KUNDALINI (14)
- Par Thierry LEDRU
- Le 18/08/2015
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« J’ai un peu froid, Sat. »
Il sauta à l’eau et tendit les bras.
« Venez. »
Ils nagèrent vigoureusement jusqu’à la berge et retrouvèrent le sac de Sat. Il en sortit deux serviettes et un flacon.
Elle se sécha partiellement et étala sa serviette.
Il s’approcha avant qu’elle ne s’allonge.
« Je vais vous passer de l’huile sur le dos, Maud. Ici, entre les parois, le soleil a une puissance décuplée. »
Elle le regarda sans répondre. Comme si venait de couler en elle, dans la totalité de ses fibres, un ciment émotionnel, une paralysie délicieuse, l’arrêt de tout. Le cœur suspendu dans une apnée sanguine.
Il prit au sol la bouteille d’huile, en versa dans sa main et passa dans son dos.
Elle ne put s’empêcher de se crisper lorsque ses doigts se posèrent sur sa peau, un sursaut infime mais qui ne pouvait lui échapper, elle le savait, il percevait davantage de phénomènes qu’elle n’en avait conscience elle-même.
Elle s’appliqua à respirer calmement, les yeux fermés.
Les mains de Sat.
Elle suivait minutieusement leur parcours, captant chaque sensation, chaque point de contact, chaque pression.
Les mains de Sat. Elles glissaient sur les épaules, descendaient doucement en suivant la colonne, dessinaient une courbe au niveau des reins puis reprenaient leur ascension. L’impression inexplicable que ses doigts glissaient sous sa peau, atteignaient des fibres jamais perçues, des profondeurs délaissées, des terres inconnues… Elle aurait voulu que ça ne s’arrête jamais. Elle sentit des picotements étranges au bout des doigts, comme des grésillements qui devinrent des ondes et remontèrent vers la nuque.
Les yeux fermés. Elle voyait en elle des auras orange. Là, où les mains passaient.
Une vague l’engloutit, comme une averse soudaine, des frissons infinis qui emplirent son crâne, comme s’ils venaient de l’extérieur, comme s’ils l’enveloppaient avant de se glisser en elle et de ruisseler jusqu’à la terre, une pluie de paillettes pétillantes, des cristaux lumineux.
Les frissons la pénétraient par tous ses pores, comme des milliards de filtres abandonnés au délice. Elle se vit traversée, irradiée, elle se vit crépiter.
Les mains de Sat.
Combien de temps cela dura ?
Elle ouvrit les yeux lorsque le contact fut rompu.
« Voilà, je vous laisse finir, » annonça-t-il en passant devant elle.
Elle ne répondit rien et l’invita des yeux à lui donner le flacon d’huile. Elle se plaça derrière lui et versa le liquide parfumé.
Elle s’appliqua à couvrir son dos, lentement, en instillant dans ses gestes la douceur qu’elle avait reçue.
Sat. Elle touchait son corps, elle caressait sa peau, les bras le long du corps, il était immobile et silencieux.
Elle descendit jusqu’au creux des reins et réfréna son désir d’effleurer ses fesses. Elle décida de fermer les yeux et de chercher à rester impliqué sur la précision du geste, comme si ses mains concentraient l’intégralité de l’énergie en elle, une énergie sensorielle qui l’enflammait.
Jamais, elle n’avait ressenti un tel embrasement et elle devait s’efforcer de calmer ses respirations. Jamais, elle n’avait conçu le massage comme une étreinte magnétique. Elle tenta d’imaginer ce qu’il en serait si elle venait à l’embrasser, à l’enlacer, si elle s’autorisait à prendre son sexe dans ses mains, à s’allonger sur lui, à guider sa verge vers son sexe impatient.
Elle secoua la tête pour évacuer ce trouble. Ne pas fabriquer d’illusions. Elle se répéta l’interdiction.
« Vous avez une peau mate, Sat, vous ne risquez pas grand-chose.
-Effectivement, mais je ne me priverais pas pour autant de cet instant. »
Elle sourit si intensément qu’elle eut peur que ça s’entende.
Cette sensation inexplicable que ses mains absorbaient des chaleurs, des énergies pétillantes, qu’un flux de vibrations inconnues émanaient du corps de Sat. L’impression qu’il diffusait des courants, des ondes, comme des brises sur la surface d’un lac.
Elle ne pouvait limiter ce trouble à son imagination. Ces émois ne pouvaient être que de simples désirs sexuels, même si ce vide en elle avait fini par occuper une place immense, il ne pouvait s’agir que de cela…Elle ne pouvait y croire. Simultanément, elle pensa qu’elle usait peut-être d’un subterfuge pour ne pas se donner l’image vénale d’une femme désirante. Elle n’avait jamais laissé s’étendre ces émotions corporelles hors de son couple. Vingt-cinq ans de vie avec Laurent, vingt-cinq ans à considérer que sa vie de femme devait s’accorder avec celle de son époux. Rien ne devait s’étendre au-delà de cette limite. Elle ne le regrettait pas. Elle n’aurait pas su vivre autrement puisqu’elle aurait fini par ne plus se reconnaître. Mais, là, maintenant, que se passait-il ?
Elle réalisa soudainement qu’elle ne massait plus réellement le corps de Sat. Ses mains circulaient sans qu’aucune conscience ne soit associée aux gestes. Les pensées l’emplissaient jusqu’au bout de ses doigts.
Les sensations avaient disparu, cette présence étrange, ce ressenti inexplicable, toute la magie de l’instant.
« Vous n’êtes plus là, » murmura Sat.
Les mains figées sur ses épaules. Comme si, enfant, elle venait d’être surprise à mentir.
« Je le sais Sat, je venais juste de m’en apercevoir. »
Il se retourna et la regarda intensément.
« Alors, c’est que vous apprenez vite.
-Pourquoi dites-vous ça ? »
Elle craignait immensément de l’avoir déçu.
« Pourquoi surtout refusez-vous de l’admettre ? Pourquoi enfermez-vous cette joie dans des doutes inutiles ? Pourquoi ne laissez-vous pas s’étendre en vous cette conscience au lieu de vous reprocher de la perdre parfois ? Puisque les reproches que vous vous attribuez contribuent justement à étouffer cette conscience ? Vous comprenez ce que je veux dire ?
-Mes peurs de ne pas être assez consciente de ce que je vis font justement que je n’arrive pas à maîtriser ce qui se passe en moi. C’est ça ?
-Exactement. Et de pouvoir exprimer la chose aussi clairement doit vous remplir de joie et d’estime pour vous-même. Tout est dans votre regard. Soit vous décidez de vous flageller pour vos imperfections, soit vous décidez de vous honorer pour la qualité de l’observation du pas que vous venez de faire. Même si vous marchez de travers. L’essentiel, c’est l’observation. La capacité à s’extraire de l’acte lui-même pour observer celle que vous êtes dans l’exécution de cet acte. L’état désastreux d’une bonne partie de l’humanité s’explique essentiellement par l’insignifiance spirituelle des individus. Les gens se réjouissent de voir le monde et ils ne regardent rien en eux. Ou quand ils se regardent enfin, c’est avec mépris, colère, mésestime, désamour ou égoïsme, vanité, suffisance, arrogance, prétention, une alternance considérablement néfaste qui les enferme. La plupart du temps, ils ne se voient même qu’à travers le regard déformé des autres. Et ces multiples déformations, d’une rencontre à l’autre, accentuent encore l’errance. Car de se croire jugés, on finit immanquablement par juger les autres et dès lors, les relations ne sont plus que des conflits déguisés, des peurs et des interrogations, des doutes et des interprétations multiples, infinies, contradictoires, envahissantes. »
Fascinée, subjuguée. Figée. Elle s’aperçut qu’elle le regardait fixement et elle baissa les yeux.
Il prit le flacon d’huile posé au sol et le reboucha.
« On va s’installer sur les serviettes ? proposa-t-il.
-Oui, Sat, volontiers mais pas question de laisser tomber tout ça pour autant. J’ai besoin de comprendre. »
Il ne répondit rien et rejoignit le sac posé sur les dalles, au soleil.
Il sortit deux serviettes et les étala.
Il s’assit en tailleur. Elle s’installa à ses côtés.
« Comprendre est insuffisant, Maud. Ce qu’il faut atteindre, c’est l’éveil. Une conscience permanente dans l’observation. Et si vous cherchez uniquement à comprendre, c’est votre mental qui agit, votre raisonnement, vos pensées. Mais ce sont justement ces éléments en vous qui participent à votre trouble. C’est comme si vous vouliez guérir d’un mal en imaginant que le virus lui-même peut vous sauver, comme si la dimension intellectuelle qui vous a détournée de votre être réel pouvait réparer ses propres dégâts. Mais elle en est incapable, tout simplement parce qu’elle n’a pas été programmée pour ça. Elle ne peut pas fonctionner seule et dès lors que chaque individu est conduit durant son enfance à croire que le mental et l’intellect sont ses maîtres, il est inévitable que les adultes qu’ils deviennent soient égarés. La vie s’est chargée de vous asséner le choc dont vous aviez besoin pour vous réveiller ou vous éveiller à vous-même. »
Elle avait besoin de silence pour absorber ses paroles, comme si le manque de pratique l’avait limitée.
« J’ai tellement de questions à vous poser, Sat. C’est un chaos complet dans ma tête, j’ai l’impression de courir après des milliers d’années gaspillées et en même temps, je n’arrive pas à donner à ma vie passée une image aussi noire.
-Il n’y a rien de noir, ni de gris, ni de lumineux, il n’y a que ce qui doit être. Tout le reste, c’est du coloriage. Le problème, c’est justement que les individus accordent bien plus d’importance à leurs coloriages qu’à la vie réelle.
-Sat, j’attendais avec impatience le moment où vous alliez me donner des explications et maintenant, j’aimerais que vous arrêtiez, non pas que je ne sois pas intéressée mais bien au contraire parce que je voudrais ne rien oublier.
-Alors, c’est peut-être le moment de méditer ?"
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