Le rôle de la finance dans le désastre écologique
- Par Thierry LEDRU
- Le 23/07/2021
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« Nous avons besoin de rien de moins que du démantèlement complet de la société industrielle mondialisée, de l’État, du capitalisme. Nous avons besoin d’une décroissance radicale, d’une dissolution de la société de masse au profit d’une multitude de sociétés véritablement démocratiques – fondées, donc, sur des technologies démocratiques. Ce que ni l’État ni son système judiciaire ne permettront ni n’encourageront jamais. Il va falloir se battre. »
"FAIRE SAUTER LA BANQUE " - JÉRÉMY DÉSIR-WEBER
Le rôle de la finance dans le désastre écologique
paru dans lundimatin#256, le 29 septembre 2020
Après dix années passées entre grandes écoles et trading à haute fréquence, Jérémy Désir-Weber démissionne avec fracas de son poste de cadre, dans le département des risques du marché, au siège mondiale de HSBC, au coeur de la City de Londres. Il livre son témoignage pour raconter la « genèse d’une révolte », son parcours, sa prise de conscience graduelle, notamment écologique, à notre époque « où s’abstenir de choisir, c’est encore choisir ». Il refuse désormais de contribuer à « ce que Riesel et Semprun appelaient l’administration du désastre et la soumission durable ». Radicalement. [1]
[1] Cette note de lecture nous a été transmise par la...
Il vient d’avoir 15 ans, en septembre 2008, lors de la faillite de Lehman Brothers. Ses amitiés suscitent « cette critique paradigmatique qui manque tant » à ses camarades de prépa, en « Maths sup », « futures élites scientifiques du pays dont les ébauches de conscience politique semblent sévèrement atrophiées », au point de projeter d’infiltrer la finance pour opérer un changement de l’intérieur, l’améliorer, l’humaniser.
Après le lycée Massena de Nice, il intègre l’École des Mines de Saint-Etienne, puis l’Impérial College de Londres, avec un premier stage à la Direction des risques du Crédit Mutuel, puis un second dans la filiale européenne de Tudor Investment Corporation, un Master de Probabilités et Finances et un premier poste d’analyste quantitatif pour la supervision des modèles de trading algorithmique au siège londonien d’HSBC de Canary Wharf.
Son récit personnel s’inscrit dans une série d’analyses, techniques mais parfaitement accessibles, de la crise grecque, du scandale des subprime, de l’affaire Kerviel, de celle des SwissLeaks qui met en lumière le financement du terrorisme par les clients saoudiens de HSBC, celle des Panama Papers avec la révélation de 11,5 millions de documents confidentiels…
Ses explications sont souvent glaçantes et justifient amplement sa révolte. L’argent de la City a financé l’expansion coloniale du Royaume Uni, ses guerres contre Napoléon et sa révolution industrielle. Les anciens « confettis » de l’Empire (Bahamas, Gibraltar, Jersey et Guernesey, îles Vierges britanniques et Caïman) sont devenus des paradis fiscaux, qui pratiquent l’évasion et la fraude fiscales en quantité industrielle, grâce à une large « cécité complaisante ».
Une loi sur la « séparation et la régulation des activités bancaires » a été adoptée en France en 2013, guère contraignante, d’autant qu’une part non négligeable des décrets d’application n’est toujours pas publiée.
La Hong Kong and Shanghai Banking Corporation (HSBC) est née il y a plus de 150 ans, lorsque les colons anglais choisirent le port de Hong Kong comme base pour conquérir le marché chinois. Ils se lancèrent dans le commerce de l’opium, déclenchant une guerre que les Britanniques remportèrent, obtenant la possession de la ville pour 99 ans. La banque fut créée par des commerçants impliqués dans le trafic de drogue. Elle aurait du fermer en 2012, suite aux révélations sur son implication dans le blanchiment d’argent des cartels mexicains et colombiens, mais s’en sortira avec une amende de 2 milliards de dollars, l’équivalent d’un mois de profit, inaugurant l’ère des entreprises « too big to jail » (trop grosses pour aller en prison), c’est-à-dire, au-dessus des lois.
Gérant 3 000 milliards de dollars, elle serait la cinquième puissance économique mondiale si elle était un pays. En 1997, alors que la Grande Bretagne restitue Hong Kong à la Chine, la banque déménage son siège à Londres mais décide de jouer sur les deux tableaux, en conservant le siège de ses affaires en Asie.
Jérémy Désir-Weber détaille les limites des contrôles mis en place sur le trading haute fréquence. Il faut vingt pages de descriptions à un enquêteur de l’AMF, « le gendarme de la bourse », pour décrire 20 millisecondes d’échanges et son tableur Excel est limité à un million de lignes alors qu’il doit gérer un milliard et demi d’ordres. Le droit suisse limite les amendes pour blanchiment à 5 millions de francs suisses.
« Les autorités délèguent aux banques le pouvoir de se contrôler toutes seules. »
Lors de son intégration chez HSBC, il est surtout invité « à surveiller toute attitude suspecte d’un potentiel lanceur d’alerte ! » Chargé de vérifier un algorithme avant sa mise sur le marché, il signale un nombre important de problèmes graves, un score prédictif si bas que jeter une pièce en l’air aurait été plus sûr, et refuse de donner un accord favorable. Cependant, sa hiérarchie l’obligera à modifier son rapport et d’affirmer que l’algorithme a besoin d’être en conditions réelles pour s’améliorer.
En clair, les banques sont trop grandes pour être contrôlées.
La découverte de son inutilité face à l’inertie et à l’impunité, s’effectue alors que démarre, fin 2018, le mouvement des Gilets jaunes, au départ mobilisés contre une taxe carbone qui se révélera avoir été conçue pour compenser l’allègement des cotisations patronales, et la campagne de Greta Thunberg, puis les actions du mouvement Extinction Rebellion en avril 2019, qui alimenteront sa prise de conscience écologique.
Participant, avec sa compagne, au blocage de Parliament Square, il entend pour la première fois parler du GIEC et découvre la gravité de la situation climatique. Il s’engage dans des associations désireuses « d’exploiter la puissance des données au service de l’humanité », puis décide de décortiquer toute la documentation disponible chez HSBC relative à ses engagements en matière de sustainable finance, la finance soutenable, ou finance verte, afin de rédiger un rapport, d’une cinquantaine de pages, à destination de sa hiérarchie, dont il livre ici une longue synthèse qui mérite amplement qu’on s’y attarde.
Il rappelle tout d’abord les multiples effets destructeurs de notre civilisation industrielle basée sur la croissance et les nombreuses mises en garde à ce sujet depuis le rapport Meadows en 1972, l’immense part de responsabilité des énergies d’origine fossile dans le dérèglement climatique et leur corrélation inévitable à la croissance, même lorsque celle-ci est (prétendument) verte.
Sur la base des objectifs de l’accord de Paris de la COP21, il prévient qu’un désinvestissement rapide et coordonné dans les énergies fossiles de la part des banques, s’accompagnerait d’une croissance faible, voire négative, à laquelle finance n’est pas du tout préparée, entrainant des faillites bancaires à moyen terme. L’inaction et la poursuite d’une croissance économique rapide jusqu’à l’épuisement des réserves actuelles, alors que les premiers impacts d’un pic pétroliers pourraient se faire sentir dès 2025, feraient courir le risque d’un effondrement systémique qui emporterait, à plus long terme, le secteur financier dans son ensemble.
« L’industrie financière navigue à l’aveugle concernant la crise climatique, l’intégralité de ses produits et instruments ayant été structurés sans prendre en compte leur influence sur un facteur conditionnant pourtant leur propre viabilité et, plus largement, celle des organisations économiques et sociales. »
Il démontre à ses supérieurs pourquoi les engagements de HSBC en matière de finance durable sont fragiles et comment leurs obligations vertes peuvent financer des énergies fossiles, listant les multiples faiblesses des contraintes, des évaluations, de l’ensemble des indicateurs et des méthodologies dans ce domaine.
Suite au rapport Charney, commandé par le gouvernement du président Jimmy Carter en 1979, qui confirmait le scénario du réchauffement climatique, la communauté internationale parvint, à la fin des années 1980, à un accord contraignant pour les États, contrairement à l’accord de Paris, afin de geler les émissions mondiales de GES au niveau de 1990, suivi d’une réduction de 20% en 2005, malgré les tentatives de blocage de l’industrie des combustibles fossiles. Ronald Reagan annonça ensuite un changement de paradigme et les lobbies industriels s’organisèrent contre le mouvement écologiste et la réglementation environnementale, mettant en doute la science et finançant les lobbies climatosceptiques.
Pourtant, depuis quarante ans, rien n’est venu contredire ces conclusions. Pour finir, il suggère aux dirigeants d’HSBC la mise en place d’une formation pour tous les employés sur ces sujets, la prise en compte systématique du coût énergétique à tous niveaux, esquisser des stratégies coopératives totales pour appliquer des politiques radicales de décroissance à l’échelle des groupes bancaires systémiques.
Face à l’absence de réaction de sa hiérarchie, il décide de donner sa démission et, espérant en amplifier l’écho, de la rendre public dans une lettre ouverte qui commence par ces mots : « Le capitalisme est mort. Et bien que ces terres encore vierges sur le point d’être broyées, que ces vies encore fragiles sur le point d’être noyées, ne verront peut-être jamais éclore leur lendemain, le capitalisme est bel et bien mort dans son essence, en tant que concept et force structurante de nos affects. Plus vite nous rendrons les armes avec humilité devant cette incontournable réalité, plus la vie dans sa diversité aura de chances de se régénérer. »
Seul un site internet acceptera de la publier. De désillusion en désillusion, il poursuit sa conscientisation. Si son rapport, puisqu’il espérait réformer le système, s’inscrit dans la tendance de plus en plus populaire de la colapsologie, il découvre sur le site animé par Nicolas Cazeaux, Le Partage, un article de celui-ci qui lui permet de comprendre que la catastrophe est la civilisation industrielle, que son effondrement constituerait la fin du désastre : « La collapsologie renforce l’identification toxique de la plupart des gens qui vivent au sein de la civilisation industrielle à cette culture mortifère, au lieu d’encourager leur identification au monde naturel. » Il regrette de n’avoir pas suffisamment insisté sur les énergies dites « renouvelables » qui ne font qu’alimenter la fuite en avant, ouvrant surtout de nouveaux marchés pour alimenter la croissance, et sont inefficaces à stopper le ravage.
Il comprend également le rôle central de l’État, avec ses lectures de oeuvres de James C. Scott, Marshall Sahlins et David Graeber, ainsi que d’un livre signé Désobéissance Écologie Paris, Écologie sans transition, dans lequel il lit que « L’écologie ne peut pas être un ensemble de mesures que l’on exige de l’État, puisque celui-ci a pour fonction de garantir une économie de croissance : il ne peut rien pour nous, mais peut tout contre nous. »
Dans un autre article à propos de L’Affaire du siècle, un procès climatique contre l’État, Nicolas Cazeaux explique : « Nous avons besoin de rien de moins que du démantèlement complet de la société industrielle mondialisée, de l’État, du capitalisme. Nous avons besoin d’une décroissance radicale, d’une dissolution de la société de masse au profit d’une multitude de sociétés véritablement démocratiques – fondées, donc, sur des technologies démocratiques. Ce que ni l’État ni son système judiciaire ne permettront ni n’encourageront jamais. Il va falloir se battre. »
Toujours animé par sa volonté réformiste, il rencontre, avec d’autres anciens élèves, la direction de l’École des Mines de Saint-Etienne et participe pendant un an à l’élaboration d’un module qui sera finalement rejeté. Puis il accepte de comparaitre comme expert au procès d’une douzaine d’activistes suisses poursuivis pour avoir occupé les locaux du Crédit Suisse dans le cadre d’une manifestation non-violente et festive. Une fois déconstruits les éléments de langage de la banque, il affirme que l’action directe et la désobéissance civile sont les seules solutions pour alerter l’opinion publique et que la seule façon pour les banques d’infléchir positivement leur politique écologique serait « un auto-démantèlement ».
Le juge acquittera les activistes, considérant que leur action se justifiait au vue de l’urgence climatique, invoquant l’état de « nécessité licite ».
En conclusion, il invite à « se réapproprier les conditions de sa propre subsistance en réunissant les savoir-faire permettant de s’émanciper de ce système », « d’intensifier et relier entre elles les alternatives citoyennes et réseaux d’entraides », « adopter, développer, enrichir, en complément, une approche offensive, en s’attaquant au coeur du système », « identifier les fragilités des institutions et infrastructures – énergétiques, industrielles, pétrochimiques, financières, etc – responsables du désastre écologique et humain en cours, impossibles à réformer, puis encourager, voire participer à leur démantèlement ».
Évidement son cheminement intellectuel est un peu plus complexe et s’il nous en livre toutes les étapes, nous n’avons pu les rapporter en détail. Nous espérons toutefois être parvenu à en restituer les grandes lignes sans trop les dénaturer.
Jérémy Désir-Weber réalise une excellente synthèse des enjeux écologiques actuelles, ainsi qu’un brillant et glaçant exposé sur l’emprise des institutions financières sur notre système économique et industriel, vulgarisant des mécanismes financiers particulièrement complexes. Tout est dit. Ce livre aidera les personnes « souffrant de dissonance cognitive entre leur travail et leurs valeurs » à « résister aux fausses solutions ».
« Que ce soit par la parole, par l’écrit, par le blocage, par l’autonomie, par l’entraide, par la démission, par le sabotage : faisons sauter la banque. »
FAIRE SAUTER LA BANQUE
Le rôle de la finance dans le désastre écologique
Jérémy Désir-Weber
250 pages – 15 euros
Éditions Divergences – Paris – Septembre 2020
www.editionsdivergences.com
Jérémy Désir-Weber a aussi fondé, avec sa compagne Mathilde, l’association « Vous n’êtes pas seul », pour conseiller et soutenir toutes celles et ceux qui souhaiteraient « participer à l’offensive écologique depuis leur position professionnelle ».
[1] Cette note de lecture nous a été transmise par la Bibliothèque Fahrenheit 451.
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