NOIRCEUR DES CIMES : L'exploration intérieure

Mon frère était mort quand j'ai écrit "Noirceur des cimes. " J'avais déjà connu les douleurs morales.

J'avais connu également les souffrances physiques. Une hernie discale, une paralysie de la jambe gauche, une opération ratée, une longue rééducation.

Tout avait volé en éclat... Et ce que j'avais vécu, intérieurement, restait du domaine de l'indicible.

Alors, j'ai écrit. Pour sortir de moi ce fardeau immense et cesser de regarder des ruines.

J'ai réalisé peu à peu tout ce que ce livre contenait.

Je suis immensément fasciné par la force de cet inconscient. Il ne m'était pas possible encore de mettre clairement en forme les traumatismes passés. Je les ai romancés sans même en avoir conscience. Tous les personnages sont une part de mon vécu. Cette situation bloquée en altitude, ce survivant qui découvre une réalité ignorée et se demande s'il est justifié de redescendre, combien de fois je me suis posé ces questions...

Quel était donc le sens profond de cette vie "horizontale", celle des hommes, en bas, celle qui n'a pour finalité que le gain d'un salaire, la participation effrénée à une vie matérielle, le maintien d'un lien social qui n'est rien d'autre qu'une série de circonstances, où était dans ce fatras et ces conditionnements la source du bonheur ?

J'ai souvent regardé les files de voitures au petit matin, tous ces individus inconnus qui roulaient vers les villes, comme aimantés par des forces puissantes. Je faisais partie du flot et il remontait parfois en moi un dégoût profond. J'avais juste pour supporter l'absurdité de la chose, l'idée bienheureuse que ma tâche d'enseignant pouvait avoir une quelconque importance chez les petits d'hommes qui m'étaient confiés... Est-ce que cela leur serait réellement utile pour au moins chercher à explorer en eux l'essentielle quête de soi ?

J'ai eu la chance d'être "nourri" par quelques lectures flamboyantes, des éclairs lumineux qui rayonneront en moi jusqu'à ma mort. C'est sans doute avec l'objectif de rendre ce qui m'a été ainsi donné que je me suis mis à écrire. 

 


NOIRCEUR DES CIMES.

Noirceur des cimes 4

 

"Il tremble. Il vient de se réveiller. Il s’était affaissé contre le pan de neige sur son côté droit. L’air glacé lance sur la peau de son visage des armées de piqûres. Il sort les bras du duvet, allume la lampe frontale et entreprend de faire chauffer de l’eau. Les mouvements déchirent le cocon fragile de tiédeurs qui l’enveloppait et les assauts du froid redoublent. Il connaît bien ce dilemme accablant qui oblige l’homme au bivouac à quitter l’immobilité dans laquelle il s’enfonce alors que le moindre geste est une douleur qui réveille l’inconfort de l’agitation. Il faut ancrer son esprit sur l’eau qui frémit, sur le courant brûlant qui va se répandre, sur les chaleurs à venir et refuser les tentations du repli sur soi. Accepter les luttes immédiates pour construire les futurs apaisements. Il a toujours vu dans cette situation délicate le parallèle à l’existence.    

Il réalise soudainement à quel point l’acceptation de ce cheminement contient en lui-même les satisfactions essentielles. L’objectif a peu d’importance, ce n’est pas lui qu’il convient de viser car l’esprit se soumet dès lors à la menace de l’éventuelle déception, à la désillusion de l’intention manquée. Seule, la lutte a de l’importance. Car elle s’inscrit dans l’instant présent et ne comporte aucune projection mentale. Il conçoit à cette idée ne pas avoir vécu chaque pas comme un but atteint mais comme un passage et de s’être privé d’une bonne partie des bonheurs à vivre.

C’est d’avoir rejeté l’engourdissement de l’esprit qui le réchauffe, la soupe ne sera qu’un supplément. Il admet également que l’objectif du camp de base n’est qu’un leurre et qu’il ne doit pas focaliser son attention sur cette issue totalement incertaine et se condamner dès lors à ne rien saisir. Ce qui le maintient en vie n’est pas la vision fabriquée de ce rivage habité mais la nage immédiate dans l’océan de compréhensions où il évolue.

Tout ce qu’il perçoit le nourrit.

Tout ce qu’il espère l’épuise.

Il veut rejeter définitivement de son esprit l’horizon mouvant qui le trompe et se concentrer sur les paysages intérieurs.

Le bien-être de son esprit dans le bain lumineux de l’aura ne le quitte pas malgré les tremblements de son corps. Il aimerait comprendre et réalise encore une fois, avec une force puissante, une lucidité totale qu’il ne s’agit pas d’une perception analysable par les critères habituels de la raison. S’il s’en tient à une vision réfléchie, il ne peut s’empêcher de limiter ce voyage à une hallucination nourrie par son épuisement mais simultanément lui reste le goût étrange et apaisant d’une autre version de la réalité, une porte entrouverte sur une conscience surhumaine. L’expression prétentieuse l’indispose dans un premier temps puis il accepte l’idée que dans notre état habituel nous n’exploitons pas le summum de notre potentiel. Limités par la dictature impitoyable de l’égo, nous renonçons à l’éveil de l’esprit et à la perception de l’Ame. Perdant aussitôt notre dimension réelle. Rien de surhumain dans cette conscience, juste la complète étendue des possibilités qui nous échappent. Nous ne sommes pas des humains mais des esquisses fragiles, des ébauches inabouties. Il perçoit dans cette idée toute la raison de ce passage terrestre.

Nous devons apprendre à être ce qui est en nous.   

L’envie puissante d’appeler Sandra le saisit. Il voudrait lui décrire l’espace dans lequel il est plongé, lui transmettre l’allégresse qui l’a envahi et ne le quitte plus. Il sent qu’il ne s’agit pas d’une prétention mais bien d’un don à émettre, d’un partage qui le tente. Pour une fois, il peut proposer à Sandra un voyage spirituel. Lui qui a toujours refusé de l’accompagner dans les mystères de l’âme, il serait cette fois un guide réel.

Il prend la radio dans sa veste. Des chaleurs soudaines ruissellent dans son corps immobile. Aucune crainte ne se lève.

 

« Allo, Sandra, ici, c’est Luc. A toi.»

Grésillements…

« Allo, Sandra, ici, c’est Luc. A toi.»

 

Quelques secondes lui ont été nécessaires pour comprendre qu’il ne s’agissait pas d’un rêve mais bien de la voix de Luc. Envahie de frissons, elle a cherché fébrilement la radio dans la nuit, le souffle affolé, assaillie par la nausée d’un réveil brutal. Elle tremble en allumant la lampe.

« Allo, Luc, c’est Sandra. A toi.»

Elle a crié dans l’appareil en le serrant fermement des deux mains, les lèvres effleurant le métal froid.

« Où es-tu ? A toi.

-Je ne sais pas mais c’est beau. Je n’ai même pas froid. Je suis bien ici. »

Elle ne lui connaît pas ces intonations de voix et ce débit trop lent. Elle a peur. Elle regarde rapidement le cadran de sa montre. Quatre heures cinq.

« Comment c’est là-haut ? Quand est-ce que vous pensez arriver ? Est-ce que vous avez besoin d’aide ? A toi.»

Un flot de questions l’assaille. Elle tente de se calmer mais cette voix étrange, détachée et presque réjouie l’inquiète. La clarté de la réception lui donne l’impression qu’il est tout près, qu’en sortant de la tente, elle pourrait le voir.

 

« Je suis déjà arrivé. »

Elle ne comprend rien à la réponse. Elle attend une suite mais il a relâché le bouton d’envoi sans le « à toi » d’usage. Elle sait qu’il n’est pas dans un état normal.

« Luc, est-ce que ça va ? Et les autres ? A toi.

-Moi, ça va. Les autres sont morts. »

Silence.

Si elle avait été debout, elle sait qu’elle serait tombée. Elle espère avoir mal compris.

« Morts ?...Axel, Tanguy et Etienne sont morts ? A toi.

 -Oui, ils sont morts mais je ne suis pas seul, tu sais. Il y a du monde ici. »

Silence. 

« Qui est avec toi ? Que s’est-il passé ? A toi.»

Elle ne parvient pas à y croire, des frissons glacés la révulsent, coulent dans son dos, cette voix presque inconnue la terrorise.

« Je ne sais pas qui c’est mais ils m’ont parlé. C’était beau. Plein de lumière. »

Elle voudrait qu’il explique ce qui est arrivé mais elle ne veut pas le torturer avec des récits insupportables, elle ne veut pas ajouter à sa détresse, ne pas l’enfoncer dans les délires qu’elle devine. Elle pense à Thomas, elle voudrait l’appeler, qu’il lance immédiatement des secours. Elle revoit Léa sur le quai de la gare.

« Luc, il faut que tu descendes. Est-ce que tu peux le faire ? Il y a des grimpeurs ici qui peuvent monter vers toi.»

Silence.

Elle réalise qu’elle, non plus, n’a pas usé de l’expression habituelle annonçant la fin du message.

« Je n’ai pas vraiment envie de descendre. »

Silence.

Elle sait qu’il n’a plus toute sa raison, qu’il a besoin d’aide. L’urgence de la situation l’affole, elle espérait un retour rapide en France, un dénouement heureux, une rupture sans heurts. Et il est en train de mourir. Elle cherche ses mots mais dans le tourbillon des pensées qui l’enivre aucune phrase ne lui vient.

« Je suis bien ici. Les paysages sont magnifiques. »

Quels paysages ? Il fait nuit, pense-t-elle. Elle serre la radio comme si elle tenait sa tête entre ses mains, elle voudrait l’arracher à sa folie, lui offrir ses regards comme des bouées salutaires, ranimer dans sa mémoire des souvenirs humains et le soustraire à l’emprise des illusions létales.

« Luc, le jour va se lever, tu ne peux pas rester là-haut, tu vas mourir toi aussi si tu ne redescends pas. »

Silence.

« Et qu’est-ce que tu sais de la mort, Sandra ? Ce n’est pas ce que tu crois. En bas, je ne trouverai rien de plus beau qu’ici. »

Elle cherche à comprendre ce qu’il a pu découvrir et l’idée surgit que la carapace est brisée, que le noyau est à l’air libre…Elle rejette cette vision d’un mouvement de tête. Elle se répète les derniers mots et la panique la saisit.

« Luc, je ne sais pas ce que tu as vécu là-haut mais tu pourras continuer à y penser une fois redescendu. Si tu meurs, tout s’arrêtera. »

Silence.

« Arrête de croire, Sandra, que la mort est une fin. Pense à tout ce que tu as lu, à tout ce que tu m’as raconté. »

Un amalgame de discussions interrompues surgit, des phrases sans réponses, des tentatives avortées de dialogues, des rejets méprisants. Qu’a-t-il pu y trouver ? Comment des mots ont-ils pu le mettre dans un tel état ?  

« Luc, je vais prévenir des grimpeurs pour qu’ils viennent te chercher. Est-ce que tu sais un peu où tu es ? »

Silence.

« Oh, oui, je le sais… A l’intérieur. »

Silence.

« Et je n’ai pas envie d’en sortir. Je n’ai besoin de personne. »

Elle ne sait plus quoi dire. La voix est si posée, si sereine, si fluide et si déterminée.

« Et moi, Luc, qu’est-ce que je fais ? Je te laisse mourir sans rien faire. Comment je pourrais vivre avec ça ? C’est impossible. »

Silence.

« Je sais Sandra tout le mal que je t’ai fait et je te demande pardon. Tu n’as rien à te reprocher. Même si je redescendais, je ne m’imposerais plus à toi. Il faut que tu comprennes que nous ne sommes plus liés. Ne t’inquiète pas pour moi. Je vais très bien. Je te demande juste de reprendre ta liberté. De toute façon, ici, il neige encore et surtout le risque d’avalanche est énorme. Il ne faut pas que quelqu’un monte. Ce serait suicidaire. Et je ne le veux pas. A toi. »

Elle sent finalement qu’il n’est pas fou. Il n’a même sans doute jamais été aussi lucide. Il maîtrise ses paroles et ses pensées. Il a dit « à toi. »

« Je pensais te dire que je voulais te quitter, lance-t-elle. J’ai beaucoup réfléchi ici. »

Silence.

Les mots ont jailli sans qu’elle y pense, comme si la pression était devenue trop forte, comme si les paroles étaient animées d’une volonté insoumise, d’un désir irrépressible de s’échapper, qu’elles étaient cachées dans sa gorge attendant une faille pour surgir. Elle s’en veut  d’avoir été si directe. Dans un tel moment.

« C’est très bien Sandra, j’en suis très heureux pour toi. Moi aussi, j’ai beaucoup pensé…Ou plutôt, j’ai enfin commencé à penser. Ca ne m’était jamais arrivé. Pas de cette façon. Je voulais te dire à quel point toutes tes paroles m’ont aidé. Tu m’as guidé. Je t’en remercie. A toi. »

Elle est rassurée par sa réponse. La voix n’a pas varié. Le ton est toujours aussi doux, détaché, éthéré. Elle n’en revient pas. Elle a l’impression d’entendre un homme qu’elle ne connaît pas.

«  Je ne sais pas Luc ce que tu as découvert mais je ne pense pas y avoir été pour grand-chose. J’ai toujours pensé que tu portais beaucoup plus que ce que tu voulais bien montrer.»

Cette révélation le réjouit.

« Luc, il faut que tu descendes. Pour toi. Tu ne dois pas disparaître maintenant. Je ne te poursuivrai pas. Tu seras libre. Tu ne dois pas gâcher ce que tu as découvert. Fais-le pour toi. »

Silence.

« Je n’ai pas envie de quitter Axel, Tanguy et Etienne. Ils sont ici. Je ne comprends pas encore ce qui est arrivé. Ni surtout pour quelles raisons. »  

Silence.

« Tu veux en parler ? »

Silence.

« Est-ce qu’il est possible que la destinée d’un être soit de favoriser l’éveil d’un autre, même au prix de sa vie ? »

Silence.

Jamais, il ne lui a posé une telle question. Elle se corrige immédiatement en pensant que c’est à lui qu’il se la pose. Qu’elle est simplement le réceptacle occasionnel d’un écho immense, un tonnerre assourdissant qui ne peut plus s’éteindre. Elle connaît ce tumulte intérieur, elle sait que rien n’est transmissible, que les énergies contenues sont au-delà de toute forme de communication. L’éveillé se parle en s’adressant aux autres. C’est son chemin qu’il emprunte, son esprit qu’il défriche.

« Je ne sais pas Luc, c’est une question délicate. »

Silence.

« Tu les as toujours aimées ces interrogations déconcertantes. »

Silence.

Cette remarque la bouleverse. Elle sent dans sa voix une attention particulière. Un regard tendre et respectueux. Nulle trace de l’ironie habituelle.

« Luc, il faut que tu descendes, tu ne peux pas abandonner, tu ne l’as jamais fait. »

Silence.

« Je me fiche de mes exploits passés, c’est totalement insignifiant. J’aurais aimé en prendre conscience avant, c’est tout. Mais ça n’était peut-être pas possible. »

Elle repense à sa question précédente et devine la culpabilité qui s’y cache.  

« Tu sais, je n’ai rien pu faire pour Axel, Tanguy et Etienne. On a été complètement dépassé. Il ne fallait pas venir ici. Ca n’était pas pour nous. »

Elle n’ose toujours pas demander ce qui est arrivé. Elle n’est pas certaine d’ailleurs d’en supporter les détails. Le simple rappel des visages lui tord les entrailles. Morts. Ils sont morts. Elle ne parvient pas à y croire.

« Luc, tu dois redescendre aussi pour eux. Vous ne devez pas disparaître tous les quatre. Il faut que quelqu’un entretienne les mémoires. »

Silence.

« Je ne veux pas de ce rôle. »

Silence.

La phrase est tombée comme une sentence.

Elle sait désormais ce qui le retient en altitude. Elle comprend son erreur. Le retour dans les vallées, parmi les hommes, est un projet qu’il rejette car il le condamne à être le porteur d’un message immonde, une horreur insupportable, la source de tous les pleurs.  

« Mais ce n’est pas ça qui me retient ici, en tout cas, ce n’est pas le plus important. Tanguy, Etienne et Axel baignent de nouveau dans l’Ame de l’Univers parce qu’ils sont morts mais moi, je vis et pourtant, on m’a donné la chance, le privilège immense de goûter à cet ultime bonheur. »

Qui est-il devenu ? se demande-t-elle. Qu’a-t-il donc connu pour libérer désormais de telles paroles, avec une telle déconcertante facilité, ce complet détachement, comme si tout cela était parfaitement naturel ?

« Qui t’a donné ce bonheur, Luc ? »

Silence.

« Je ne sais pas réellement, l’Univers, je crois. Ce n’était pas mes pensées, quelque chose s’est insinuée en moi, c’est une certitude mais je ne peux pas l’expliquer. Tu sais, je n’avais plus de corps, ni d’esprit et pourtant tout est là, en moi, ça n’en partira plus jamais. Et je voudrais tant que ça revienne. »

Silence.

Elle comprend que la mort ne l’inquiète pas puisqu’il y devine une plénitude similaire. Elle ne trouve aucun argument pour l’inciter à vivre.

« C’est pour ça que tu ne veux pas descendre ?

Silence.

« Pour vouloir aller quelque part, répond-il d’une voix résolue, il faut qu’il y ait un projet, un objectif, un espoir. Mais tout est ici, je n’ai rien de mieux à trouver en bas. Je crains surtout qu’en descendant, tout cela disparaisse totalement. Et je m’en voudrais infiniment. »

Silence.

« Mais ce que tu as connu ou que tu connais encore, tu peux continuer peut-être à l’éprouver en restant vivant alors que tu ne peux pas savoir avec certitude que la mort te le proposera. »

Silence.

Il sait qu’elle a raison. Il n’a aucune certitude, simplement une hypothèse. La mort est-elle une fin ? Ou le complément délicieux des expériences proposées lors de ce passage terrestre ? Et pourquoi pas la suite du chemin pour devenir un humain? Il cherche une réponse dans les images du « rêve. » Il n’y trouve qu’un appel à la vie…Rien sur la mort de ses compagnons, rien sur le mystère qui s’y cache.

« Oui, Sandra, c’est possible que tu aies raison. »

La vie divine de l’instant présent.

L’expression a jailli. Les sensations l’accompagnent. Une douce félicité. Il ne peut toujours pas reconnaître dans ce ressenti un vécu passé. Rien n’y ressemble. C’est au-delà de sa vie, hors de toute mémoire. Il a peur brutalement d’insérer dans ce voyage intérieur des fantasmes menteurs, de perdre la vérité qui lui était proposée en l’entachant de prolongements rassurants, de mirages idylliques, de paradis tentateurs. Il devine des pressions éducatives, les traces fossilisées de paroles religieuses. Sa mère l’emmenait à la messe. Il avait dû subir les traditions familiales jusqu’à la communion. Il sait à quel point tout cela n’était qu’une vaste supercherie, un lien social insignifiant. Dans l’ombre froide de l’église, il n’a jamais vécu la moindre rencontre, la plus petite parcelle de joie, le début d’une plénitude. Rien d’autre que des paroles incomprises récitées docilement sous le regard inquisiteur du prêtre et de l’homme sur la croix. Enfermé dans son costume du dimanche, emprisonné derrière des murs sombres et glacés, encerclé par d’autres esprits enchaînés, il ne rêvait que d’habits usés contre les roches, de montagnes lumineuses, d’amis attentifs et rieurs, de défis relevés, de sommets vaincus.

Il sent bien qu’ici, tout est différent. On ne lui a pas parlé de la mort mais de la vie, du lien, de l’appartenance, de la communion cellulaire avec l’Univers du Vivant. Rien sur un paradis à gagner, rien sur la mort.

Il s’est égaré dans une vision apaisante, imaginant ses trois amis baignés par l’aura lumineuse. Ultime tentative de l’égo qui perd pied. Dernier baroud d’honneur. L’image le fait sourire. Il sait qu’il doit tout abandonner.

Tout.

 

Elle pense soudainement aux piles pour la radio. En a-t-il encore ? Ils n’ont jamais maintenu le contact aussi longtemps. Elle n’ose rien demander. Elle a trop peur de l’entendre répondre qu’un des trois amis a disparu avec les réserves. Elle ne parvient pas non plus à couper le contact. Elle l’imagine dans sa solitude glacée et cette vision la raidit, coule en elle comme une boue invalidante.

Elle étire ses jambes engourdies. Comment fait-il pour tenir ? L’humidité froide de la tente glisse en elle depuis si longtemps qu’elle a l’impression de moisir intérieurement. Elle ne sait même pas s’il a un abri.

« Luc, est-ce que tu as une tente ? »

Silence.

« Non, je n’ai rien. Juste un réchaud et mon duvet. »

Silence.

Comment est-il encore vivant ? Elle repense à ce doute qui l’avait envahi. Elle craignait qu’il ne porte pas en lui une raison indéfectible pour rester en vie. Elle conçoit à quel point elle s’est trompée. Mais ce qu’il a découvert a-t-il brisé cette force intérieure ou l’a-t-elle intensifiée ?

« Luc, il faut que tu descendes, tu ne pourras pas tenir une autre nuit. Je vais prévenir les autres grimpeurs, ils viendront te chercher. »

Silence.

« Je te l’ai dit, Sandra, c’est impossible de monter, il y a trop de neige. Axel est parti dans une avalanche. »

Une avalanche. Elle imagine le corps qui disparaît dans la masse titanesque. L’avalanche que les Polonais ont entendue. Le corps d’Axel est quelque part dans le déversoir. Sous des tonnes de neige. Une immense tristesse la submerge, elle sent les larmes qui montent. Comment Luc y a-t-il échappé ? Elle ne comprend pas. Ils devaient être séparés. C’est la seule hypothèse plausible. Des flots de questions surgissent. Elle ne comprend pas.

« Que comptes-tu faire, Luc, est-ce que tu as à manger ? »

Silence.

« Des soupes, quelques paquets de lyophilisés et des abricots secs. Mais j’ai pas beaucoup de gaz. J’avais partagé les réserves avec Axel. Avec le lever du jour, je verrai bien la suite. Mais il faudrait que j’attende que la neige se tasse un peu. »

Silence.

Elle est rassurée qu’il envisage la descente. Elle se dit que ce contact prolongé le ramène peu à peu à la réalité de sa situation et que sa raison reprend le dessus.

« Tu as réussi à dormir ? A toi. »

Elle ne veut plus de cette coupure silencieuse dans leur échange. Elle espère qu’il va reprendre la procédure habituelle. Elle veut retrouver l’homme déterminé qu’elle connaît, celui qui peut se sauver, qui en a les moyens. Elle veut l’arracher définitivement aux mystères qu’il a évoqués.  

« Oui, j’ai dormi un peu. Et c’est ce que j’ai connu de plus beau depuis que je suis sur cette montagne. »

Silence.

Elle s’en veut, il ne fallait pas poser cette question. Elle l’a ramené vers les images qu’elle maudit, vers les gouffres qu’elle entrevoit.

« Tu n’es pas trop fatigué ? A toi. »

Elle a insisté sur la procédure en renforçant sa voix.

« Je ne sais pas. Je n’y ai pas pensé en fait. Ca fait un moment que je n’ai pas bougé. J’ai l’impression d’avoir été nourri. Non, en fait, j’en suis certain. Il ne m’est jamais rien arrivé d’aussi merveilleux. »

Silence.

Elle sait qu’elle a échoué. Elle ne peut pas le ramener. Elle n’a plus aucune emprise sur lui. Il est ailleurs. Il a perdu ses trois amis et il parle d’instants merveilleux.

 

« Il faut que je te laisse, Sandra, je n’ai plus que deux piles. »

Silence.

« Tu me rappelles dès que tu en as envie, à n’importe quelle heure, tu me dis ce que tu fais, je vais aller prévenir les grimpeurs qui sont ici », lance-t-elle rapidement. 

Il sent dans sa voix une angoisse redoutable et il s’en veut.

« Ne t’inquiète pas, Sandra, je vais bien et je ne veux pas que d’autres grimpeurs prennent des risques pour moi. Il y a déjà trois morts en moi, je ne veux pas en rajouter. »

L’expression la terrifie. Elle perçoit l’immense détresse qui l’étreint, l’enserre dans un étau sombre, le cloisonne dans un cercueil. Il est enfermé dans le tombeau où gisent les souvenirs. Le survivant ne peut pas être libre, sa situation n’est pas enviable. Elle réalise avec une infinie tristesse à quel point il doit souffrir. Et elle craint que cette torture morale ne soit un précipice dans lequel il finisse par plonger.

« A bientôt, Luc, je pense à toi. Tu n’es pas seul, s’efforce-t-elle de prononcer en détachant clairement chaque mot. A toi.

-Non, je ne suis pas seul. Je le sais maintenant. A bientôt. »

 

Il a coupé.

Elle garde la radio dans ses mains comme si c’était lui qu’elle serrait. Elle réalise que ce n’est pas d’elle seule dont il parlait, ni même uniquement de Tanguy, d’Etienne et d’Axel. Ce qu’il a découvert est en lui, occupe une place gigantesque, le remplit d’une certitude inébranlable, au-delà de la raison humaine. Mais elle ne peut pas le nommer. Elle n’en a aucune image."

 

 

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