Lassitude mentale
- Par Thierry LEDRU
- Le 02/06/2025
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J'ai eu un échange aujourd'hui, avec une personne que j'estime, Grégory Derville, professeur en université, adepte du jardin nourricier, passionné de musique, quelqu'un qui écrit des chroniques que je lis avec grand intérêt. On a parlé de la "lassitude mentale", celle que j'éprouve également.
Quand on arrive au stade de la lassitude mentale, je pense, par expérience, qu'il est bon de prendre du recul avant que cette lassitude, au regard de l'aggravation progressive de la situation, ne devienne de la désespérance.
"Que la force me soit donnée de supporter ce qui ne peut être changé et le courage de changer ce qui peut l'être mais aussi la sagesse de distinguer l'un de l'autre.” Marc-Aurèle.
Je m'en tiens à ça. Au moment où j'écris, le compteur de mon blog enregistre 1155 visites pour 2495 pages lues. D'où viennent ces gens ? Je n'en sais rien. Pourquoi sont-ils là ? Je n'en sais rien. Est-ce que mes écrits leur apportent quelque chose d'utile ? Je n'en sais rien.
Je partage mes écrits sur mon blog mais c'est aussi un moyen de ne pas perdre ces réflexions, comme une sorte d'archives. J'ai commencé en 2009 alors ça m'intéresse en fait de voir ce à quoi je pensais il y a plusieurs années, ce qui m'occupait l'esprit et si ces pensées ont évolué ou pas. Si des gens lisent, tant mieux, si personne ne lit, tant pis. Je n'y peux rien et à la limite, ça ne me regarde pas.
Je sais que sur Facebook, cet éloignement qui s'est tellement amplifié que je n'y publie plus rien, c'est une attitude que j'ai fini par adopter parce que c'était devenu douloureux de voir des "like" sans qu'aucun échange ne s'engage mais sur ce blog, il n'y a pas non plus beaucoup de commentaires. C'est peut-être représentatif d'un certain comportement "consumériste". On prend et on s'en va....
Oui, il y a de l'amertume dans ce que je viens d'écrire. Au regard de tous ces articles, au regard de mes romans. J'ai souvent posté ici ou sur Facebook des extraits de mes romans, j'avais des "like" mais combien ont acheté ces livres ? Trop cher ? Pas le temps de lire un roman ? Trop fatigué ? Je n'en sais rien mais au final, j'ai bien conscience que tous les "partages" sont quasiment inutiles. Et même ce soir, tous ces gens qui lisent ce blog vont finir par disparaître sans laisser le moindre commentaire parce qu'il y a un captcha et que c'est "saoulant".
On consomme (gratuitement) et on passe à autre chose.
Je n'ai pas écrit une ligne du roman en cours depuis plus de deux mois. Non pas par manque de motivation mais parce qu'un déménagement et un aménagement puis la mise en place d'un jardin-forêt, ça prend du temps et que ça occupe bien l'esprit et le corps. Par contre, je sais que le jour où je finirai ce tome 4, il est bien possible que je le garde pour moi et les deux tomes précédents. Si les ventes de "Jarwal le lutin" ne dépassent pas quelques centaines, je ne me permettrai plus de proposer un roman à mon éditrice. Point final.
Voilà, je suis dans une lassitude mentale. Alors, je n'écris plus grand-chose.
Gaza est devenue un camp de concentration, la guerre en Ukraine est devenue un murmure lointain, les mega-feux au Canada reprennent de plus belle, les records de température tombent les uns après les autres, l'humanité poursuit sa course folle et je m'efforce d'éviter le courant.
Voilà ce qui sera sans doute le dernier article de Grégory avant un certain temps voire à tout jamais. J'adhère intégralement à ces propos :
"Dernier #punchpost sur cette page.
J'en ai publié beaucoup, et je ne crois pas que ça ait servi à grand chose, à part me défouler et permettre à celles et à ceux qui pensent à peu près comme moi de se défouler à leur tour en likant ou en commentant. Mais est-ce que j'ai joué un rôle d'information ou de sensibilisation, j'en n'en suis pas sûr…
Pendant des années, et même des décennies en fait (eh oui le temps passe), j'ai cru, j'ai voulu croire, que face à l'imminence d'un danger existentiel (la destruction de l'habitabilité de la planète), les humains finiraient par comprendre le caractère intrinsèquement prioritaire de la cause écologiste. Ils finiraient par comprendre, même ceux qui dans un premier temps étaient plongés dans le déni, n'en avaient rien à foutre, ricanaient même des alertes des militant·es écologistes, ils finiraient par comprendre, pensais-je, que sans une planète en état de marche à peu près correct, aucune activité humaine ne peut exister, ni les plus dégueulasses, ni les plus valables et les plus précieuses (plus de musique, plus de cinéma, plus d'école, plus de système de santé…). Je parlais souvent de la façon dont Yves Cochet cite le psychanalyste Lacan en disant que "le réel c'est quand on en prend plein la gueule", et donc que même les puissants et les anti-écolos finiraient par ouvrir les yeux le jour où ils seraient atteints dans leur chair (ou au moins dans leurs investissements…)
Mais depuis quelques années, avec une accélération foudroyante depuis la réélection de Donald Trump, j'y crois de moins en moins.
J'ai d'abord constaté que des gens passaient, presque sans transition, comme des transformistes de génie, de "Mais arrête de nous fatiguer avec ta crise écologique, le climat a toujours changé, on trouvera des solutions comme toujours, on va pas s'arrêter de vivre non plus, faut arrêter de se prendre la tête", à "De toutes façons c'est foutu [à cause des Chinois, des Africains, des zécolos], alors à quoi bon ?" À quoi bon s'empêcher de faire ce qui est écologiquement destructeur et s'obliger à faire ce qui est écologiquement vertueux? Tout ça est so boring… Et forts de cette nouvelle vision des choses, tous ces gens se sentaient donc à l'aise pour continuer à vivre comme avant, sans la moindre réflexion éthique sur l'impact de leur mode de vie sur les fragiles d'aujourd'hui, sur les générations futures et sur le reste du vivant, qui est la victime collatérale du modèle de développement occidental (capitaliste, extractiviste, productiviste, consumériste, colonial…), et que l'Humanité soit-disant "civilisée" détruit beaucoup plus rapidement que pendant les 5 premières extinctions de masse qui ont jalonné l'histoire de la Terre.
Parfois il y avait un semblant de prise de conscience, mais celui-ci s'abîmait bien vite dans les rêves délicieux du développement durable dans sa version dite "faible" – celle dans laquelle on considère que ce qui compte pour que le développement soit durable, c'est uniquement que les générations suivantes puissent créer au moins autant de valeur que les actuelles, et tant pis si c'est au prix du capital naturel, dès lors qu'on peut lui substituer du "capital construit" tout ira bien. Dès lors, pourquoi s'interdire de forer tout le pétrole qu'on peut ("Drill, baby drill"), puisque de toutes façons, si on met lézécolos au silence, on pourra stabiliser le climat grâce à la capture du carbone (spoiler : ça ne marche pas) ou à la géo-ingénierie (spoiler : ça ne va pas marcher). De même, pourquoi freiner le développement économique au nom de la défense des écosystèmes ou de la biodiversité puisque, comme l'a dit Trump avec sa franchise habituelle, c'est "inutile" ?
Mais depuis quelques temps, on voit les écologistes devenir les boucs émissaires de tout ce qui provoque la rage des Dupont-Lajoie. C'est à cause dézécolos que le nucléaire n'est pas assez développé, que Valence a été ravagée par les flots, que les beaux quartiers de Los Angeles ont été ravagés par le feu, que les prix de l'électricité montent, que les rendements agricoles baissent, etc. À croire que tout est de leur faute à ces sales écoterroristes.
Bien évidement, ces affirmations sont totalement fausses et grotesques, sans aucune exception. Ces imbéciles ne connaissent absolument rien au fonctionnement des écosystèmes, aux fragilités de l'agro-business ou à l'énergie, mais ils assènent leurs con.neries de façon de plus en plus péremptoire, au nom du bon sens, du "On ne peut plus rien faire" et du "On ne va quand même pas s'arrêter de vivre". Comme si le business as usual ou le technosolutionnisme n'étaient pas, justement, les deux voies les plus sûres pour que d'ici quelques décennies peut-être, aucun humain ne puisse vivre sur cette planète – en tous cas pas "de façon authentiquement humaine", selon la belle formule du philosophe Hans Jonas.
Depuis six mois, c'est une accumulation de nouvelles désastreuses, épouvantables, cauchemardesques, qui montrent que la fraction dominante de l'Humanité, la plus riche, la plus exploiteuse, fait résolument le choix de la fuite en avant, et tant pis pour les pauvres, tant pis pour les peuples insulaires, tant pis pour les jeunes, tant pis pour les vivants non humains.
D'abord, les nouvelles de la planète sont de plus en plus alarmantes, les records effroyables sont battus sur toutes les frontières planétaires (climat, biodiversité, pollution, cycle de l'eau, etc.)
Sur le plan politique, on a eu en novembre la réélection d'un président des États-Unis ouvertement climato-sceptique, qui a sorti à nouveau les USA de l'accord de Paris, qui dynamite la totalité de la réglementation environnementale américaine au nom de la sacro-sainte croissance économique, et qui est même acharné à détruire la science de l'environnement (et du reste…).
En Europe, le pacte vert européen subit de plus en plus reculs, alors qu'il n'était pourtant pas ambitieux sur le plan écologique (comme toutes les politiques de "croissance verte", il s'apparente en réalité à un plan de sauvetage du capitalisme, vise à faire de la transition énergétique un "relais de croissance", et il est presque entièrement focalisé sur le seul climat).
En France c'est plus feutré, moins assumé, mais les reculs sont dramatiques aussi. Rien que cette semaine, on a eu le vote d'une loi Duplomb qui, entre autres désastres, réintroduit un pesticide néonicotinoïde, on a eu l'assouplissement de l’objectif zéro artificialisation nette (c'est cool hein l'assouplissement, ça fait healthy), on a eu la suppression des ZFE pour des raisons purement démagogiques (avec le soutien de LFI, quelle misère), on a l'annonce de la reprise du chantier de l'A69 alors que ce projet foule aux pieds les engagements climatiques de la France… et la liste pourrait s'allonger interminablement.
Le pire peut-être, c'est qu'on dirait que tout le monde s'en bat les steaks. Lors de son interview sur TF1 le 13 mai, Emmanuel Macron, n’a été questionné sur aucun de ces sujets (!!!) Le monde brûle de plus en plus fort mais les élites politiques et économiques en place continuent à regarder ailleurs, avec acharnement, en appuyant même à fond sur l'accélérateur pour stimuler ce qui va rendre le désastre encore plus imparable (tout le monde ne jure que par l'IA…).
Ce quinquennat devait être écologique", Macron nous l'avait promis la main sur le cœur, mais il s'avère être celui de la destruction du peu de politiques environnementales que des associations, des scientifiques, des politiques et des fonctionnaires engagé·es avaient réussi à construire. Et quand le RN sera aux affaires ce sera bien pire, je n'en doute pas une seconde : la chasse aux "écoterroristes" sera ouverte.
"Don't look up" n'était pas une fiction, c'était un documentaire anticipé sur le suicide d'une espèce censée être sapiens sapiens.
Ce matin j'ai lu l'éditorial de la rubrique "Planète" du Monde dans lequel il est écrit que "les associations, les ONG et les cercles de réflexion spécialisés dans la défense de l’environnement encaissent déconvenue sur déconvenue". Le journaliste Matthieu Goar titre sur "le grand blues des défenseurs du climat et de l’environnement". Déconvenues ? Blues ? Ces mots sont bien trop mollassons. Pour ma part en tous cas, je parlerais plutôt d'écoeurement, d'accablement, de désespoir, de détresse, de rage…
Ce que fait l'administration Trump, ce que fait cette majorité de droite (avec le soutien de plus en plus évident du RN), c'est carrément criminel, il faut dire les choses telles qu'elles sont. C'est la politique du Rien à foutre : rien à foutre des générations futures, des peuples opprimés, de la nature, de la biodiversité, tous ce qui compte c'est de continuer à vivre selon notre bon plaisir, et après nous le déluge.
Au fond, j'ai toujours pensé, et j'ai souvent écrit, que l'Humanité ira jusqu'au bout du bout du bout du délire, et qu'elle détruira méthodiquement, avec passion, sa seule planète disponible. Je le crois plus que jamais.
Alors je vais peut-être continuer à écrire des punchposts, mais je les réserverai à mon site perso et à mon compte LinkedIn où j'ai ma petite notoriété, et surtout je crois que j'en écrirai moins souvent, puisque pour le coup, "à quoi bon ?" - à quoi bon alerter des gens qui sont déjà alertés, ou des gens qui ne veulent de toutes façons pas entendre ?
De toutes façons, il y a dans l'écosystème médiatique bien assez de gens qui alertent, et très souvent ces gens sont jeunes et extrêmement talentueux : je leur laisse le champ libre.
Pour ma part j'ai plus envie de me concentrer sur un type d'action pour lequel ça ne se bouscule pas trop au portillon : essayer de bâtir des alternatives, sans illusion, mais avec bonne volonté. Ce matin j'ai passé quatre heures dans mon jardin à arroser, à semer des haricots et des courges, à récolter… J'y ai vu un lézard vert qui se faufilait jusqu'à des framboisiers pour s'y cacher. J'ai été soulagé, car je craignais ces derniers temps que la couleuvre verte et jaune les ait mangés. Et j'ai même eu, malgré ma claire conscience de l'effondrement vers lequel nous fonçons, un petit moment fugace de joie et de fierté.
La vie a Duplomb dans l'aile, mais elle n'est pas encore morte. Je vais tâcher de continuer à la défendre sur le petit morceau de terre dont j'ai la responsabilité."
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