JARWAL LE LUTIN (4) : Au-delà du réel
- Par Thierry LEDRU
- Le 07/02/2015
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JARWAL LE LUTIN
« Asseyez-vous, les uns à côté des autres et donnez-vous les mains. Il est important que vous soyez reliés physiquement pour réaliser aussi que vous l’êtes par la pensée, par l’énergie, par l’amour, par tout ce que crée la Vie. »
Dans les noirceurs, la voix monocorde de Kiak les figea. L’impression d’un espace immense qui renvoyait les paroles en écho. Léo pensa à cette nef de cathédrale que leurs parents leur avaient montrée. Ils s’obligèrent à bouger, prudemment, pour s’extraire de cette appréhension qui les raidissait.
Les pupilles dilatées parvenaient désormais à se nourrir des flux infimes de lumière qui perçaient. Lou se retourna vivement, comme pour vérifier que personne ne se tenait dans son dos. Cette impression étrange d’être observée…
Tian trouva la main de Marine. Les autres se joignirent. Lou, Rémi puis Léo qui ferma le cercle. Ils se souvinrent alors qu’ils devaient s’asseoir. Ils lâchèrent leurs emprises, s’installèrent puis reformèrent le lien.
Les mouvements de leurs corps s’estompèrent. Ils sentirent à travers leurs habits la fraicheur de la terre. Aucune sensation de froid pourtant mais une douceur agréable, un bien-être de cocon, un placenta protecteur qui les isolait de tout.
La voix de Kiak les surprit de nouveau. Elle ne venait plus du même endroit et ils étaient pourtant persuadés de ne pas l’avoir entendu se déplacer.
« Maintenant, vous allez fermer les yeux et arrêter de vouloir distinguer quelque chose. C’est dedans qu’il faut regarder et vous n’avez pas assez appris à vous libérer de vos yeux. Ne vous occupez pas du temps qui passe, c’est une idée fausse. C’est vous qui passez dans le temps. Mais ici, vous êtes immobiles, dans votre corps et dans le temps. Il ne vous reste qu’à immobiliser votre esprit et tout sera en paix. »
Il avait dit « immobiles dans le temps. » Marine voulut comprendre puis elle se reprocha cette pensée inopportune. Elle devait trouver la paix de son esprit.
Lou se demandait comment elle pourrait bien s’y prendre pour arrêter de penser. Un état qui lui paraissait totalement inaccessible. Elle ne cessait de penser à l’impensable.
Rémi cherchait à savoir si Kiak se déplaçait de nouveau, il voulait pouvoir le suivre et ne plus être surpris par cette voix qui surgissait n’importe où. Il s’efforça de calmer les battements de son cœur et de tendre les oreilles. Il crut percevoir un infime frottement droit, devant lui, dans le dos de Tian.
« Rien, ne rien vouloir, ne rien attendre, ne rien penser. Entrer au-dedans pour voir l’Univers. Le silence maintenant.»
Ils eurent un peu l’impression d’entendre un professeur dans une classe mais ils n’en avaient jamais connu de Sage.
Rémi dut constater encore une fois que Kiak se déplaçait à son gré, sans qu’il ne soit possible de deviner sa position. Il était partout et nulle part. Incompréhension.
Plus aucun mouvement. Juste cette conscience retrouvée de la respiration. Il fallait cesser de bouger pour réaliser que ce mouvement-là ne cessait jamais.
« Fermez les yeux, dicta la voix grave de Kiak. Ne vous contentez pas de fermer les paupières, arrêtez aussi de regarder en dedans et de fabriquer des images, laissez-vous couler. Tout ce que vous portez appartient à la réalité que vous avez créée. Maintenant, vous allez découvrir le réel. »
Marine sentit la main de Tian se crisper légèrement lorsque la chaleur les envahit, une chaleur bienfaisante, comme un câlin maternel qui vous enlace et que le bonheur ruisselle dans les fibres, la plénitude du petit enfant qui s’abandonne et l’amour de la mère qui se diffuse en lui, le contact établi, le lien au-delà des corps, le lien des âmes.
Une blancheur indéfinissable les emplit, une clarté sonore qui murmurait dans les tréfonds de leurs corps immobiles, une marée montante qui les couvrait de sa chaleur, une sève surgissant de la terre, aimantée par le ciel.
Comme un bateau soulevé au-dessus des flots, ils virent en eux l’immensité de l’Océan s’étendre sous leurs regards, une vision sans tête, comme si rien en eux ne possédait de centre, comme s’ils n’existaient plus individuellement, ce regard n’avait aucun point de départ, aucune appartenance, le regard les portait où il voulait et ils n’avaient sur lui aucun pouvoir.
Accélération du processus.
Une pulsation naissante, infime, dérisoire, puis des crépitements d’étincelles qui jaillissent et s’éteignent, se ravivent, se propagent, s’entretiennent, une énergie qui se répand et les pulsations qui s’étendent, se renforcent, les flux électriques nourrissent le cœur de l’étoile, des courants de matière liquide déboulent sous la surface, des flots qui gorgent le lit des veines, les pulsations prennent une ampleur insoupçonnée, les étincelles deviennent des flux constants qui ruissellent, tous reliés dans une aura fabuleuse, une couronne lumineuse qui s’agite, palpite, respire.
Un noyau enveloppé de lumière, des particules animées par une vie interne s’infiltrant amoureusement dans un univers nimbé de phosphorescences.
Ils virent alors leurs propres pensées émerger du flux, s’inscrire dans l’espace et disparaître en poussières, ils virent des troupeaux de bêtes et des enfants lutins s’enlacer dans une ronde, courir dans les cieux comme des anges rieurs, des bonheurs dans leurs yeux, des joies de vivre à partager.
L’espace en eux s’étendit jusqu’aux confins des horizons, plus de limite, plus de structure, aucune frontière et cette impression inexplicable de relier par leurs mains unifiées des particules communes, une cohésion originelle retrouvée.
Ils étaient l’un, ils étaient l’autre, ils étaient tous.
C’est là qu’ils sentirent l’évaporation s’enclencher. Un maelstrom flamboyant prit forme et les emporta dans une colonne rectiligne qui plongeait vers le haut. Incompréhensible structure. Des coulées colorées qui tressautaient en laissant derrière elles des arabesques de fleurs.
Ils disparurent.
Combien de temps ? Combien de vies ? Dans quelle dimension voyagèrent-ils ?
Ils n’auraient rien su expliquer, pas avec les mots connus, pas avec des pensées étroites et des repères humains, tout aurait été limité, insignifiant, insuffisant, comme une marque d’irrespect. On ne raconte pas l’indescriptible. On s’en nourrit.
Ils ouvrirent les yeux tous les cinq en même temps, dans le même instant, une réincorporation simultanée, un retour conjoint dans leur enveloppe. Ils ressentirent tous, avec la même détresse, le poids terrifiant de cette masse de chair alors que résonnait en eux la légèreté délicieuse de l’âme évaporée.
Ils ne dirent rien. L’insignifiance des paroles alors que les visions résonnaient en eux avec une force indescriptible.
« Une autre version de la Vie, » avait expliqué Léontine.
Ils auraient pu en parler pendant des années mais incapables à l’instant d’entamer la moindre phrase. Que peut-on dire de ce qu’on ne comprend pas et qui vous bouleverse ?
Kiak les invita à sortir.
Ils se levèrent difficilement, solidifiés par l’étourdissement.
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