KUNDALINI (24)
- Par Thierry LEDRU
- Le 16/08/2017
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"Les mains de Sat sur son corps. Elle voulait les absorber, qu’elles effacent les peurs.
Elle n’arrivait pas à se dire que tout avait toujours été là, qu’elle avait passé toute sa vie aux côtés d’une présence divine, qu’elle n’avait jamais compris que la mélancolie n’était que la tristesse innommée d’une âme perdue.
Elle-même dans le territoire de l’amour.
Une autre Maud, celle que Dieu accompagne.
« Sat, est-ce que le fait d’entrer dans le territoire de l’amour ouvre en soi des horizons inconnus ? »
Une voix ténue, presque craintive.
« Oui, c’est exactement ça. Et c’est inquiétant parfois.
-Je confirme, c’est inquiétant.
-Mais le fait que tu parviennes à verbaliser ce questionnement, c’est que tu as la capacité à explorer ce territoire. Sinon, tu aurais déjà fait demi-tour, tu aurais tout rejeté au plus profond.
-Je l’aurais fait sans doute si tu n’avais pas été avec moi. »
Il suspendit un instant les arabesques de ses mains.
« Je te remercie, Maud d’être encore là et de m’accueillir dans cet espace. »
Il massa l’arrondi de ses fesses, ému, troublé, envahi lui-même du bien-être qu’il prodiguait.
Elle se répéta les derniers mots et laissa gonfler dans son ventre la chaleur du plaisir, cette reconnaissance qu’elle était bien sa partenaire de voyage, qu’il découvrait avec elle ce qu’il n’avait pas encore atteint.
Se laisser porter par le flot, cet océan bienveillant qui nourrissait la présence à soi.
Les mains de Sat sur ses cuisses, sur ses fesses, sur la cambrure de ses reins. Elle sentait le corps doux de la verge posée sur sa peau.
Et les questions jaillirent, férocement, comme un coup de poignard.
Qu’avait-elle ressenti tout à l’heure, pourquoi cet étouffement, cette raideur dans son dos ? Comment expliquer l’impression que le paysage tombait en elle, qu’elle en ressentait l’existence, le foisonnement des molécules ?
Se laisser porter par le flot, revenir à la conscience des mains de Sat.
Elle percevait les pensées insoumises comme des armées sombres, des assaillants avides de luttes intestines et son ventre brûlait.
Ces particules qu’elle sentait vibrer, là sous sa peau, pourquoi se révélaient-elles ainsi ? Où étaient-elles restées enfouies jusque-là ? Pourquoi la vie ne se délivrait-elle pas, spontanément, dans toute sa splendeur dès les premières secondes ?
Elle aurait voulu se souvenir de ses premières années. L’innocence de l’enfance. Avait-elle retrouvé la magnificence perdue des émotions enfantines ?
Pourquoi maintenant ? Quel était l’élément déclencheur ? Sat ? La découverte merveilleuse d’une autre sexualité ? Juste le magnétisme de cet endroit ? Pourquoi avait-elle senti cette vibration dans le tronc de l’arbre ? Pourquoi s’était-elle laissé emporter aussi loin dans le plaisir ? À cinquante-deux ans. Avec un homme qu’elle venait de rencontrer.
Deux jours…Il avait suffi de deux jours. Comment l’expliquer ?
« Tu as trop de questions dans la tête, Maud, je le sens bien. Tu n’es pas vraiment là. »
Elle eut un sursaut, une crispation des épaules, comme au claquement d’une porte.
« Pardon, Sat. Je n’arrive pas à évacuer toutes ces questions. Elles reviennent sans cesse. »
Il massa sa nuque.
« Alors, il est préférable que tu abandonnes la visualisation de mes mains et que tu laisses sortir tout ça. Mais je continue à te masser quand même si tu veux bien, termina-t-il en riant.
-Tant que tu veux, Sat et je peux t’assurer que j’en reçois pleinement les bienfaits.
-Pas pleinement, je pense mais je sais que ça te fait du bien. De quoi tu veux parler en premier ?
-Comment expliquer ce que j’ai ressenti tout à l’heure ? »
Elle tenta de décrire au mieux le phénomène. Il l’écouta attentivement et ne combla pas les silences. Il savait que le langage est insuffisant quand il s’agit de décrire l’impensable, quand rien dans la mémoire des paroles ne parvient à exprimer ce qui n’avait encore jamais existé.
« Ce qui m’attriste énormément, c’est de penser que ce phénomène est arrivé alors que j’éprouvais pour la première fois un sentiment de connivence avec la nature autour de moi. C’était merveilleux au départ. Et puis tout a explosé. Sans prévenir.
-C’était inévitable. Ton mental ne sait pas gérer de tels ressentis, c’est au-delà de l’expérience vécue, on entre dans une dimension totalement inconnue. Imagine que tu es une petite fille plongée soudainement dans le noir, seule, pendant un orage. À l’approche des nuages, tu trouvais le ciel magnifique, chargé de formes immenses et de couleurs variés, peut-être même qu’un arc-en-ciel t’a réjouie et puis tout s’est obscurci, l’obscurité, le vent qui hurle, les trombes d’eaux, les éclairs, le vacarme du tonnerre. Et pour couronner le tout, une panne d’électricité. Il ne te reste que la peur.
-Oui, c’est une peur de cet ordre-là. Et tu expliques ça comment ?
-C’est là qu’il faut que je te parle de la Kundalini. »
Elle tourna la tête pour croiser son regard. Elle en avait besoin.
« Je peux me retourner ? J’aimerais te voir pour te parler.
-Oui, bien sûr. Mais tu vas avoir besoin de tes lunettes de soleil. »
Il se leva, prit les lunettes sur le muret et les lui tendit.
« Tu les avais enlevées tout à l’heure ?
-Oui, je voulais voir vraiment le paysage, ses couleurs, j’avais vraiment besoin de l’inspecter, dans ses détails, expliqua-t-elle en s’allongeant. Je ne sais pas pourquoi mais j’ai senti d’un coup que je ne l’avais jamais vraiment regardé avant. »
Il s’était assis en lotus, à ses côtés. Les mains posées à plat sur elle, des caresses légères, du ventre à ses épaules.
« Et tu l’as regardé différemment ?
-Oui, vraiment, mais je n’en avais pas conscience. C’était comme ça. Spontanément. Pas un balayage rapide, tu vois, ou juste l’observation d’un point précis, non, c’était vraiment comme si… »
Elle s’arrêta.
« Je ne sais pas le dire Sat.
-Eh bien, tu vois, c’est très symbolique en fait. Tu as enlevé un voile, un rideau sur ta conscience et tu as été aveuglée.
-Aveuglée par quoi ?
-Par l’amour. »
Un silence. Elle lui sourit.
Avec les lunettes de soleil, il ne voyait plus les yeux de Maud mais il en devinait l’intensité.
«Alors… La Kundalini. »
Il chercha un peu ses mots.
« C’est un terme sanskrit. Il désigne une énergie primordiale, présente en chacun, lovée à la base de la colonne vertébrale, dans le chakra racine. La pratique de la méditation permettrait l’éveil de cette énergie et sa diffusion dans l’intégralité des chakras. Les effets sur l’individu sont très variables. Positifs ou non. La Kundalini est souvent décrite comme une énergie cosmique, la source de toute forme de vie. Il ne s’agit pas d’un petit changement éphémère dans l’individu mais d’une considérable transformation. On peut rapprocher ça des expériences de mort provisoire, non pas dans le vécu mais dans certains effets. Personnellement, je vois la Kundalini comme l’émergence énergétique de Dieu en nous, sa pleine réalisation. Ce qui signifie que Dieu jouit en nous. C’est une érection divine qui cumule l’énergie masculine et féminine ce qui explique des ressentis associés aux deux sexes.»
Elle découvrait, subjuguée, les raisons possibles de ses multiples troubles.
Il expliqua encore et encore, tout ce qu’il savait, tout ce qu’il avait appris. Sa propre expérience.
« La montée de la Kundalini représente la jonction entres les forces nourricières de la terre et l’incommensurable dimension de l’esprit dans les cieux. La jonction entre la matière et l’énergie créatrice, comme un éclair d’orage. »
Elle écouta, impressionnée par sa maîtrise du sujet.
La Kundalini, les symptômes physiques, les effets psychologiques, l’importance de la glande pinéale, le troisième œil, le désordre intérieur avant l’exploration consciente, une rupture sensorielle, émotionnelle, existentielle, spirituelle, une vie entière qui basculait. Un potentiel immense qui se découvrait, des qualités insoupçonnées, la vigilance, la clairvoyance, l’énergie physique, la lucidité émotionnelle, la révélation de l’être réel dans une dimension extraordinaire.
Elle espérait ne rien oublier, ne rien perdre. Une urgence absolue, comme des bouffées d’oxygène salvatrices.
« L’éveil de la Kundalini peut être provoqué par diverses choses. La méditation, les prières, la pleine conscience, la contemplation, la sexualité sacrée, le sport d’endurance et les états seconds qu’ils génèrent, l’engagement physique et psychologique, la création artistique lorsque l’individu entier y est plongé. Il y a bien d’autres situations encore mais ce qui relie tout cela, c’est la notion de durée. C’est une transformation qui suit un long travail, de plusieurs années. Il y a pourtant des éveils spontanés inexplicables.
-Et c’est mon cas alors ? demanda-t-telle.
-Il me semble, en effet.
-À quel moment tu as pensé que c’était ça ?
-Quand tu m’as parlé des démangeaisons dans tes jambes et cette impression de chaleur interne. Mais je ne voulais pas m’avancer trop vite. J’ai recoupé ça avec diverses choses.
-Des symptômes connus ?
-Oui et il y en a beaucoup. Une grande fatigue soudaine ou une euphorie toute aussi inhabituelle, des douleurs multiples, crâne, colonne vertébrale, sensation d’électricité dans le corps, mais aussi une grande félicité, un bonheur immense, bouleversant, l’impression de s’ouvrir tellement ça déborde, une conscience démultipliée avec des révélations surprenantes et contraires parfois aux croyances de la personne, des visions divines par exemple, des souvenirs incompréhensibles, comme des vies antérieures, des sens particulièrement aiguisés, une sexualité qui révèle pleinement son immensité, une intelligence décuplée avec des assimilations extrêmement rapides de données ésotériques ou au contraire une apathie cognitive, l’incapacité à réfléchir posément, l’impression que chaque instant est une épreuve insurmontable. Il y a comme ça des dizaines de symptômes qui ont été répertoriés depuis des millénaires.
-Il y en a plusieurs qui me concernent.
-Oui, je sais et c’est cet assemblage qui m’a convaincu.
-Il y a autre chose encore qui t’a alerté ?
-L’intensité de ton magnétisme, je n’ai jamais vu ça. Il y a une très grande activité dans tes corps subtils. Même chose avec ton aura. Elle est très variable dans ses teintes aussi.
-Ce qui signifie ?
-Des troubles très forts mais qui peuvent être tout autant agréables que pénibles. En tout cas, une activité constante, pleine de vie et de transformations intérieures.
-C’est impressionnant, je trouve, que tu puisses juger de mon état de cette façon. »
Elle décida de s’asseoir. Face à lui.
« Ça va ? Tu n’as pas la tête qui tourne ?
-Non, c’est bon, je me sens juste fatiguée.
-Tu sais, depuis le temps que je perçois ces couleurs, je n’y fais plus vraiment attention. Sauf dans certaines situations. Et c’est vrai que la puissance de ton aura et ses variations me fascinent. Mais je suis persuadé que tu peux accéder à cette vision, toi aussi.
-Voir les auras ? Moi ?
-Oui, en tout cas, en avoir l’intuition. Qu’est-ce que tu connais des auras ?
-Qu’est-ce que j’en connais ?… Rien. Je sais juste qu’il s’agit de couleurs autour de la personne.
-Tu connais la symbolique de ces couleurs ?
-Absolument pas, ni même quelles sont les couleurs, ou si c’est toujours la même, ou ce qu’elles représentent. Non, vraiment, mes connaissances, tu vois, aujourd’hui, je les ressens comme un vide insupportable.
-Quelle est la couleur autour de moi ?
-Quoi ?
-Quelle est la couleur dominante de mon aura ?
-Mais… Je ne la vois pas, Sat. Je n’ai pas ce don.
-Très bien. Alors, ferme les yeux. Je retire mes mains, il ne doit y avoir aucun contact de corps à corps. Je reste là, immobile. Tu vas fermer les yeux et écouter. Tu vas écouter la couleur. Tu vas faire défiler tous les noms de couleurs que tu connais, lentement, dans ta tête, en visualisant à chaque fois cette couleur, sans l’associer à un objet connu, juste la couleur, tu peux imaginer un grand drap si tu veux. Uniquement un tissu. Je te laisse trois minutes de silence, les yeux fermés et je te dirai quand les ouvrir. Tu verras à ce moment-là si quelque chose flotte autour de moi.»
Silence.
Elle ferma les yeux.
Immobilité.
Elle s’appliqua à respirer consciemment, langue contre le palais, bouche fermée. Aller vers le calme. Elle décida d’énumérer les couleurs au rythme de son souffle : rouge…vert…jaune…bleu…
Pourquoi elle ? Qu’est-ce qui avait déclenché ça ?
Un énervement devant l’intrusion des pensées.
Rose…violet…orange…
Elle voyait le corps de Sat, sa musculature, la douceur de son visage, la franchise de son sourire, la profondeur de ses yeux noirs…son sexe.
Elle avait envie de ses caresses. Là, maintenant. Elle avait envie de son corps sur elle.
Et c’était douloureux.
Les émotions emportaient tout avant même que le début de l’immobilité s’installe.
Trois minutes qui dureraient deux heures.
Impensable, insupportable.
Elle ouvrit les yeux.
« Je n’y arriverai pas. C’est trop difficile pour moi. Je n’arrive déjà même pas à rester concentrée trente secondes. »
Elle replia les genoux, dans un geste d’énervement. Puis elle reprit la position du lotus, elle redressa son dos, gonfla la poitrine. Longue respiration, un soupir prolongé.
« On recommencera une autre fois, c’est un exercice à répéter. Il faut du temps pour que le mental apprenne à se taire et que l’âme prenne les manettes. Pour que tu y vois clair en quelque sorte.
-C’est quoi cet esprit dont tu as parlé tout à l’heure ? Le mental, je vois à peu près je pense et l’âme également mais cet esprit, comment tu le définis ? »
« Pour moi, le mental, c’est l’ensemble de nos fonctionnements cognitifs, et donc les pensées, les raisonnements, les verbalisations. Les années d’utilisation de ce mental construisent la conscience de l’individu encapsulé et par conséquent la formation de l’ego. L’ego étant l’identification de l’être à son histoire. Ces deux entités, mental et ego, sont des acteurs qui prennent beaucoup de place. En arrière-plan se tient notre âme. Tu peux te la représenter comme le souffleur derrière le rideau de la scène où jouent le mental et l’ego. Le problème, c’est que la voix du souffleur est bien souvent trop faible pour s’imposer au vacarme des pensées. C’est là que la méditation intervient. Il s’agit de taire le mental pour que l’âme puisse s’exprimer. Mais, ça, personne ne nous l’a appris dans notre histoire d’ego. Il s’agit donc d’apprendre à entendre son âme. Les intuitions sont par exemple des jaillissements d’âmes. Mais je pense que l’âme ne fait que communiquer une information qui vient de l’Esprit. L’Esprit avec un E majuscule. L’âme sert d’intermédiaire entre le mental et l’Esprit, l’Esprit étant l’énergie créatrice, le flux divin, ou Dieu. On peut bien l’appeler comme on veut. Pour moi, c’est une intelligence et je n’ai pas besoin d’en avoir une image rapportée par d’autres humains. Je regarde les montagnes, je contemple la création et je vois l’intelligence. »
Elle posa une main sur la sienne.
« Tu n’imagines pas le bien que c’est d’entendre tout ça, j’ai l’impression de voir couler de la lumière en moi, je sens des données qui prennent forme, qui se solidifient, j’ai moins l’impression d’avancer dans un chaos absolu. Tu sais, depuis que je suis arrivée ici, je ne sais pas combien de fois ce mot, âme, est venu dans ma tête. Et c’est totalement inhabituel pour moi. Et là, avec toutes ces images que tu utilises, je revois les situations où c’est arrivé et je comprends. Je sais que c’était ça. Je sais aussi que mon mental résistait et voulait éteindre ces informations que mon âme me transmettait. »
Elle se releva subitement, à angle droit, le visage illuminé, les mains devant la bouche. Une inspiration de surprise.
« Tout à l’heure, Sat, quand j’étais prêt du muret, c’est ça que j’ai senti.
-Quoi ?
-L’Esprit. Mais c’était tellement puissant que la peur a pris le dessus. »
Il la regarda, comme on contemple un lever de soleil.
Elle se pencha vers lui et il ouvrit les bras.
C’est elle qui l’embrassa, c’est elle qui l’invita à s’allonger. La couverture et le tapis d’herbe en matelas.
Il la laissa faire.
C’est elle encore qui glissa les mains sur son torse, sur son ventre, sur ses cuisses.
Et ce fut comme un embrasement mutuel, fulgurant.
Le désir éblouissant de s’unir, d’être un, d’être dans l’amour.
Elle voulait explorer ce territoire, elle le voulait plus que tout, c’était comme une urgence absolue. Elle pensa dans un battement de paupières que les bébés, à leur première bouffée d’air, devaient souffrir de la sorte. Et qu’ils n’avaient pourtant pas d’autre issue que de respirer encore..."
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