L'enseignement comme une voie d'Eveil.
- Par Thierry LEDRU
- Le 13/10/2011
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UNE ETRANGE LUMIERE
EXTRAIT.
Il ressortit à la tombée du jour. Il prit sa serviette et alla se laver puis il s’habilla et s’adossa à un rocher. Vide de pensées, il se laissa captiver par les lumières rasantes sur l’eau irisée.
« Bonsoir », dit une voix douce dans son dos.
Il sursauta et tourna la tête.
« Oh ! désolé, on vous a surpris, s’excusa la femme aux longs cheveux.
- Non, non, ce n’est rien, j’étais dans la lune, répondit-il, regrettant aussitôt cette expression un peu enfantine.
- Ou plutôt dans le lac, reprit l’homme.
- Oui, effectivement, j’étais parti sur les eaux, ajouta-t-il en étendant sa main vers la surface liquide.
- Vous avez l’air de bien aimer cet endroit ? demanda la femme d’une voix chaleureuse et plaisante.
- Oui, c’est vrai, j’y ai trouvé la tranquillité dont j’avais besoin, expliqua-t-il en comprenant aussitôt que sa réponse supposait qu’il aurait aimé rester seul. Mais je suis bien content de parler avec quelqu’un. Je commençais à me demander si je saurais encore le faire, ajouta-t-il en s’efforçant d’employer un ton amusé.
- Parler, on sait toujours le faire, échanger c’est beaucoup plus difficile, reprit la femme sur le même ton enjoué.
- Vous êtes bien jeune pour aimer ainsi la solitude, c’est plutôt inhabituel, commenta l’homme en souriant. »
Il fut étonné de ces deux remarques et de la tournure immédiatement sérieuse de l’échange. Devant ces deux personnages, aux voix posées, assurées et étrangement amicales, il se sentit soudainement très jeune et inexpérimenté.
« Qu’est-ce que vous voulez dire par échanger plutôt que de parler ?
- Tout simplement, expliqua la femme, que les gens se parlent pour parler d’eux. Uniquement d’eux. Ce n’est pas un échange, c’est de l’autosatisfaction, du narcissisme ou le désir d’être plaint et consolé. Mais il ne s’agit pas d’apprendre quelque chose, d’écouter réellement son partenaire, d’essayer de le comprendre. C’est juste une sorte de monologue par personnes interposées. Et plus le nombre de personnes participant à la discussion est important, plus les possibilités de parler de soi vont être multipliées, ce qui explique que les gens raffolent des concentrations humaines. »
Le souffle coupé comme un plongeon dans le lac. Un comportement considérablement important qu’il n’était jamais parvenu à analyser avec une telle clarté. Et là, tout d’un coup, l’évidence avait surgi. Quelques mots, une voix chaude et envoûtante, une attitude particulière dans le corps, une tenue pleine de grâce et de force. Et tout était devenu clair.
Il s’aperçut à leurs sourires amusés qu’il les regardait avec insistance. Gêné, il baissa les yeux.
« Et, vous, si vous êtes ici, c’est sans doute parce que vous préférez échanger que parler, parvint-il à murmurer.
- Oui, c’est tout à fait exact, confirma l’homme. Et il ne s’agit pas d’échanger seulement de l’un vers l’autre mais également avec la nature qui nous accueille. Comme vous semblez le faire tous les jours.
- Pourquoi dites-vous cela ?
- Si vous parvenez à rester ici, seul, et à profiter de cette vie, c’est que vous trouvez dans la nature l’échange dont vous avez besoin. Comme si elle vous parlait directement. Peut-être le fait elle d’ailleurs.
Comme avec nous. C’est simplement un langage que nous ne savons pas clairement percevoir. Il se glisse en nous sans se faire entendre. L’essentiel étant de toute façon qu’il nous aide à nous dévoiler. »
Il pensa un court instant que tout cela était un rêve. Que ces deux apparitions allaient s’évanouir et qu’il se réveillerait. Tant de choses essentielles, tant d’idées qui l’avaient maintes fois effleuré et qu’il n’avait su saisir pleinement, qu’il n’avait pu apprécier. Comme cette lumière lointaine qui finissait toujours par s’évanouir.
« Asseyez-vous si vous voulez, proposa-t-il, en essayant de cacher son excitation.
- Merci, c’est avec plaisir, dit la femme.
- Vous avez l’air d’aimer le VTT, avança l’homme.
- Oui, j’adore ça. C’est un jeu pour moi. J’essaie de ne pas poser les pieds au sol quand je rencontre des obstacles. Il faut anticiper, essayer de trouver le meilleur passage, et parfois on a très peu de temps pour se décider.
- Pour nous, ça va trop vite justement, reprit l’homme. On préfère la lenteur de la marche. C’est plus adapté à un retournement vers soi.
« Retournement vers soi », répéta-t-il, intérieurement. Son bonheur était si grand qu’il eut envie de rire.
- Qu’est-ce que vous entendez par là ?
- Vous avez sûrement déjà éprouvé cette sensation d’être à l’intérieur de vous-même et plus uniquement tourné vers l’extérieur. Et ce que vous percevez est si troublant et inconnu que vous vous enfuyez bien vite. L’homme connaît bien mieux son environnement que ses propres abîmes. Quand on marche, on peut entrer dans un envoûtement favorable à une introspection. C’est cela que l’on cherche ici. Et vous, quel est votre but ?
- Excusez-moi de vous dire cela, bafouilla-t-il, mais votre intérêt pour moi me semble étrange. Ne le prenez pas mal, mais vous devez bien vous rendre compte que notre discussion n’est pas des plus banales. Pourquoi avec moi ?
- Parce que vous pouvez comprendre, répondit la femme avec un large sourire.
- Comment le savez-vous ?
- C’est écrit sur vous. »
Il les observa intensément et il sentit qu’il n’avait rien à craindre. L’homme avait passé un bras autour de la taille de sa partenaire. Elle avait posé une main sur sa jambe. Ils souriaient légèrement.
L’amour les illuminait.
« Qu’est-ce que ça veut dire que c’est écrit sur moi ?
- Vous portez sur vous les questions qui vous tourmentent. Même la situation ici, près de ce lac, dans cette solitude est déjà un indice. Vous cherchez dans la vitesse et les efforts avec votre vélo à détourner votre âme des questions qu’elle se pose mais ici, devant le lac, tout rejaillit nécessairement. Vous revenez vous asseoir ici parce que votre être intérieur sait que les réponses ne se découvrent qu’à travers la contemplation. Votre comportement dit ce que vous êtes, même si vous avez l’impression de ne pas vous connaître. Alors, il suffit de vous regarder vivre pour savoir ce qui vous habite. Ca se voit. Ca se sent aussi mais ça ne s’explique pas. Tout à l’heure, quand nous nous sommes approchés, votre attitude parlait à votre place.
- Comment savez vous tout cela ? Qui êtes-vous ? demanda-t-il enfin, réalisant qu’il ne connaissait rien d’eux et qu’ils semblaient l’avoir déjà découvert.
- Socialement, nous nous appelons Nelly et Jean-Jacques Verneuil. Nous sommes tous les deux professeurs de philosophie. Nous avons tous les deux cinquante-cinq ans. Réellement, ce que nous sommes est encore un mystère et le restera jusqu’à la fin, l’important étant de rester réceptif à tout ce qui peut nous aider à y voir plus clair. Et vous ?
- Si je réponds comme vous l’avez fait, socialement, je m’appelle Pierre Cobane, je vais avoir vingt-deux ans, je suis instituteur. Et pour le reste je ne sais rien.
- Ca, c’est ce que vous croyez. Mais c’est uniquement parce que vous ne parvenez pas à l’exprimer avec des mots. Mais sans les mots, vous savez déjà beaucoup de choses. C’est évident. Sinon, vu ce que nous nous sommes déjà dit, vous seriez parti en courant en nous traitant de fous ! s’exclama Jean- Jacques en riant.
- Mais les mots ne sont pas toujours utiles, ils sont parfois trop réducteurs et nous limitent dans nos découvertes, continua Nelly. Le langage est devenu une dictature dans le sens où tout ce que l’homme ne parvient pas à expliquer est considéré comme inexistant. Mais les problèmes de la vie sont bien souvent trop vastes pour les frontières limitées du langage humain. La prétention des scientifiques a imposé cette suprématie du langage. Tout doit être verbalisé. Et le mot verbalisé garde bien ses deux sens. Il s’agit également d’une amende, d’une sanction. Car cet usage du langage limite nos découvertes. Il vous est déjà arrivé d’être ému jusqu’aux larmes en écoutant une musique ou en contemplant un paysage. Vous n’expliquez pas pourquoi, c’est une émotion qui déborde. Mais si vous devez expliquer ce qui vous arrive, l’émotion perd de sa grâce et le charme est rompu. Ce que vous n’êtes pas parvenu encore à expliquer existe pourtant, il faut savoir en trouver la quintessence et tout deviendra clair.
- Ca demande un grand nettoyage ! ajouta Jean-Jacques.
- J’ai du mal à suivre, avoua Pierre.
- Mais non, absolument pas. C’est juste une impression. D’habitude, vous gardiez tout cela pour vous, alors ça vous paraît bizarre d’en parler. C’est toujours comme ça au début mais au bout d’un moment, c’est quand on parle de la météo ou du prix du pain qu’on a du mal à suivre. Vous verrez, laissez-vous aller, ça va s’arranger tout seul.
- Pourquoi me dites-vous tout cela ? Pourquoi moi ?
- Parce qu’on est heureux de rencontrer un chercheur de lumière ! lança Nelly. C’est si rare !
- Qu’est-ce qui vous dit que je suis ce que vous appelez un chercheur de lumière ?
- Vous êtes seul, vous regardez ce lac pendant une heure sans bouger, vous vous promenez sans chercher de contact humain, vous ne redescendez pas parmi les hommes à la fin de la journée, vous restez dans votre fourgon ou vous regardez le paysage, vous ne mettez pas la radio à fond, les portes ouvertes, vous n’avez pas installé le barbecue avec la chaise et la table de pique-nique, et vous nous avez évités quand nous étions assis ici. Il y a aussi la technique de la discussion incongrue. On aborde la personne en engageant une discussion totalement inhabituelle, quelque chose qui ne respecte pas les traditionnelles paroles inutiles que les gens adorent, la météo, le fait que le lac était mal indiqué sur la carte, qu’il n’y a pas d’aire de repas ou de jeux pour les enfants, que mémé ne va pas pouvoir descendre au bord de l’eau parce que le chemin n’est pas goudronné. Vous voyez le genre ! Nous, on vous a dit qu’on préférait échanger que parler. Et vous vous êtes intéressé, vous avez posé une question. Ca ne trompe pas. Les gens polis qui voudraient répondre ne parviendraient pas à dire autre chose qu’une ânerie. Ca n’a pas été votre cas. C’est une technique infaillible. Parfois, il n’y a même pas besoin d’attendre que la personne ouvre la bouche, rien que la façon dont elle vous regarde, vous savez à qui vous avez affaire. Vous, tout à l’heure, vous nous avez regardés avec des yeux pétillants. C’était très beau. Et pour le reste, je vous l’ai dit, c’est inexplicable. Juste une intuition. Un éclat dans le regard, la position de votre corps quand vous contemplez la nature, la façon respectueuse avec laquelle vous marchez dans l’herbe, votre abandon, le sentiment que vous attendez une réponse, quelque chose, une aide, un signe, le fait aussi que vous nous écoutiez encore. Je vous l’ai dit, vous seriez déjà parti si vous n’aviez pas en vous des questions qui ressemblent aux nôtres.
- Quelles questions vous pensez que je me pose ?
- Suis-je maître de mon existence ? Quelle est la part réelle en moi et quelle est la part qui m’a été imposée ? Rien que ces deux là représentent déjà un sacré chemin à parcourir pour obtenir une réponse, dit Nelly.
- Et vous avez des réponses ?
- Les nôtres, oui mais pour vous, nous n’avons rien. Nous savons juste comment s’y prendre pour se lancer sur la route ! reprit Jean-Jacques.
- Et vous pensez que j’ai une chance d’y parvenir ?
- C’est absolument certain, confirma Nelly. »
Encore une fois, il eut envie de pleurer. De joie.
« Ca vous dirait de marcher un peu avec nous, c’est toujours très bon avant d’aller dormir.
- Oui, volontiers, répondit-il en se levant vivement. »
Jean-Jacques prit la main de Nelly. Connexion cellulaire. Il détourna les yeux. C’était trop pénible. Il regarda devant lui. Et sentit combien sa main était vide.
« Qu’est-ce qui vous montre que je peux avancer dans la connaissance dont vous parlez ?
- Il y a une chose dont nous sommes certains en vous regardant, c’est que vous n’êtes plus un observateur de la nature mais un participant, expliqua Jean-Jacques. Et ça, c’est essentiel. Pensez que quand vous observez quelque chose, vous vous mettez en retrait, vous cherchez à dominer votre sujet, vous gardez une distance qui vous permet, croyez-vous, d’analyser clairement chaque instant de votre observation. Par cette attitude, en fait, vous restez en dehors de votre sujet d’expérience. Pour comprendre la nature, il est impossible de se placer comme un observateur. Car il ne s’agit pas de la comprendre mais de s’y fondre. Il faut être un participant, comme une fourmi ou une fleur. Sinon, on ne sait rien. On croit savoir. Mais c’est une connaissance humaine, extérieure à la nature. C’est parce que l’homme s’est enfermé dans cette attitude qu’il se permet de détruire cette terre. Il ne se sent pas comme participant mais juste comme observateur et donc comme dominant. Vous n’êtes plus dans ce cas-là. Vous avez découvert la complicité. C’est la preuve aussi que vous commencez à distinguer votre essence de votre personnalité. Votre essence représente la part naturelle de votre individu, la part originelle, ce que vous ressentez par exemple quand vous contemplez la nature et qui vous bouleverse. Votre personnalité, c’est le résultat des pressions qui ont été exercées sur vous à travers les confrontations avec la morale, les autres individus et tout ce qu’ils transportent avec eux, qui ne leur appartient pas mais qu’ils considèrent pourtant comme personnel et qu’ils vont chercher à vous imposer, parfois inconsciemment comme dans la relation amoureuse, et souvent tout à fait consciemment, comme par exemple à l’école. C’est ce qui fait qu’un enfant est un être en voie d’extinction, non qu’il va mourir physiquement mais son essence va s’effacer devant la personnalité jusqu’à ce qu’il soit pleinement un adulte. C’est à dire un non-être.
- C’est terrifiant ce que vous dites. Je suis instituteur et je participe chaque jour à cette atteinte de l’intégrité des enfants. Même si j’essaie de faire en sorte qu’ils rentrent en classe avec le sourire et qu’ils en sortent heureux d’être venus, je ne peux m’empêcher de penser que mes repères d’adultes, mon éducation et mon intégration dans le monde vont leur servir d’exemple et les éloigner de l’essence dont vous parlez. Qu’est-ce que je peux faire dans une classe pour ne pas être un tueur d’enfants ?
- Un tueur d’enfants, c’est exagéré mais un étouffeur certainement. Le système est remarquablement bien construit dans sa perversité. Si vous voulez respecter le bonheur des enfants, leur joie de vivre et d’apprendre, leur essence même qui en font des êtres aussi absorbants que des éponges, si vous voulez respecter cela vous n’êtes plus enseignant mais avant tout éducateur. Et c’est justement ce que les enseignants refusent dans leur grande majorité. Ils se considèrent avant tout comme des techniciens de l’enseignement.
- Moi je les appelle des techniciens de surface.
- Ah oui, c’est très bien trouvé ! L’individu et le moi réel ne les intéressent pas. Il leur fait même peur. Car eux-mêmes souvent ne sont rien, n’existent pas. Ils ne possèdent que leur savoir théorique et n’ont rien d’autre à donner. Et surtout pas de l’amour ou de la vie. Le pire, c’est qu’ils s’étonnent ensuite d’être confrontés à des attitudes agressives. Comme si en frappant quotidiennement l’enfant dans sa fierté, sa joie naturelle, en le privant du bonheur d’apprendre pour simplement le gaver de connaissances vides et mortes, ils pouvaient espérer autre chose que des mouvements de révoltes. Les élèves sages sont bien souvent des enfants déjà morts. Des adultes en formation accélérée ! Une horreur absolue. Le seul bon enseignant, c’est celui qui parvient à faire travailler les enfants dans la joie. C’est le seul critère de réussite qui a une valeur réelle. Le reste n’a aucune importance. Un enseignant doit avant tout respecter l’essence de l’enfant et ne pas lui imposer sa propre personnalité. Lui révéler ce qu‘il est et non ce qu’il voudrait qu’il soit. L’extrême difficulté vient du fait que les adultes fonctionnent sur un critère que l’on nomme considération. Si vous prenez le cas d’un enseignant, il va s’identifier, bien souvent inconsciemment, à ce que les parents d’élèves, les autres enseignants, ses supérieurs hiérarchiques et la société en général, attendent de lui. Il va y attacher une importance considérable au point que cet homme ou cette femme va adapter son comportement pour favoriser la considération qu’il espère obtenir, une reconnaissance sociale qui dépasse ses propres idées. Quand il en a. Il va donc gaspiller une énorme énergie pour s’identifier à ce groupe d’adultes qui l’entoure. Ce ne sont donc pas ses idées qu’il va développer mais des préceptes généraux, déjà reconnus par la masse. Même s’il y ajoute une touche personnelle, tout son travail restera axé sur cette quête de considération. Etant donné que ce concept est établi par un système généralisé et hiérarchisé, il n’existe aucune possibilité pour qu’un paradigme nouveau s’éveille. L’enseignement entre dans une standardisation rassurante pour l’ensemble des individus concernés. Sauf pour les enfants. Mais ce problème-là pour les adultes est secondaire puisqu’il s’agit pour eux de réussir à adapter les enfants à leur fonctionnement et jamais le contraire. Ce sont toujours les enfants qui sont en échec, pas les enseignants. Pour ceux-là, il convient avant tout de maintenir leur bien-être même si c’est aux dépends des enfants. Toutes les tentatives d’enseignement accompagné, les remédiations, les soutiens scolaires et autres tentatives du même genre sont vouées en grande partie à l’échec. Elles tentent de combler avec des rustines des trous de la dimension d’un gouffre. C’est à la base que tout est faux. L’enseignement n’a pas besoin de techniciens. Ceux-là doivent travailler sur des machines. Dans une classe, on s’adresse à des enfants ou à des adolescents. Ils ont besoin avant tout d’éducateurs emplis d’amour, de tendresse, de gentillesse, d’attention et d’affection, de sourires et de joie de vivre, de respect et de patience, d’écoute et d’imaginaire, de rigueur et de constance, des créateurs de jeux pour donner aux mathématiques comme à tout le reste l’image d’un défi ludique. Tant qu’on martèlera les enfants de notes, on tuera leur fierté et leur joie et on instaurera dans les écoles des conflits ingérables. Une école doit être un sanctuaire dans lequel les enfants doivent tout d’abord se sentir protégés. Nos écoles se sont avant tout spécialisées dans des comportements agressifs, voilà le problème. Et pour les enfants dont la révolte est déjà engagée, il faut bien comprendre que les adultes en sont responsables et que seul l’amour peut leur apporter la sérénité dont toute personne a besoin et qu’ils ne savent plus trouver. Beaucoup d’adultes refuseraient de supporter la vie d’un écolier. La seule chose qui motive l’ouvrier brimé, c’est qu’à la fin du mois il sera payé. Si on veut que les enfants viennent à l’école volontairement pour subir ce qu’ils encaissent tous les jours, il ne reste qu’à les payer. Mais plutôt qu’en arriver à des extrémités aussi folles, on peut tenter d’être intelligent et établir un rapport humain ! Il faut tout reprendre à zéro. Apprendre aux enseignants à échanger avec les enfants et non à les gaver. Et pour ceux qui en sont incapables, il leur reste à sortir du système enseignant. Ce n’est pas un métier accessible à n’importe qui. Aucun diplôme ne remplacera l’humanité des postulants. Ca ne s’apprend pas. Si on l’a, on peut juste essayer au fil des années de s’en servir avec davantage d’efficacité. Et le reste, tous les apprentissages techniques suivront sans difficulté. Aujourd’hui dans les classes, on travaille à l’envers. On essaie d’affiner des techniques et on ignore l’amour.
- Et vous, comment vous vous situez par rapport à ces deux oppositions ? demanda-t-il, en les regardant tour à tour.
- Nous sommes d’anciens non êtres en voie de reconstruction. Cette reconstruction démarre le jour même où vous prenez conscience de votre état. Si vous parvenez, même insidieusement, sans aucun contrôle, juste de façon fugitive, à prendre conscience des mensonges dans lesquels vous survivez, alors vous pouvez affirmer que vous avez basculé de l’autre côté de l’existence. Vous redevenez un être humain. Vous avez de nouveau établi le contact avec la vie réelle. Comme lorsque vous étiez enfant. On peut dire aussi que vous êtes sorti de l’inexistence. Le fait que vous soyez en train de contempler ce lac depuis des jours, le fait que vous continuiez à nous écouter et le fait que vous posiez des questions sont des preuves que vous êtes en état de recherche. Et c’est pour cela que nous vous parlons. Dans nos classes de philosophie, avec l’expérience, nous parvenons à sentir rapidement les individus susceptibles de se lancer dans cette voie et nous les sollicitons. C’est une mission qui nous a toujours semblé importante et qui méritait que nous y passions du temps. Sur nous-mêmes, nous n’avons rien atteint de définitif, nous sommes en état de recherche. C’est cela l’homme qui progresse. »
Il répéta intérieurement certaines phrases, comme une mélodie qu’il désirait ne jamais perdre.
« Quand vous vous êtes approchés de moi, tout à l’heure, vous saviez que vous alliez me raconter tout cela ?
- On s’en doutait.
- Et on l’espérait, continua Nelly avec un grand sourire.
- Cette année, sur l’ensemble de nos élèves, nous pensons que douze d’entre eux sont encore susceptibles de s’intéresser à la vie. Les autres s’en sont déjà retirés. Pas consciemment mais le mal est fait.
- Il n’y a aucun moyen pour ces individus de revenir à la réalité ? »
Un silence pesant tomba soudainement sur le couple, ni l’un, ni l’autre ne semblant vouloir répondre. Il attendit et s’aperçut pendant ces quelques secondes que la lumière du jour avait baissé.
« Khalil Gibran a écrit que nous sommes comme des noix. Pour être découverts, nous avons besoin d’être brisés. Et bien nous avons été brisés, avoua difficilement Jean-Jacques.
- Notre fils est mort quand il avait dix ans, continua Nelly d’une voix sombre. Tué par un chauffard dans une rue de Paris. Sa sœur jumelle a été gravement blessée mais elle a survécu. »
Il baissa les yeux et ramassa un petit caillou sur le sol. Il le fit rouler nerveusement dans ses doigts. Il imagina Rémi mort et Marine grièvement blessée. Un immense frisson le secoua. Il préféra parler pour chasser cette image.
« Je suis désolé, ça a dû être terrible.
- Ce drame a tué les non êtres que nous étions, continua Nelly. Nous aurions pu mourir physiquement et c’est ce qui serait arrivé si Lydie aussi était morte. Nous étions en partie responsables de la mort de Mathieu. Nous aimions l’agitation de Paris, les rencontres, les spectacles, la vie trépidante de la ville, la concentration humaine nous étourdissait et nous nous pensions heureux. Nous étions en fait des êtres endormis en train d’entraîner avec eux leurs deux enfants. Nous avons été brisés et nous le devons à la disparition de Mathieu. Si nous n’avions pas su en retirer une nouvelle connaissance, nous aurions tué Mathieu une deuxième fois. »
Jean-Jacques, silencieux, fixait le lac. Nelly baissa la tête.
« Vous êtes peut-être trop sévères avec vous-mêmes quand vous affirmez que vous êtes en partie responsables de ce drame. Vous ne pouviez pas prévoir.
- Prévoir, cela signifie voir en avance, répondit Jean-Jacques. Nous, nous étions en permanence en retard. Nous ne faisions que réagir à tout ce qui nous arrivait avec la prétention stupide de croire que nous maîtrisions quelque chose. Mais l’homme ne décide rien. Tout lui arrive. Vous croyez par exemple que vous avez décidé de venir ici mais ce sont les évènements de votre vie, évènements qui eux aussi vous sont arrivés, qui vous ont conduit ici. En fait, quelqu’un qui saurait lire dans la vie d’un homme aurait deviné que vous alliez venir ici. Pour pouvoir faire quelque chose, c’est à dire en avoir l’idée, ensuite la volonté de l’exécuter, le courage de passer à l’acte avec énergie, la capacité d’en retirer les enseignements, il faut déjà être quelqu’un. Il faut déjà exister. Sinon, vous vous contentez de subir des pressions extérieures qui vous poussent dans des directions qui vous dominent. Tant que vous refusez d’accepter cette terrible réalité, vous ne pouvez pas être.
- Et si je pense le savoir et que je l’accepte, que me reste-t-il à faire ?
- Le plus difficile. Beaucoup de personnes atteignent cet état de conscience dans lequel il découvre la futilité de leur vie et l’absence de contrôle. Une grande partie refuse d’aller plus loin. C’est souvent à cette occasion que surviennent les dépressions, les conflits familiaux, les difficultés professionnelles. Alors on continue à se mentir. En général, la faute retombe sur les proches. On se sent incompris alors que c’est soi-même qu’on ne comprend pas. Mais ça, c’est une vérité trop douloureuse. Et d’avoir entrevu ainsi une nouvelle source de lumière et de prendre conscience aussitôt de son incapacité à la saisir pleinement, par faiblesse, par manque de courage et de volonté, accentue considérablement les états de dépendance. Les gens vont se plonger avec furie dans l’agitation pour tenter d’oublier et surtout de s’oublier. C’est pour cette raison qu’il faut être prudent et ne pas amener à la porte de cette nouvelle conscience une personne dont la faiblesse pourrait s’avérer destructrice.
- En tout cas, pour y parvenir, reprit Nelly, il est indispensable d’établir la liste des pressions extérieures et tenter ensuite d’échapper à ces états de dépendance. Les états de dépendance, ce sont ceux dans lesquels nous n’avons plus aucune réflexion réelle car l’agitation qui leur est afférente empêche toute observation claire. Parfois, on croit dans ces états que l’on est encore capable de discerner ce qui nous arrive mais c’est un subterfuge de la conscience. Sinon le dégoût de nous-même nous éloignerait de cette source de plaisir. Car la récompense de ces états et le fait que nous les recherchions, c’est uniquement le plaisir. La conscience de l’homme dépendant est prête à toutes les ruses pour en obtenir sa dose quotidienne. Tous ces individus sont des drogués. Le mensonge est la ruse principale pour satisfaire sa soif de plaisir. Il faut donc comprendre que nous nous mentons sans cesse pour commencer le vrai travail et savoir que ce sera douloureux. Les années de soumission créent une dépendance dont il est très difficile de se défaire. C’est ce qui explique l’aveuglement de telles masses. C’est aussi pour cette raison que les adultes soumettent le plus rapidement possible les enfants. Ils sont malléables mais ne le resteront pas. Ceux qui auront résisté jusqu’à l’âge adulte seront des révoltés de toutes sortes. Parfois leur révolte sera destructrice et violente, parfois ils se détruiront eux-mêmes, souvent ils deviendront des marginaux. Quelques-uns parviendront à garder cette clairvoyance qui les a surpris un jour et ils la développeront, l’approfondiront, l’enrichiront à travers de nouvelles expériences ou des rencontres avec d’autres individus illuminés. On se moque des gens qu’on traite d’illuminés. On ne veut pas comprendre qu’ils ont découvert une vérité qui nous dépasse. »
Nelly s’arrêta et enlaça la taille de Jean-Jacques. Il la regarda en souriant.
« Peut-être que vous désirez aller vous reposer Pierre? Il faut nous le dire, vous savez, sinon, une fois qu’on est lancé, on ne s’arrête plus, s’exclama-t-elle. Aujourd’hui, ces discussions, c’est notre quotidien, alors on peut en parler pendant des heures aussi facilement que les gens qui parlent de la dernière mode vestimentaire ou musicale, ou de toutes les voitures dans lesquelles ils se sont assis au dernier salon automobile de l’année !
- Oh ! non, par pitié pas ça, implora-t-il sur le même ton moqueur. Pour parler sérieusement, continua-t-il, un peu gêné, je suis très, très heureux de vous avoir rencontrés. Il y a beaucoup de choses qui me sont arrivées cette année et que je comprends mieux maintenant. Il me fallait des éclaircissements mais je ne les trouvais pas tout seul. Je savais que j’avais besoin d’aide. Je ne pensais pas la trouver ici. »
Jean-Jacques et Nelly faisaient demi-tour. Il les imita.
« Plusieurs fois, reprit-il, vous avez parlé de consciences comme si vous en comptiez plusieurs. Est-ce qu’il s’agit de niveaux différents d’une même conscience ou de consciences différentes ? »
Nelly et Jean-Jacques se regardèrent amusés.
« On pensait bien avoir rencontré quelqu’un d’intéressé et d’intéressant mais on n’espérait pas avancer aussi vite, répondit Nelly rayonnante. C’est un plaisir Pierre de discuter avec vous.
- Merci, c’est vraiment gentil. Mais je ne vais pas laisser passer une telle occasion de répondre à toutes les questions qui me trottent dans la tête depuis trop longtemps.
- Alors, on peut considérer les choses de deux façons : soit vous voyez la conscience comme unique mais possédant différents niveaux, comme si elle habitait dans un immeuble. Vous démarrez au rez-de- chaussée et vous essayez de gravir les étages. Le risque dans ce genre de métaphore, c’est de pouvoir à tout moment retomber aux étages inférieurs. Si par contre, vous considérez que les consciences sont multiples, vous les voyez comme possédant chacune une maison. Pour progresser, vous devez quitter la première demeure et intégrer la suivante. La distance vous séparant de la première demeure abandonnée vous protègera quelque peu du risque de faire demi-tour. Il faut en fait établir une séparation importante pour ne pas céder à la tentation. Et les tentations sont extrêmement nombreuses et perverses. Pour notre part, nous voyons quatre niveaux de conscience séparés. Le premier, c’est celui de l’homme endormi. C’est un état passif. Même si l’individu garde quelques souvenirs de ses rêves, il n’a rien contrôlé. Il s’est abandonné et ne cherche rien d’autre dans cet état que le repos. Le deuxième état, c’est celui de l’homme réveillé. A première vue, c’est un état de conscience actif, l’individu semble prendre des décisions, faire des projets, rencontrer d’autres personnes. Il s’agit en fait d’un état de sommeil agité. On dit « agité » car effectivement il connaît des moments d’activité. Mais il n’a toujours pas conscience de son moi profond, de son essence, de sa place comme participant dans une nature identique à lui-même. Il est toujours dans son moi enveloppé. Il n’existe qu’à travers sa personnalité qui n’est pas un état d’existence, ni de conscience. C’est un état d’inconscience où l’individu est actif mais jamais pensif. Tout arrive à cet homme là, ce qui fait qu’en réalité, il n’agit pas. Il réagit ! Malgré tout, il reste persuadé d’être conscient, ce qui rend extrêmement difficile toute tentative de l’attirer sur une autre voie. Le troisième état laisse entrevoir à de brefs instants des halos de clarté, la prescience que quelque chose de supérieur existe, qu’il est possible de le découvrir, qu’on se dirige vers une illumination. Mais tout cela provient de l’extérieur, c’est par exemple une musique, un paysage, une relation amoureuse, un regard d’enfant, parfois l’usage de drogues. Comme il n’y a aucune maîtrise de ces états, tout s’effondre désespérément, parfois au bout de quelques secondes. Nos conditions de vie sont beaucoup trop difficiles et abrutissantes pour permettre à l’individu de se mouvoir durablement dans ces états sublimes. Ce n’est pas l’homme lui-même qui est coupable mais ce que l’homme en général a fait de la vie. Une course effrénée. Il existe néanmoins un grand espoir lorsque l’individu a pu goûter à ce bref instant de bonheur. Si une aide extérieure peut le guider, un professeur ou un livre, à la demande bien sûr de cet individu, il est possible qu’il parvienne peu à peu à s’engager dans une voie nouvelle. C’est un travail très long. Voilà la difficulté principale. Quant au quatrième état, il existe lorsque l’individu parvient à contrôler ces états d’illumination, lorsqu’il a conscience de lui-même, hors de toutes pressions extérieures, baignant dans une paix absolue, et qu’il reçoit l’ensemble des émotions et des connaissances relatives à l’essence de l’être et à sa communion avec l’univers. Ce sont souvent des états décrits par des religieux, des mystiques, des ermites, quelques écrivains, des maîtres yogis, des sportifs parfois lorsque leurs activités impliquent un engagement dans une nature sauvage. Bien souvent, les hommes ne dépassent pas les deux premiers états, ceux qui éprouvent parfois quelques moments de clairvoyance en sont souvent effrayés et rejettent cela sur le compte de la fatigue, de l’alcool, du stress ou de toutes autres excuses réductrices. Le troisième état leur reste donc fermé. Quant au quatrième état, il ne peut être atteint qu’après avoir éprouvé durant de longues années de terribles échecs et quelques moments de sérénité et d’éblouissement, mais surtout après avoir réalisé un considérable travail sur soi.
- Pourquoi utilisez-vous ce terme d’éblouissement ? Est-ce qu’il y a une lumière réelle ou tout du moins une sensation de lumière ?
- Pourquoi demandez-vous cela ? Vous l’avez éprouvée ?
- Je ne sais pas si c’est cela mais ça m’est arrivé dans un certain état de voir ou de sentir, je ne sais pas vraiment ce que c’était, une espèce de lumière intérieure. Mais elle restait toujours très lointaine et si j’essayais de m’en approcher, elle s’évanouissait.
- C’était dans quelles circonstances ? »
Il tomba dans un silence gêné. Nelly et Jean-Jacques se regardèrent discrètement.
« Le cannabis ou encore plus fort ? demanda Jean-Jacques d’une voix amicale.
- Le cannabis, avoua-t-il honteux.
- Dans ce cas là, ce n’est pas possible de contrôler la lumière, ni de la rejoindre, ni de la faire apparaître. Encore une fois, tout vous arrive, il n’y a pas de volonté, c’est un événement qui reste extérieur. Ce n’est qu’un contact trop léger, trop fragile pour obtenir une durabilité nécessaire à un apprentissage. La méditation est beaucoup plus efficace. Il s’agit réellement d’un travail sur soi, pas d’un apport extérieur. Les drogues sont fausses car elles conduisent l’individu à augmenter les doses pour atteindre cette félicité qu’il aperçoit. C’est la mort qui est au bout. »
Ils étaient revenus au parking.
« Si on vous invite à dîner demain soir dans notre fourgon, vous êtes libre ? proposa Nelly.
- Libre de venir, c’est certain, libre par rapport à mes états de dépendance, je ne crois pas.
- Oh ! très bien répondu, voilà un jeune homme qui a l’esprit vif, s’amusa Jean-Jacques.
- Alors ça sera un plaisir de vous retrouver Pierre », conclut gentiment Nelly.
Ils lui souhaitèrent une bonne nuit et rejoignirent leurs refuges communs.
Une fois allongé, il pensa à la fin de la discussion. La façon dont ils y avaient mis fin l’avait estomaqué. Sitôt qu’ils avaient décidé d’aller se coucher, rien ne les avait retenus et surtout pas les convenances habituelles. Echanger mais ne surtout pas parler. Ne pas se trahir. Dans tous les actes de l’existence. Dans chaque pensée. Superficielle ou fondatrice. Où en était-il de ses sermons ? La question le perturba quelques minutes puis il s’abandonna au sommeil. Ne pas remuer la vase du fond.
Commentaires
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- 1. Thierry Le 15/10/2011
Bonjour Hanna et merci pour ce commentaire, très heureux que cela vous plaise.
Ce texte compte 425 pages dans son intégralité ^^Un des reproches que me renvoient les éditeurs : "trop long, trop dense, les lecteurs veulent des romans faciles à lire..." Peut-être qu'un jour, une maison verra les choses autrement.
Merci à vous Kebuve. Cette nature, je la vis dans sa plénitude et c'est elle qui me l'offre, rien ne vient de moi sinon l'abandon des retenues éducatives, des regards formatés.
Bien à vous et merci encore pour vos commentaires. -
- 2. Hanna Le 14/10/2011
Magnifique ! merci, il y a une suite ? -
- 3. kebuve Le 14/10/2011
a partir du moment où l'on voit la vie sous un autre angle, tout devient si fluide, naturel, pour ceux qui apprécieraient ce texte autant que moi je n'ai qu'une chose à dire ouvrez vous à l'essence de la vie et aimez la nature aussi simplement qu'elle s'offre à vous et vous atteindrez ce merveilleux sentiment de plénitude.
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