KUNDALINI (13)
- Par Thierry LEDRU
- Le 01/08/2015
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« C’est bien, il ne fait pas encore très chaud, on aura de la fraîcheur sous les arbres. »
Elle se laissait guider, marchant dans ses pas vers l’orée de la forêt.
Ils s’engagèrent sur une sente à peine marquée sous le couvert des arbres. Elle le suivait en contemplant les mouvements de son corps, cette fluidité qui l’avait étonnée, un mélange de légèreté et de vigueur. Les muscles de ses fesses, de ses cuisses, de son dos, de ses bras, cette puissance maîtrisée qui émanait de chacun de ses pas... Elle réalisait qu’elle n’avait sans doute jamais regardé Laurent de cette façon…
Il restait silencieux et elle ne se permettait pas de rompre le mystère. Il n’avait rien dit de ce lieu, de ce qu’il voulait lui montrer.
Elle l’aurait suivi, même les yeux bandés, sans le besoin d’être guidée, juste avec ce ressenti indéfinissable de lui être aimantée.
Ils montèrent d’un bon pas et elle se réjouissait de pouvoir rester dans son sillage. Elle ne voulait surtout pas le ralentir, lui donner une image dégradée, lui rappeler son âge.
Elle réalisa qu’elle n’espérait rien de plus que de pouvoir l’accompagner, que rien d’autre ne venait entraver ce bonheur, qu’aucune projection fantasmatique ne jetait sur l’instant une possible désillusion. Elle ne rejetait pas les quelques frissons délicieux qui coulaient en elle lorsqu’elle croisait son regard posé sur elle ou lorsque, furtivement, elle s’imaginait dans ses bras mais elle en connaissait l’insignifiance au regard de l’euphorie spirituelle qui bouillonnait en elle. Et elle s’en réjouissait infiniment.
Elle eut envie de rire.
« C’est bon de vous sentir aussi heureuse, ça me fait très plaisir. »
Elle s’arrêta, net.
Il se retourna. La première fois qu’elle voyait son visage depuis le début de la montée. Contrejour à travers les feuillages. Il lui paraissait immense, presque immatériel, éthéré…
Elle en eut peur soudainement. Pas de lui mais de ce qu’elle ressentait. Une réalité qui la dépassait et simultanément, elle devinait au plus profond de son… âme une invitation bienveillante à s’abandonner.
« Vous rayonnez, intérieurement. Même si parfois, vous avez des bouffées d’inquiétudes, ajouta-t-il.
-Je devrais partir en courant et je n’en ai pas envie. »
Il éclata de rire et elle vit en lui un adolescent joyeux.
Elle mêla son rire au sien.
« On aura le temps de parler quand on sera arrivé. »
Ils montèrent ainsi plus d’une heure, zigzaguant entre les arbres, sur une sente unique. Ils ne croisèrent aucun chemin et elle comprenait pour quelle raison il parlait d’un lieu très calme. Impossible de tomber sur cette piste infime sans connaître le secteur.
Elle s’étonnait de la vitesse avec laquelle elle avait oublié qu’elle était nue. Une délicieuse découverte, comme un bain de jouvence, une vague sensuelle, délicate, chaude, un bien-être qui la ravissait.
Elle prit appui sur un tronc d’arbre pour franchir une marche rocheuse et elle s’arrêta immédiatement. Comme une présence inexplicable, une vibration en elle. Elle regarda le tronc, là où sa main était posée. Elle ne dit rien et reprit sa montée…
Interloquée. Ébahie. À se croire tombée dans un espace magique, le terrier du lapin d’Alice. Encore lui.
« Il reste à passer ce verrou rocheux, » annonça Sat.
Il s’était arrêté au pied d’une falaise inclinée, des ressauts successifs de murs encombrés de végétations diverses.
« Il y a un itinéraire sans difficultés, mais la hauteur peut devenir impressionnante. On a une trentaine de mètres à franchir avant d’arriver à l’entrée de la gorge. »
Elle inspectait le passage avec appréhension.
« Le plus simple, c’est que vous passiez devant et je vous indiquerai par où aller. Si vous ne vous sentez pas, je sors la corde et on inverse les positions. »
Elle ne voulait pas donner d’elle une image limitante, un refus de l’obstacle, le poids de son âge au regard de sa jeunesse insouciante et décidée.
« Non, ça va aller, je n’aurai pas besoin de la corde.
-Ok, de toute façon, on peut très bien s’arrêter n’importe quand. »
Il lui expliqua les premiers mètres et elle s’élança.
Troublée quelques instants par la présence de Sat juste derrière elle, elle se concentra rapidement pour s’extraire de ce parasitage.
« Un peu à droite, vers le gros bloc gris. »
Elle respectait minutieusement ses indications, posant ses pas après avoir vérifié la solidité de chaque prise, ne se mouvant que dans une parfaite assurance.
« C’est parfait, dit-il, vous avez un déplacement parfaitement équilibré. Mais je n’en avais aucun doute. »
Elle sourit sans le lui montrer. Fière et revigorée, des ailes qui la soulevaient, une flamboyance qui nourrissait son corps comme une potion magique.
Magique. Le mot qui correspondait le mieux à son état. Ce sourire intérieur, elle en avait oublié la puissance. Mais l’avait-elle-même déjà connu ?
Elle secoua légèrement la tête pour revenir à ses gestes, rester dans l’instant.
« On est en haut, quelques mètres à droite et on sort. »
Elle entendit le murmure de l’eau. Puis La mélodie s’amplifia jusqu’à occuper l’espace entier.
Ils se dressèrent enfin sur la crête.
Elle s’arrêta et Sat se plaça à ses côtés.
« Je vais vous montrer la cascade mais vous me donnez la main. Même si j’ai confiance dans votre pas montagnard, » ajouta-t-il gaiement.
Elle sentit des ondes crépiter dans son corps lorsque les deux mains se joignirent. Elle s’amusa en accusant son imaginaire tout en doutant du sens de cette moquerie. Que savait-elle finalement de la réalité ?
Il l’entraîna le long du cours d’eau sur des dalles lisses et des amas de blocs. Elle s’appliqua à poser ses pas comme les siens, à se servir de ses appuis, sans jamais lâcher ses doigts. Elle se concentrait aussi sur la force et la douceur mélangés, ce contact si simple, deux enfants qui se donnent la main et se ravissent de cette présence amicale.
Deux enfants… Elle se délectait intérieurement de cette jeunesse retrouvée. Elle se revit adolescente auprès de son premier amour. Elle vivait avec intensité, avec le sentiment d’une aventure romantique, le cœur débordant de passion.
Elle avait éprouvé, après quelques années de vie commune auprès de Laurent, la nostalgie de cette euphorie juvénile, comme une vieillesse déjà installée, une routine respectueuse et distante… Elle n’avait pas voulu, à l’époque, explorer davantage ce dépit… Elle l’avait étouffé.
Le flot bifurquait vers l’extrémité du replat et plongeait soudainement dans une chute verticale.
Debout sur un bloc surplombant, ils contemplèrent en silence les horizons ouverts sur les crêtes, les arêtes, les sommets et les alpages, les pierriers et les forêts. Des liserés blanchâtres dessinaient dans les pentes les lits des torrents. Quelque rares nuages immobiles, punaisés sur le bleu du ciel, semblaient observer la scène.
« C’est magnifique, murmura-t-elle.
-Je savais que ça vous plairait. »
Elle croisa son regard. Une intensité qui la troublait, toujours cette impression inexplicable qu’il lisait en elle, qu’il l’explorait.
Elle rejeta immédiatement toute vision sexuelle. Elle ne voulait pas de ce trouble, il était si perceptible et Sat si réceptif…
« Je suis très touché de vous sentir heureuse. »
Elle se demanda intérieurement s’il avait compris que ce bonheur, elle le devait à sa présence, s’il ne voulait pas en témoigner, s’il attendait qu’elle le dise…
Une seconde de pensées et un flot d’options comme une avalanche.
« Oui, je suis très heureuse. Merci, » parvint-elle à dire d’une voix si ténue que le brouhaha du torrent en couvrait la portée.
Il tira légèrement sa main pour l’éloigner du bord. Ils rejoignirent les dalles grises.
« Je vais vous montrer la suite maintenant. Très peu de gens connaissent cet endroit et il n’est pas accessible autrement que par cet itinéraire. »
Elle le suivit, le cœur affolé. Pourquoi bénéficiait-elle de ce privilège ? Pourquoi l’avoir choisie pour montrer ce qu’il tenait secret ? Que savait-il d’elle pour lui accorder d’emblée une telle confiance ?
« Sat ? »
Il se retourna.
« Pourquoi voulez-vous me montrer cet endroit si secret ?
-J’aime votre couleur orange. »
Elle se regarda rapidement comme si elle éprouvait le besoin de vérifier qu’elle était bien nue.
« Votre aura, précisa-t-il.
-Il faudrait que vous m’expliquiez clairement tout cela cette fois, Sat.
-C’est prévu, » répondit-il avec un large sourire. Il reprit son avancée et elle le suivit. Il franchit avec une souplesse féline un chaos de roches. Elle dût utiliser les mains pour parvenir à se dresser sur l’obstacle. Il était déjà redescendu de l’autre côté. Elle s’accroupit et se servit de son bras comme appui. Elle sauta et il la réceptionna en la serrant par la taille.
« Cent mètres à remonter dans la gorge et on arrive. »
Une voix lumineuse, nourrie par une joie d’enfant.
Elle garda en elle la présence de ses mains lorsqu’il reprit sa marche…
Des parois chaotiques de chaque côté, des piliers, des surplombs, des couloirs ruiniformes, des arbres accrochés au-dessus du vide et le torrent cristallin. Le soleil n’était pas encore assez haut pour inonder la gorge mais les voiles d’ombres refluaient et la chaleur coulait le long des parois. Elle en devinait les effluves et s’étonnait d’ailleurs de cette sensibilité inhabituelle, comme des perceptions qui ne lui appartenaient pas et tombaient en elle…
Elle contempla avec émerveillement l’ouverture progressive des parois, un vallon de roches en forme de calice.
Sans que rien en elle ne vienne en expliquer la source, elle eut l’impression d’avoir remonté un canal étroit et de déboucher désormais au cœur d’une matrice, dans le secret bienveillant d’un utérus.
Elle leva les yeux et regarda le ciel, les arbres dressés au sommet des deux parois, les traînées de couleurs minérales, les îlots de végétation comme des observateurs bienveillants, suspendus au-dessus des gouffres.
Elle ne voyait pas le monde comme elle l’avait toujours vu. Des voiles qui se déchiraient sans qu’elle n’ait rien initié. L’impression d’être entrée dans le sillage d’un guide.
Sat s’était arrêté.
« C’est de là, je trouve que la vue est la plus belle. »
Elle se plaça à ses côtés et ouvrit réellement les yeux.
Elle réalisa qu’elle n’avait pas vraiment observé les lieux, comme entourée d’un brouillard, comme si ses sens étaient restés figés dans le souvenir des mains de Sat sur sa taille et que cette puissance émotionnelle délivrait en elle une capacité jusque-là ignorée, comme un savoir qui attendait l’occasion idéale pour se révéler.
Elle s’étonna de s’attribuer ainsi un quelconque pouvoir et elle en sourit…Depuis si longtemps, elle n’avait éprouvé un tel amour pour elle-même…
Une conque rocheuse, vaste coquille ouverte, une cascade qui la scindait dans une ribambelle de ressauts et de vasques, des parois se hissant par paliers successifs jusqu’à la limite visible, là où le soleil resplendissait, de grandes dalles lisses descendant jusqu’à l’eau, des myriades de galets tapissant les fonds, des roches lisses comme des têtes de nouveau-nés émergeant du flot, des chants d’oiseaux qui s’unissaient à la mélodie de l’eau, des parfums de roches chaudes et de plantes épanouies… L’impression de venir se calfeutrer au creux d’une main ouverte.
« C’est magnifique, Sat. C’est magnifique.
-Venez. On passe de l’autre côté. »
Il sauta sur un bloc, se retourna et tendit la main. Ils recommencèrent ainsi jusqu’à l’autre rive.
« De ce côté-là, dans vingt minutes, nous serons au soleil. On s’installera ici. »
Il posa son sac et il l’entraîna vers le fond du cirque rocheux.
À cinquante mètres de la cascade, elle les vit, au milieu de l’eau et elle ne comprit pas ce qu’elle voyait.
« Qu’est-ce qu’il y a devant nous Sat ? Dans l’eau.
-L’équilibre Maud. Puis l’immobilité. »
Ils approchèrent et elle comprit. Des galets empilés, dans des architectures improbables, mystérieuses, fascinantes. Comme un peuple en marche, fossilisé en un instant. Des courbes verticales qu’elles n’auraient jamais envisagées, des constructions qui unifiaient dans des arabesques immobiles des galets dansants. L’impression de voir bouger les structures, qu’une infime vibration les animait et créait dans le lieu une chorégraphie insaisissable.
Elle ne comprenait même pas ce qu’elle pensait.
« Qu’est-ce qui m’arrive Sat ? J’ai parfois l’impression de ne plus être moi, j’ai des pensées qui viennent et je ne les comprends même pas, j’ai des sensations que je ne reconnais pas, il y a tellement de choses étranges, je ne peux même plus les énumérer. Qu’est-ce qui m’arrive, Sat ? »
Il devina l’inquiétude, il perçut cette rupture dans la voix, ce décrochement empli d’incertitudes, lorsque les mots semblent troubler la parole, lorsqu’ils agissent comme une boisson acide et enrayent les cordes vocales.
Il fallait donner des réponses. Le moment était venu. Il le savait.
« Une autre réalité Maud, c’est tout, l’ouverture des fenêtres, une conscience nouvelle qui prend conscience d’elle-même. Il n’y a rien d’inquiétant là-dedans, sauf si vous décidez d’en tirer des suppositions qui viendront nourrir vos peurs.
-C’est trop flou pour pouvoir me satisfaire Sat. Je suis désolé mais j’ai besoin de comprendre.
-Vous voulez comprendre parce que c’est un fonctionnement archaïque, parce que la dimension intellectuelle sert de références alors qu’elle n’est qu’une partie de la structure. »
Elle sentait monter de la colère, un énervement profond dont elle ne voulait pas mais qui s’imposait comme un parasite accroché à ses neurones.
« C’est très bien que la pression monte en vous, il faudra beaucoup de puissance, beaucoup d’énergie pour parvenir à entrer dans la danse. Mais avant de danser, il faut apprendre l’immobilité. »
Elle abandonna toute volonté de réponses. Elle n’obtiendrait pas celles qui l’auraient comblée et elle devinait que tout cela était planifié.
Sat.
Elle l’avait suivi. Elle frissonnait parfois de désir. Le corps de Sat l’électrisait mais l’étrangeté de ses paroles la court-circuitait et elle ressentait l’étrange dilemme de l’abandon confiant et de l’inquiétude insoumise, cette contradiction entre la peur de l’inconnu et une évidente rupture à consommer.
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