LES ÉGARÉS (roman) 11
- Par Thierry LEDRU
- Le 25/11/2014
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Le prochain module de ma formation en sophrologie analysante traitera du deuil...
Jusqu'ici, j'ai écrit cette part de ma vie...Jamais, je ne l'ai eu entre les mains pour une thérapie partagée et l'accession à des connaissances précises.
Les détours et chemins de la vie sont imprévisibles et redoutablement percutants...
LES ÉGARÉS
Extrait.
Il n’avait pas eu le droit d’être vulnérable. Il ne devait pas s’effondrer. Christian en serait mort. Une certitude. Et sa propre existence dépendait également de la survie de son frère. Il avait mis des années à comprendre l’imbrication redoutable que le drame avait créée.
Ses parents avaient dû reprendre leur travail au bout de huit jours. Représentant de commerce et vendeuse couturière. L’amour parental ne peut pas lutter contre les lois du marché, ils n’avaient pas le choix, ils devaient attendre leurs congés annuels.
Il était resté dans la chambre.
Ils le rejoignaient chaque soir et reprenaient l’alternance des gardes. Le prêtre avait trouvé une chambre dans un presbytère de la ville.
Le trajet qu’ils empruntaient de l’appartement à la chambre de Christian. Le petit jardin, le portail en fer, un parking, une longue allée, le couloir des urgences, un ascenseur, le service de neurochirurgie, chambre 18. Le personnel les connaissait. On leur demandait parfois des nouvelles.
Il a vu tant de douleurs dans ces couloirs, côtoyé tant de drames. Ce pompier qui pleurait à l’entrée des urgences, un garçon allongé sur un brancard, le visage en sang.
« C’est mon fils !!! C’est mon garçon !!! » répétait l’homme en uniforme. Il était de garde et c’est lui qui était arrivé sur les lieux de l’accident.
Cette frénésie guerrière qui régnait parfois dans ces halls encombrés d’infirmières, de pompiers, d’internes, des parents paniqués, des amis, tant de visages abattus, tant de misère, la découverte brutale d’une vie suspendue à un fil, la fragilité des existences, un mauvais réflexe, un moment d’absence et tout bascule, le chaos s’impose, le combat commence, la vie devient une lutte constante, une guerre impitoyable, la mort envoie en première ligne ses bataillons les plus sauvages. Des cris, des ordres, des appels, les brancards qu’on enfourne vers les salles d’urgence. Quand il entrait dans le premier couloir il s’efforçait de rassembler ses forces, de serrer ses abdos, de concentrer ses énergies, de repousser les fatigues accumulées, d’étouffer les désespoirs, les lassitudes. Il montait au front. Le moindre relâchement pouvait être sanctionné, il sentait planer des menaces inépuisables, des complots sataniques, des traquenards insoupçonnables. Ne jamais relâcher l’attention.
Il avait fini par traverser ce champ de batailles dans une indifférence totale. Tous ces êtres laminés, tous ces corps mutilés, ces âmes anéanties ne l’atteignaient plus. Il avait une mission. Sauver son frère. Les autres pouvaient disparaître.
Changer les draps. Combien de fois il a dû le faire ? Urine et excréments. Christian se vidait sans aucun contrôle et sans prévenir. Des diarrhées nauséabondes, les résidus liquides de la bouillie qui coulait par le tuyau glissé entre ses dents brisées et qui descendait directement dans son estomac. Les mâchoires toujours soudées par un cadre métallique.
Assis dans le fauteuil inclinable, il sursautait à chaque flatulence et glissait difficilement le bassin en plastique sous les fesses talées. Toujours allongé sur le dos, Christian avait rapidement développé des escarres douloureuses. On avait installé un matelas liquide qui devait limiter l’extension des plaies mais les excréments contribuaient à ronger les peaux. L’urine acide venait se joindre à l’armée des coliques.
Il s’évertuait à glisser régulièrement la verge molle dans l’urinoir en plastique dur. Cette honte la première fois en saisissant le sexe de son frère inconscient, comme un attouchement pervers, dépasser les résistances, imiter le ruissellement des liquides en espérant que dans les tréfonds du cerveau martyrisé cette mélodie caractéristique réveillerait des abandons libérateurs. Sans aucun effet la plupart du temps. Lorsqu’il entendait parfois l’écoulement tant attendu, il était trop tard pour éviter que les draps soient mouillés. Combien de fois il a dû les changer, enlever les tissus souillés, les remplacer, soulever le corps d’une main, glisser de l’autre la toile propre sans bouger la jambe plâtrée suspendue dans la gouttière, sans toucher les escarres infectées mais sans oublier de les désinfecter lorsqu’elles étaient maculées. Il avait fini par ne plus appeler les infirmières. Elles étaient persuadées que Christian s’amusait à les déranger, que dans son inconscience, « il jouait à se pisser dessus. » Il les haïssait. Il préférait ne plus les voir.
Sauf Charlotte.
Cette nuit atroce. Un réveil cauchemardesque de Christian. Ses hurlements.
« Laissez-moi sortir !!!!! Laissez-moi sortir !!!!! »
Il n’avait pas compris immédiatement la phrase répétée. Les mâchoires ceinturées par les fils d’acier ne s’ouvraient pas assez pour que les paroles soient clairement audibles, un cri de gorge, rauque, éraillé, une plainte de bête torturée, rien d’humain, ou si peu, il s’était penché au-dessus du visage effroyablement crispé, les yeux gorgés de sang, les croûtes autour des orbites à la limite de l’implosion, la tête qui se balançait avec une violence insupportable de droite à gauche, se rejetait en arrière comme animée par une folie insoutenable, la peau du cou lardé de stries violacées, des hurlements insoutenables … Les os concassés de son nez brisé l’empêchaient de respirer autrement que par la bouche et ses cris de gorge limitaient ses expirations. Il suffoquait sans cesser pourtant de rugir.
« Laissez-moi sortir !! Laissez-moi sortir !!
Les poignets menottés aux barres du lit par des sangles en cuir se tordaient jusqu’à déchirer la peau, les doigts happaient le vide et cherchaient un support, quand ils s’enroulaient autour des barres, les efforts titanesques gonflaient les veines, le corps tressautait furieusement, des décharges de forces inimaginables, des énergies qui se propageaient dans le lit et l’animaient de soubresauts terrifiants, le poids au bout de la jambe plâtrée pendulait et tirait sur la barre qui lui traversait la cheville et il hurlait, il hurlait.
Il avait saisi le visage dans ses mains et il avait tenté de le maintenir.
« Christian, je suis là, je suis là, arrête de bouger comme ça, tu vas tout casser, arrête, je t’en prie, je suis là, Christian, c’est moi, c’est Yoann ! »
Les yeux exorbités le fixaient sans le voir, il pouvait plonger dans l’abîme de sa douleur tant les regards hallucinés dégorgeaient la souffrance intenable qui le dévorait. Une âme en feu.
Des râles interminables avaient remplacé ses suppliques, des grognements puissants qui remontaient des entrailles, comme une bête tapie dans son ventre, un monstre qui allait le déchirer, l’éventrer, jaillir dans un flot de sang, il avait senti la panique monter, il n’avait même pas pensé à l’alarme contre le panneau arrière du lit, il s’était allongé sur le corps trempé de sueur, il avait voulu étouffer la folie qui l’emportait, oh, ce regard, ce regard, les yeux avaient brutalement arrêté leur sarabande endiablée et l’avaient fixé.
Et la voix rauque avait jailli.
« Je te tuerai … Je te tuerai. »
Chaque mot bien dissocié, méticuleusement articulé.
« Je te tuerai … Je te tuerai. »
Tout s’était arrêté. Les tremblements, les spasmes, les cris. La phrase répétée l’avait apaisé. Et dans les yeux illuminés il avait vu sa conscience.
Il était revenu.
Christian l’avait senti, il avait perçu sa présence, il l’avait reconnu, il en était certain, ce n’était pas son regard comateux, il était là, avec toute sa lucidité, et il avait juste dit qu’il le tuerait.
Il s’était levé, des sanglots dans la gorge, il étouffait, la tête de Christian s’était tournée sur le côté, le corps immobile, juste l’alternance des respirations dans la poitrine décharnée, il avait reculé jusqu’à la porte, les mots en boucle dans ses oreilles, cette condamnation, comme s’il était un bourreau, comme s’il était responsable de son martyre, les sanglots, le dégoût, la haine qui monte, l’envie de l’étrangler, d’en finir, que tout s’arrête, qu’il sorte enfin de cette chambre, définitivement, qu’il ne mette plus jamais les pieds dans un hôpital, que sa mémoire soit vidée de tout ça, il avait ouvert la porte, il s’était appuyé au mur du couloir, il vacillait, une telle haine, toute cette force en lui, un magma qui allait le déchirer, la peur de se répandre, que cette énergie inconnue le pulvérise, il haletait, tant de forces, c’était à hurler, à hurler, il avait poussé la porte de secours, les regards affolés, l’escalier en béton, la lumière verte du petit bonhomme qui s’enfuit, il s’était engouffré sur le palier, il s’était assis, le souffle court, les jambes flageolantes, le cœur au bord des lèvres, des frissons comme des courants électriques, les larmes avaient coulé, un trop plein de peines, tant de détresses retenues, tant d’impuissance accumulée, cette peur constante de le perdre, qu’il disparaisse, qu’il s’évade, qu’il quitte cette dimension de souffrance, ce mal interminable, sans cesse relancé …
Charlotte était entrée. Elle avait dû le voir pousser la porte. Il avait levé les yeux puis il avait caché son visage dans ses mains tremblantes. La honte, une honte épouvantable, il ne devait pas craquer, il devait tenir, tenir. Elle s’était assise à ses côtés, elle l’avait enlacé en amenant sa tête contre son épaule, elle avait caressé ses cheveux, il avait regardé le tissu tendu de sa blouse, imaginé un bref instant la douceur des seins, il n’avait jamais touché le corps d’une femme, cette envie soudaine de poser sa joue, de sombrer dans la douceur, et la honte, une honte terrible, incommensurable, ce n’était pas lui qu’il fallait réconforter mais son frère. Que vivait-il dans ce corps torturé ? Dans quel espace infernal était-il enfermé ? Ce carcan enflammé de douleurs implacables, au-delà de tout ce qui pouvait être imaginé, au-delà du supportable, comment en échapper sinon à travers la mort ? Et lui qui s’acharnait à le maintenir en vie alors que ce n’était qu’un calvaire. De quel droit ? De quel droit ? Parce que c’était son frère ou pour sa propre fierté, par amour ou par défi ? Son orgueil l’autorisait-il à prolonger la peine ? Le dégoût de lui-même.
« Tu peux pleurer Yoann, tu en as le droit. Ce que tu fais est tellement formidable, tu as bien le droit de craquer de temps en temps. »
Oh, cette voix, comme elle était belle, si douce, si apaisante, ne pas pleurer, ne pas pleurer, ne pas sombrer, il ne s’en relèverait pas. Et Christian en mourrait. Il n’avait pas le droit. Il avait tout ravalé … Les larmes, la morve, la fatigue, la peur, la détresse, la honte, le dégoût, la haine … Tout … Cloisonné au plus profond. En se jurant de ne plus jamais leur laisser la moindre faille.
Il avait refermé lui-même la porte de sa geôle.
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