L'innocence
- Par Thierry LEDRU
- Le 15/06/2012
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Je suis consterné par le décalage entre les enfants dans ma classe, des enfants de CM2, dix ans. Une pollution de leurs âmes par un monde adlute qui n'a aucun respect, aucune attention, aucune prise en considération, aucune précaution.
Un exercice de grammaire, étude de la phrase complexe:
"Ma copine est arrivée devant le portail du collège en criant qu'elle avait perdu sa chatte. "
Eclat de rire de deux garçons.
Une autre petite répond que ça n'est pas bien de se moquer...Elle n'avait pas compris l'interprétation de ces deux garçons.
Un texte de lecture, un auteur de la région raconte son enfance :
"Quand j'étais petit, j'allais parfois me promener en forêt et un jour, je suis tombé sur une fumée qui sortait du sol. Je me suis approché et j'ai vu un trou noir qui fumait...."
Eclat de rire et regards en coin.
"Il s'agissait d'une mine de charbon, exploitée au Moyen Age. Un feu de broussaille s'était propagé. "
Ces deux garçons n'écoutaient plus rien. Obligé de les recadrer.
Des exemples comme ceux-là, il y en a des dizaines par an.
Cet après-midi, je montrais à la classe un film documentaire sur le débarquement du 6 juin 44.
A Omaha beach, on voit des soldats hachés par les balles. J'entends un garçon dire : "Comment il s'est fait défoncer celui-là. Trop bien. "
On venait d'écouter des survivants raconter leur cauchemar.
Tous les enfants n'ont pas en eux ce désastre existentiel, éducatif, ce conditionnement des adultes dans ce qu'il y a de plus malsain, l'influence de la télévision et l'abandon de certains parents. J'ai des élèves qui regardent les séries américaines du soir avec des sérial killers, des violeurs, des bouchers. Ils entendent des paroles épouvantablement vulgaires, d'autres "jouent" à la guerre avec des jeux vidéos.
Ils ont dix ans.
Leurs camarades ne comprennent pas leurs allusions, leurs réactions, leur "langage."
Un décalage effroyable. Et l'impression que le mal est fait, que c'est irrémédiable, que les personnalités sont définitivement sculptées, des blocs informes, taillés à coups de marteau-piqueur.
Comment vont-ils évoluer ? Je n'ose même pas chercher la réponse. J'aurai croisé leur route pendant un an. C'est insignifiant. Je ne suis rien contre la puissance de feu du monde extérieur.
Je discutais dans la cour avec un groupe de filles de la classe et je leur disais que j'étais triste parfois, de l'énergie que je dépensais pour essayer de "récupérer" un peu ces âmes perdues et de l'abandon consécutif qui s'installait envers ces enfants qui auraient aimé que je sois disponible pour eux. Le constat est très simple : Je suis incapable de dire si mes actions et mes paroles auront une incidence durable envers les enfants perturbés et en même temps survient cette culpabilité envers ceux qui auraient aimé passer davantage de temps à discuter de choses intéressantes, apprendre encore davantage, échanger dans une ambiance apaisée, sereine, conviviale, respectueuse. Les tensions qu'il faut gérer constamment interdisent trop souvent cette plénitude.
Le problème du nivellement par le bas est complété par le nivellement existentiel. Un fardeau qui devient insupportable.
L'année va s'achever et je regrette ces échanges que j'aurais pu avoir avec certains élèves parce que j'étais accaparé par ceux qui ont déjà perdu leur innocence. Ceux qui ont déjà été pillés par le monde adulte.
J'ai voulu les initier à la peinture des Impressionnistes. Je sais ceux qui y voient la beauté du monde. Je sais aussi ceux qui n'y voient rien du tout.
Alors, notre nouveau Ministre qui s'évertue à trouver un nouveau calendrier scolaire, quand il aura fini de faire mumuse, peut-être qu'il se penchera un peu sur la réalité du terrain. J'attends de voir. Oh, bien sûr, on peut toujours dire que l'école n'a pas pour vocation d'éduquer, ni même d'améliorer si possible ce monde. Oui, on peut toujours le dire mais moi, je suis sourd.
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