aimer réellement, vous devez être au-dessus de la corruption de l’Amour.
Mais nul ne peut vous décrire la Plénitude, méfiez-vous de l’homme qui essaye de décrire cette Réalité vivante.
Cette réalisation de la Vérité, de l’Éternel, n’est pas dans le mouvement du temps, lequel n’est qu’une habitude de l’esprit.
Mais si l’esprit comprend cette Plénitude de la Vie, et s’il est libre de la division du temps en passé, présent et futur, alors survient la réalisation de cette Réalité Vivante, Éternellement Présente.
Et encore, parce que nous avons divisé l’action en passé, présent et futur, parce que pour nous l’Action n’est pas complète en elle-même, mais est plutôt quelque chose qui est mis en mouvement par des mobiles, par la peur, par des guides, par la récompense et la punition, nos esprits sont incapables de comprendre la totalité dans sa continuité.
Ainsi on s’évade continuellement de l’Éternel Présent.
Ce n’est que lorsque l’esprit et le cœur sont libres de la division du Temps que l’Action véritable peut surgir.
Quand l’Action est engendrée par la Plénitude et non par la division du temps, elle est harmonieuse et est libérée des entraves de la société, des classes, des races, des religions et du désir d’acquérir.
Pour exposer la chose différemment, l’Action doit devenir vraiment individuelle.
Par action individuelle, j’entends l’action qui est engendrée par la compréhension complète, par la compréhension de l’individu, et non pas celle qui est imposée par d’autres.
L’Immortalité ne peut être comprise que dans la plénitude de notre Action individuelle, et non comme fragment d’une structure, non comme partie d’une machine sociale, politique et religieuse.
Vous devez donc éprouver l’individualité véritable avant de pouvoir comprendre Ce qui est vrai.
Tant que vous n’agissez pas de cette Source Éternelle, il doit y avoir conflit, il doit y avoir divisions et des luttes continuelles.
Chacun de nous connaît la lutte, la douleur, le conflit et le manque d’harmonie.
Ce sont là des éléments qui en grande partie constituent notre vie, et consciemment ou inconsciemment, nous essayons de leur échapper.
Peu de personnes sont conscientes de la cause profonde de leur souffrance, alors elles éprouvent le désir de fuir cette souffrance, et ce désir de fuite a créé et vitalisé nos systèmes moraux, sociaux et religieux.
Parce que nous ne sommes pas « véritablement » responsables de nos propres actes, nous créons des systèmes et des autorités pour qu’ils nous donnent des réconforts et des abris.
Cette incapacité d’affronter l’expérience dans sa plénitude crée le conflit et le désir que l’on a de s’évader.
DE LA SÉCURITÉ
Si vous considérez intelligemment vos pensées et les actes qui en découlent, vous verrez que là où se trouve le désir de fuite, il doit y avoir la recherche de la sécurité; et toutes vos actions soft basées sur le désir de sécurité.
Graduellement, cette demande de la sécurité détruit l’Intelligence véritable.
L’esprit à travers l’expérience accumule diverses sortes de systèmes d’autoprotections du « Je », de sécurités de « Je », et ces choses sont de nature à empêcher totalement l’esprit dans son processus de réajustement constant à l’Éternel Mouvement de la Vie.
L’ardent désir de sécurité, se manifeste entre autres, par la volonté d’avoir un compte substantiel en banque, une bonne position, par le désir d’être considéré comme « quelqu’un » dans la ville que l’on habite, par la lutte que l’on affronte pour obtenir des titres, des grades, et tant d’autres stupidités qui n’ont aucun sens Réel.
Ensuite, quelques-uns d’entre vous, ne sont plus satisfaits par la sécurité physique, et cherchent une sécurité d’une forme plus subtile.
C’est encore de la sécurité, mais simplement un peu moins évidente, et vous l’appelez spiritualité.
Mais je ne vois pas de différence entre les deux.
Lorsque vous êtes rassasiés de sécurité physique, ou lorsque vous ne pouvez pas l’obtenir, vous vous tournez vers la sécurité spirituelle.
Et lorsque vous vous tournez vers cette sécurité, vous vitalisez ces choses que vous appelez « religions » et « croyances spirituelles » organisées.
Parce que vous cherchez la sécurité, née de votre propre insuffisance, de votre propre vide, vous établissez une forme de religion, un système de pensée philosophique dans lequel vous êtes pris, et dont vous devenez l’esclave.
Notre inertie, notre manque de compréhension nous remettent désarmés dans les mains de « spécialistes » et de « profiteurs ».
Notre désir de sécurité, notre désir de perpétuation, d’immortalité personnelle, nous incite à rechercher des autorités qui puissent nous « promettre » cette « immortalité », et ainsi ont surgi les structures religieuse, les croyances organisées, les dogmes, le sacerdoce.
Ainsi les prêtres à travers le monde, se sont transformés peu à peu en exploiteurs.
Je dis que lorsqu’un homme est « emprisonné » dans une croyance quelconque, il ne peut connaître la Plénitude de la Vie.
Un homme qui vit pleinement, agit de cette Source dans laquelle il n’y a pas de réactions, mais seulement l’Action ; mais l’homme qui est à la recherche de la sécurité, de l’évasion, doit s’accrocher à une croyance parce que c’est d’elle, qu’il tirera son support continuel et l’encouragement à son manque de compréhension.
Mais vous n’aborderez jamais la Vie, tant que vous serez retenus dans un moule.
La Vie passera à côté de vous parce que vous avez déjà limité votre esprit par votre propre choix.
Ce n’est que lorsque vous aborderez les expériences sans barrières, que vous trouverez une joie continuelle.
Si vous avez l’Intelligence véritable, et l’intensité qu’il faut pour détruire les barrières qui vous enchaînent, vous connaîtrez par vous-même l’accomplissement de la Vie.
Mais la plupart des individus essayent de s’enfuir, ils se sont transformés en machines à habitudes.
Afin d’éviter le conflit vous créez des croyances religieuses, vous adorez une image d’une imitation que vous appelez Dieu, ou vous essayez d’oublier votre inaptitude à affronter la lutte en vous perdant vous-mêmes dans le travail, ou dans les marais d’une activité superficielle.
De cette pauvreté intérieure surgit le désir de sécurité, et pour avoir la sécurité, il doit exister une personne, une idée, une croyance, une tradition pour vous donner l’assurance de la sécurité.
Ainsi dans notre tentative de trouver la sécurité, nous érigeons une autorité…
DE L’AUTORITÉ…
Nous sommes esclaves de l’autorité que nous avons nous-mêmes créés.
Nous cherchons la sécurité au moyen de guides spirituels ou de prêtres, ou encore, nous cherchons l’autorité dans la puissance de la tradition sociale, économique ou politique.
C’est nous-mêmes, individuellement, qui avons établi ces autorités, elles n’ont pas surgi à la Vie spontanément.
Pendant des siècles, nous n’avons cessé de les établir, et nos esprits ont été mutilés, pervertis par leur influence.
Ce culte de l’autorité est pour moi la racine suprême de l’exploitation.
L’esprit est tenu en esclavage par le milieu qu’il a lui-même créé par son insatiable désir, il en résulte une peur incessante.
Partout où existe cette peur, on trouve la discipline, la contrainte exercée par des hommes sur d’autres hommes, la domination et la recherche du pouvoir que l’esprit glorifie comme une vertu divine.
Si vous réfléchissez réellement à tout cela, vous verrez que là où il y a Intelligence Véritable, il ne peut y avoir poursuite du pouvoir.
Toute vie est modelée par une peur incessante, inconsciente et par des conflits, donc par la coercition, par l’imposition de décrets et de liens que certains considèrent comme vertueux et précieux, et d’autres nocifs et funestes.
Ce sont là les freins que vous avez institués dans votre désir de vous perpétuer ; vous avez créé des autorités, et votre vie est modelée, par des obligations, de formes et de degrés divers.
L’individu qui est perpétuellement conditionné par le milieu, modelé par des règles, des lois, des principes de morale, devient de moins en moins intelligent au plus on l’écrase.
Ces freins imposés à l’individu, et qu’il appelle son milieu environnant ont pour promoteurs les charlatans et les exploiteurs de la religion, de la morale publique, de la vie politique et économique.
L’exploiteur est l’individu qui, consciemment ou inconsciemment, se sert de vous, et vous lui cédez, consciemment ou non, parce que vous ne comprenez pas vous devenez l’exploité économiquement, socialement, politiquement, religieusement — et il devient votre exploiteur.
De cette manière la vie devient une école, un cadre, un moule en acier dans lequel l’individu est battu jusqu’à en épouser la forme.
L’individu devient une simple machine, un rouage sans pensée, rigidement limité.
La vie devient une lutte, une série .de combats continuels.
Aussi a-t-on inventé cette idée fausse que la Vie est une série de leçons à apprendre, d’expériences à acquérir pour se prémunir, à l’effet de mieux pouvoir aborder la vie du lendemain — mais, avec des idées préconçues.
La vie devient une simple école, et non quelque chose dont on doit jouir, et que l’on doit vivre extatiquement, pleinement, sans peur.
Le milieu extérieur étreint l’individu, le broie dans un cadre d’objets en série, d’idées religieuses, et comme il se sent écrasé par l’extérieur il cherche à s’échapper dans un monde qu’il appelle le monde intérieur.
Naturellement quand l’esprit est dévié, perverti, moulé par le milieu extérieur, et qu’il se livre au dehors à des luttes incessantes, il espère en une tranquillité, en un bonheur, en un monde différent, et il se construit alors un romantique havre d’évasion dans lequel il cherche une compensation aux échecs et aux souffrances de l’extérieur.
Si vous devenez réellement conscient de tout ce qui précède, vous commencerez à comprendre la vraie signification du monde extérieur et du monde intérieur.
A ce moment-là existe une perception immédiate, spontanée, la Vie se trouve libérée, et l’esprit devient Intelligence véritable, il peut fonctionner d’une façon créatrice, naturelle, sans cette constante bataille.
Ainsi, l’Intelligence reconnaît les obstacles, il n’y a pas d’adaptation, seule surgit la compréhension spontanée, qui est un mode de vie naturel, simple, extatique.
L’Intelligence Véritable ne dépend ni de l’extérieur, ni de l’intérieur.
Dans cette lucidité, il n’y a pas de désir, mais la perception claire, simple, spontanée de Ce qui est vrai.
Alors surgit la Plénitude, cette richesse infinie, cette réalisation de l’Éternité qui est Dieu.
C’est une réalité, une Vérité immense et vivante, et pour la comprendre il faut une complète simplicité, une grande clarté de pensée.
Ce qui est simple est infiniment subtil. Ce qui est simple est extrêmement délicat.
Il y a une grande subtilité, une délicatesse infinie, un équilibre délicat qui n’est ni le contentement de soi, ni cet incessant effort engendré par le désir de réussir, d’accomplir.
Dans cet équilibre délicat réside la simplicité, qui n’est pas une simplicité qui consiste à n’avoir que peu de vêtements ou de possessions.
Ce n’est pas de cette simplicité là que je parle — qui n’est qu’un aspect grossier de la Vraie Simplicité — mais de celle qui est engendrée par cette délicatesse de pensée dans laquelle n’existe ni satisfaction, ni stagnation, mais simplement l’extase suprême de vivre pleinement le Présent Infini.
Dans cette extase se trouve le mouvement vivant de la vérité, qui est une Vie sans cesse créatrice.
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