"L'inconnu sur la terre" (littérature)
- Par Thierry LEDRU
- Le 23/09/2012
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Un livre de J.M.G. Le Clézio.
Le livre de mon adolescence, celui que je relis encore, au hasard.
"C'est de la lumière que vient la lumière. Elle est en moi, elle bouge comme une flamme. Elle n'est pas le savoir, ni la conscience, ni rien de ce que le langage ou la raison peuvent donner. C'est une flamme, simplement une flamme, qui brûle et brille tout le temps, à l'intérieur de mon corps. Je regarde le soleil, les étincelles sur la mer, les étoiles, les reflets. Je regarde les champs éclairés, les hautes montagnes qui brillent comme du verre, le ciel immense où il n'y a rien d'autre que la lumière; alors la flamme au fond de moi grandit et brûle plus fort.
L'intelligence, cela ne m'intéresse pas. La connaissance, cela ne suffit pas. C'est autre chose que je cherche, que je veux. Tout le temps, je guette cette flamme, au fond des yeux des hommes et des femmes, cette force qui flamboie, qui est fervente, qui répand sa clarté autour d'elle.
Il n'y a sûrement pas de plus grande beauté possible dans l'homme que cette lumière qu'il porte en lui, qui brille à l'intérieur de sa vie."
DEUX HYMNES DE LE CLÉZIO A LA LIBERTÉ VRAIE
L'inconnu sur la terre & Mondo et autres histoireshttp://www.maulpoix.net/clezio.htmlEd Gallimard, 1978.
par Jean-Michel MAULPOIX
SOUVENEZ-VOUS de ce petit poème en prose de Baudelaire qui trace en quelques lignes le portrait de L'Étranger, "homme énigmatique", il aime les nuages... "les nuages qui passent... là-bas... là-bas... les merveilleux nuages !"
Il semble que dans L'inconnu sur la terre, Le Clézio lui réponde: "Nuages, nuages doux, tranquilles, étranges, nuages gris aux formes ductiles, corps de femmes, chevelures, visages d'enfants, dragons, îles. Nuages, je vais vers vous, je me mêle à vous et je file, moi aussi, changeant sans cesse mon corps et mon visage."
C'est la nébuleuse ponctuation de la rêverie qui assure le passage de l'un à l'autre des deux livres que Le Clézio a proposés simultanément (1978) pour chanter à nouveau « la vie étrange, longue, la vie sans fin >, la vraie vie d'ici-bas. Deux livres tellement typiques de leur auteur que les titres de ses précédents romans, essais ou nouvelles pourraient servir à les définir: c'est une série de "voyages de l'autre côté" ou de "fuites" qui proclament avec "fièvre" et dans la plus constante "extase matérielle" que "le monde est vivant".
DEUX OUVRAGES INTIMEMENT LIES
L'Inconnu sur la terre est un essai poétique, coupé çà et là par de petits dessins. Mondo est un recueil de nouvelles. Le Clézio lui-même le précise: ces textes furent écrits ensemble, mais de façon différente. L'Inconnu fut composé « sur plusieurs cahiers d'écolier italiens, en même temps que, selon un autre mode et sur des feuilles de papier 21 X Z7, s'écrivaient les phrases de Mondo et autres histoires. Ces deux ouvrages, très intimement liés, se fondent et se complètent.
Mondo est un enfant-poète et bohème, une sorte d'Indien dont on ignore le passé et la provenance. Dans la ville, sous le grand soleil, au bord de la mer et parmi les gens, il se promène. Il passe son temps à regarder ce qui est beau. Ses amis vivent comme lui dans leurs rêves, en marge des bousculades de la vie sérieuse. Ce sont le Gitan, le Cosaque, le vieux Dadi, Thi Chin, la petite femme vietnamienne, tous ces pauvres dont la beauté pèse sur le coeur des villes, et puis le soleil et la mer, tant il est vrai que la véritable famille des hommes est l'espace de leur amour. Mais un jour Mondo est conduit à l'Assistance...
Chacune de ces histoires raconte à sa manière la recherche et la brève atteinte d'une liberté vraie. Il y a, par exemple, Lullaby qui en a assez des murs et des grillages: elle décide un matin de ne plus se rendre au lycée et s'en va vers la mer. Là elle passe au soleil des heures à rêver. Mais cette sorte d'éternité ne peut durer toujours et Lullaby retournera en classe... Il y a Jon qui escalade le mont Reydarbarmur, où se tient le "dieu vivant", et où l'on peut toucher le ciel... Il y a Juba qui conduit à l'aurore les boeufs vers la noria. Là, ce petit paysan lie les bêtes au joug, il les pousse sur le sentier circulaire et regarde, alors, l'eau qui s'élève en même temps que le soleil et s'illumine. Cela ressemble à une prière ou une musique. Les boeufs et le soleil marchent au même rythme, tandis que Juba, qui a fermé les yeux, rejoint Yol, la ville "de l'autre côté", cité des morts ou cité solaire, dont il est, jusqu'à la tombée de la nuit, le prince imaginaire. Ensuite, dans l'ombre grise, Juba s'en retourne avec ses boeufs... Il y a Daniel, qui n'a jamais vu la mer, et s'enfuira, lui aussi, de l'école... Il y a Martin qui conduira vers une autre terre le peuple du bidonville que l'on va raser... Il y a "Petite Croix", ainsi nommée car elle a coutume de s'asseoir au bout du village, quand le soleil tape très fort, pour faire sans bouger un angle bien droit avec la terre... Il y a, enfin, Gaspar, qui partage un temps la vie de très jeunes bergers sauvages.
LE SEUL ÊTRE MAGIQUE
L'enfant est le ~ petit prince ~ de toutes ces histoires. Il est, dit Le Clézio, le seul être ~ absolument magique ~, c'est-à-dire que lui seul sait parfaitement se fondre dans l'univers. Lui seul peut donc nous apprendre à habiter ce monde qui est le nôtre. Il faut, pour cela, "devenir soi-même petit, si petit qu'on est à l'ombre d'une herbe et d'une fleur, et vivre au soleil, dans la poussière, sous le vent dans une seule journée longue comme une saison". Il faut s'émanciper du savoir, de la rhétorique et de la gravité, quitter l'encombrement des idées abstraites et complexes qui masquent le monde vivant. L'homme clair voyant est aussi vaste et "saturé de lumière" que le ciel. Il réintègre avec l'enfance le tout harmonieux du cosmos.
ÉMERVEILLEMENT ET VERTIGE
Cette transparence est indissociable d'un sentiment aigu de la relativité. Celle-ci est source d'émerveillement autant que de vertige. L'homme qui, par exemple, vient de se rendre compte qu'il est pour l'insecte une montagne, est soudain rendu attentif à la quantité des mondes, si énormes ou minuscules, qui l'entourent. Ainsi se substitue à l'anthropocentrisme le mondo-centrisme. Les choses ont pris l'initiative, et le monde est dans l'homme plus sensible et plus humain que lui. Le regard prend dès lors une valeur quasi-mystique: le monde est vivant et beau, il faut en croire nos yeux. Toujours et partout quelque chose d'important se passe. Les textes qui forment L'inconnu sur la terre, comme les nouvelles de Mondo, sont autant d'hymnes. Les rochers, le soleil, les visages, l'orange, le sillage phosphorescent des avions dans le ciel... telles sont les choses. Elles sont aussi importantes que des per sonnes et il faut prendre parti pour elles en portant sur chacun l'œil innocent, étonné, qui la reconnaît, la recommence.
LES MOTS EN LIBERTÉ
L'écriture même de Le Clézio est fondée par cette ontologie du regard. L'Inconnu sur la terre, ce sont les mots en liberté. Cette parole regard, méticuleusement attentive, déguste le détail de chaque avènement du vivant dans l'espace. Elle obéit souplement à la sensation, la naissance. Jamais elle ne résiste pour s'affirmer à part ou à l'encontre. Car "le langage est dangereux quand il se suffit à lui-même. Aimer ce qu'on écrit, ou s'aimer soi-même, c'est un peu se détruire." Nulle complaisance donc. Il faut parler sans ambages, dans l'ivresse, et peindre directement la lumière: "Les métaphores, les paraboles sont assez haïssables. Elles encombrent, freinent, avec leur air de vouloir signifier quelque chose. Pourquoi tant de détours ? La vérité est immédiate et réelle, elle vient d'un bond, vite comme le regard, précise comme un index qui montre."
LA DÉCHIRURE ET LE CHANT
La parole se déploie donc encore deux extrêmes: d'une part l'amour ou le désir du réel dans son ensemble ou son détail; d'autre part l'étonnement aigu, vertigineux, de la transparence que le langage sans cesse voudrait atteindre. En même temps qu'il s'exclame: "la vie terrestre est plus surprenante que n'importe quel rêve" ou "je ne cherche pas un paradis, mais une terre", Le Clézio établit ses personnages dans des demeures qui ne sont jamais que des états provisoires. Tel est le tragique, que l'écriture exaspère. Mais la déchirure en chant se métamorphose.
© Jean-Michel Maulpoix, 2001.
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