KUNDALINI (3)

 

 

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Gap… Barcelonnette… L’Ubaye… Allos...Colmars… Elle regarda encore une fois l’itinéraire que Sophie lui avait dessiné. Une vingtaine de kilomètres et elle serait arrivée. Une route sinueuse bordée de mélèzes, accrochée aux flancs de la montagne. Elle apercevait en contrebas un cours d’eau cristallin.

 

 

 

 Elle se réjouissait de retrouver les paysages lumineux, les grands espaces, le parfum des forêts de résineux, l’harmonie chaotique des montagnes, les torrents et les vasques d’eau pure.

 Sophie lui avait donné plusieurs pistes de randonnées, dans des coins perdus.

Le soleil. Nue, au bord d’un ruisseau. Se baigner dans des bassins naturels, s’allonger sur les dalles chaudes et fermer les yeux.

Elle avait besoin de cette paix du monde pour retrouver la paix en elle. Cesser enfin de se torturer comme s’il fallait immanquablement trouver des explications au désastre. Des responsables, la liste trop longue de toutes les erreurs, de tout ce qu’il aurait fallu accomplir pour que ça n’arrive pas.

Mais qu’aurait-elle pu faire de plus ?

 

Elle l’avait aimé. Elle l’aimait encore. Malgré tout. Et ce sentiment étrange la troublait considérablement. Comme si rien ne pouvait effacer le chemin parcouru. Elle avait cherché des signes tangibles d’une souffrance chez Laurent et elle n’en trouvait pas. Elle avait éprouvé de la colère, de l’incompréhension, du déni, des regrets, elle aurait aimé tenter de le retrouver, de l’écouter, de partager sa vision de l’existence, de l’amour, de la sexualité… Il avait préféré disparaître.

Tout s’était fait dans l’urgence, comme s’il ne lui était soudainement plus possible d’en supporter davantage et elle avait ressenti devant cette attitude déterminée un sentiment de trahison.

Puis un soulagement.

Finalement.

Est-ce qu’il aurait été préférable qu’ils continuent à vivre ainsi, l’un à côté de l’autre, alors qu’il aurait rêvé d’une autre vie, est-ce qu’il aurait été plus doux qu’elle ne sache rien ? Peut-être, un jour, devant le poids de l’âge et la puissance destructrice du remords, peut-être lui aurait-il révélé la vérité. Et elle aurait senti tomber sur elle la masse froide et torturée d’une vie perdue.

Elle l’imagina murmurer sur son lit de mort d’une voix affaiblie qu’il aurait préféré vivre avec un homme.

La violence infinie d’une vie gâchée.

 

Elle l’aimait pour avoir su sortir de ce carcan assassin.

Et la délivrer elle aussi.

 

Non, elle n’avait plus de colère. Même pas contre elle-même. Elle ne pouvait rien se reprocher. Elle avait toujours écouté ce qu’il avait à dire mais il n’en avait rien dit. Quels reproches pourraient-elles s’attribuer ?

 

La sexualité… Elle n’avait jamais ressenti chez Laurent la moindre déception. Ils avaient su entretenir la flamme.

Elle se souvenait malgré tout de quelques ressentis inconnus en elle. Comme si l’orée lumineuse d’un territoire immense s’était parfois laissé entrevoir, des orgasmes comme des clés sans qu’elle en trouve la serrure.

Avait-il éprouvé la même chose ? Avait-il basculé pour explorer ce territoire, comme un aventurier qui n’en peut plus de parcourir inlassablement des espaces défrichés ?   

 

Elle n’avait pas gardé de ces instants fugaces le sentiment que la découverte possible dépendait d’un amour physique, d’un attachement à une personne, d’une pratique sexuelle, d’une complicité de couple.

Il s’agissait d’autre chose mais elle ne savait l’identifier.

Comme un éclat blafard dans le brouillard des jours. Comme si les lumières qui éclairaient son chemin de vie n’étaient finalement que des chimères ou des falots insuffisants.

Elle s’en voulait un peu de ternir ainsi les souvenirs les plus beaux.

Douloureux constat d’une intimité trompée. Et pourtant cet indispensable pardon puisqu’il s’agissait d’une délivrance commune.

Elle ne supportait pas cette projection dans un avenir lointain, cette révélation toujours repoussée qui aurait fatalement été mise à jour. Il avait eu le cran de le dire. Même s’il s’était enfui. Comme si le regard des gens connus lui était insupportable, comme si cette homosexualité mise à jour le condamnait à la réclusion.

Elle en éprouvait désormais une tristesse insoumise.

 

Ce chaos des sentiments l’avait épuisée, ces sempiternelles pensées qui l’assaillaient, ce leitmotiv des questions sans réponses.

 

Elle avait infiniment besoin de retrouver la paix.

Méditer, nue, au soleil. Dans le silence.

 

Ils avaient vécu de nombreuses échappées inoubliables. Des voyages dans les îles, des plages désertes, des montagnes où la pureté des cieux glissait en eux. Elle se souvenait d’étreintes enflammées dans les herbes hautes ou sur des dalles de calcaire, près des ruisseaux ou des torrents, des bains revigorants sous des cascades glacées, allongés dans l’ombre douce des forêts sur des tapis de mousses épaisses. Ils s’étaient aimés dans les bras accueillants de la Nature.

Elle aimait tant cette osmose au sein de la Terre.

C’est là, et uniquement là, dans le cadre ouvert des espaces qu’elle avait éprouvé des orgasmes inconnus, toujours suspendus, comme s’il lui manquait la connaissance nécessaire pour franchir le seuil.

Elle ne lui en avait jamais parlé.

Sans se l’expliquer. Une pudeur qu’elle se reprochait désormais.

Peut-être avait-elle gâché le plus beau des voyages, peut-être qu’en se dévoilant, intégralement et non seulement son corps, elle aurait pu éveiller en lui l’euphorie d’un voyage intérieur à vivre.

 

C’est peut-être ça qu’il avait décidé de vivre de son côté.

Mais pourquoi n’en avait-il rien dit ?

Aucun reproche puisqu’elle n’avait su le faire.

La distance pernicieuse des silences qui s’imposent.

 

Tout ce qu’elle avait découvert d’elle-même depuis qu’elle n’existait plus pour lui.

Cet amour partagé n’était-il donc qu’une accumulation de silences ? Jusqu’à ce jour fatal du trop-plein qui déborde. Comme des mots barbares qui prennent le pouvoir et lancent leurs armées rebelles sur des terres ravagées.

 

Le territoire de leur amour perdu était couvert de cendres.

Il fallait dorénavant que se lèvent les brises tièdes des bonheurs simples. Qu’elle se réchauffe paisiblement au cœur des montagnes et de leurs trésors.

 

 

  

 

 

 

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