L'homme sans tête (2)

Un homme sans tête.

J'ai déjà éprouvé ce sentiment en fait. C'est sans doute aux enfants que je le dois en partie. Ces milliers d'heures que j'ai passées avec eux depuis trente ans. Je ne comprenais pas ces bouffées de chaleur qui survenaient lorsqu'une discussion prenait une ampleur inespérée. Je réalise aujourd'hui que je n'avais plus de tête: c'est exactement ça. C'est l'idée qui s'exprimait en moi, je n'étais qu'un canal émetteur. Et c'est parce que je n'avais aucune pensée autoréflexive que je finissais par ne plus avoir de tête. 

Difficile à exprimer...

Lorsque nous parlons avec quelqu'un, nous recevons de lui son image et c'est son regard vers nous qui établit notre rapport à nous-mêmes. Mais, bien souvent, cet échange reste assailli de données parasites, des intentions inavouées, peut-être même inconscientes ou en tout cas, bien camouflées : la séduction, une volonté de convaincre, une compétition, un rapport de force, un désir de reconnaissance, un moyen de prendre forme... Il est certain que l'idée elle-même est sertie dans un écrin chaotique... Toutes les imbrications relationnelles. Essayez d'identifier le nombre ahurissant de pensées qui surviennent lorsque vous parlez avec quelqu'un...Des pensées qui n'ont rien à voir avec le contenu originel...

Un détournement de la pensée.

Il s'agit en fait de disparaître, de réaliser que l'émetteur n'a aucune importance, il n'y a aucun objectif à tenir, autre que la transmission d'un message. L'émetteur ne prend pas vie à travers le message qu'il délivre. Ça serait un détournement irrespectueux au regard des idées. C'est bien en cela que les hommes politiques sont si méprisables, que les animateurs sont si présomptueux, si nombrilistes. Ils ne parlent pas en fait, ils se construisent une statue.

Réaliser que nous n'avons pas de tête, c'est donner la pleine puissance au message. La pleine conscience.

J'ai déjà éprouvé cet effacement mais je ne m'y arrêtais pas, je le laissais s'étendre sans le comprendre. Avec mes élèves, avec la femme que j'aime, avec mes enfants, quand je leur racontais des histoires en montagne.

Quand on dit de quelqu'un "qu'il s'écoute parler", il convient de s'en aller. Si je l'écoute, je l'enferme dans un état hallucinogène. Il prend vie à travers l'attention que je lui porte. Alors qu'il n'y a que ce qu'il dit qui devrait compter. Mais celui-là ne dit rien justement. Puisqu'il se parle à lui-même dans une chorégraphie narcissique. C'est là que l'amour meurt. Lorsque l'échange proposé n'est plus qu'un étendard.

On devrait parler aux gens en fermant les yeux.

Disparaître à soi-même en ne recevant plus aucun regard.

Plonger intégralement dans la pensée.

Perdre la tête pour trouver le sens.

C'est à l'écriture aussi que je dois cette prise de conscience. Ces milliers d'heures à écrire, à rester ancré dans la pensée. L'ordinateur ne me regarde pas...Il ne me renvoie aucune image. L'écriture efface l'identité ou alors, il s'agirait d'une écriture embrigadée. Celle des discours politiques par exemple. On sait très bien qu'ils ne parlent que pour se donner forme. Les idées en elles-mêmes n’ont aucune importance et c’est bien pour cela qu’ils sont capables de dire tout et son contraire en un temps record. L’objectif étant de ramper dans le sens du courant…

L’écriture ne doit même pas être dirigée vers un receveur. Au risque de ne plus être libre de s’étendre.

J’en viens désormais à parler sans attacher d’importance à la personne avec laquelle je parle. Pas s’il s’agit de la boulangère avec laquelle, les échanges sont de l’ordre du social.

Mais ces échanges d’âmes, ces partages qui sont du domaine spirituel, existentiel, ceux qui pulvérisent les enceintes.

Je sais que certains interlocuteurs sont capables de le vivre sereinement, de ressentir l’amour proposé et non un sentiment de mépris ou d’indifférence.

Je veux parler sans être reconnu, sans y puiser la moindre importance, je veux juste que les mots s’envolent de moi et ruissellent dans l’autre et que ce flot nous accueille dans un bain lumineux… C’est l’Amour ressenti qui importe. Pas les gens qui le diffusent.

C’est peut-être ça le détachement ultime.

J’ai ressenti cet effacement d’une manière très forte ces derniers jours. Peut-être les effets de la méditation de pleine conscience que Nathalie Hannhart enseigne. Je ne sais pas et je ne cherche pas vraiment à comprendre.

Je briserais l’écrin si je voulais en extraire le diamant.

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