LES ÉGARÉS : L'Ange et la mort (12)
- Par Thierry LEDRU
- Le 26/01/2019
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J'ai repris ce roman.
Je l'ai écrit, il y a dix ans.
Et depuis ce temps, j'ai réalisé bien davantage encore à quel point ma vie a été modelée par ces jours et nuits de veille. Je sais par exemple que c'est là-bas que j'ai commencé à méditer. Sans savoir que je le faisais, sans y mettre de mots. Je sais que c'est là-bas que j'ai découvert l'incommensurable puissance émotionnelle de l'amour. C'est là-bas que j'ai découvert la force immense de la prière. Celle dont les mots ne viennent pas d'un livre liturgique mais du cœur. De son propre cœur.
L'énergie infinie de la vie en soi.
Le lien avec la nature, un arbre, un parterre d'herbes sauvages, les nuages, le ciel, les oiseaux.
La méfiance envers le monde humain et l'accueil inconditionnel de l'amour quand il survient.
LES ÉGARÉS
Deux mois qu’il n’avait pas quitté Christian, deux mois qu’il n’était pas sorti de l’hôpital. Il avait veillé son frère comme on surveille une bougie et il avait fait de son amour pour lui une réserve de cire, l’interdiction de l’usure des forces, l’interdiction de l’affaiblissement de la flamme. Il ne savait pas si cela avait contribué au maintien de la lumière dans l’âme de Christian mais il percevait dans son propre espace intérieur l’émergence d’une force qui le bouleversait, une révélation dont il ne pouvait encore mesurer l’importance.
En quittant le couloir des urgences, il avait réalisé qu’il allait sortir de l’enceinte de l’hôpital.
Il s’était arrêté, le cœur battant.
Une autre vie.
Un autre monde.
Des gens heureux, affairés, perturbés, inquiets, amoureux, insouciants, des voitures, des vitrines, le bruit de la ville, les couleurs, des odeurs.
Plus de murs aux peintures délavées, les effluves écœurants des désinfectants, les blouses des infirmières, les visages abattus des visiteurs, les voix mesurées ou les pleurs, le roulement des chariots, les appels dans les chambres, les sonneries sur le panneau lumineux des salles de veille, les émanations rebutantes des nourritures industrielles, les fenêtres closes, les horizons limités, le silence interminable des nuits, l’ombre invisible de la mort.
Une nuit, il avait imaginé être dans la mort elle-même. La vie luttait à l'intérieur pour survivre, se reproduire et s'étendre... La vie était comme un cancer pour la mort. Elle la rongeait. Il était fier de participer à cette lutte, à cette multiplication acharnée des cellules vivantes dans le corps de la mort.
Il avait traversé le parc de l'hôpital puis l’immense parking. Son trouble avait enflé conjointement à la rumeur des rues. Il avait pensé au prisonnier qu’on lâche dans la ville après des années d’enfermement.
Premier trottoir.
Il s’était dirigé vers le centre-ville.
Un autre monde.
Tous ces gens pressés qui ne savaient rien de l’hôpital, qui ne voulaient sûrement pas en entendre parler, qui géraient leurs existences agitées comme si tout devait durer.
Un groupe de jeunes croisés sur un passage-piétons. Ils riaient. Il suffisait pourtant d’un chauffard pour que certaines vies s’arrêtent, que d’autres soient projetées dans un monde de douleurs, d’opérations, de rééducations, de médicaments, de dépendance, de dépressions. Ils ne savaient rien de la vie. Parce qu’ils ignoraient que la mort les guettait. Et pire que la mort encore : la souffrance.
Il avait senti avec une force immense qu’il n’appartenait plus à ces groupes humains, à cette frivolité juvénile, qu’il ne pouvait plus supporter cet aveuglement entretenu, il avait eu envie de crier, de leur dire de se taire, de penser à tous les corps brisés qui luttaient jours et nuits sans connaître l’issue du combat, qui s’accrochaient désespérément au goutte à goutte suspendu au-dessus du lit, l’attente d’une opération de la dernière chance, le corps qui se morcelle, la lucidité de l’esprit qui enregistre chaque dégradation, chaque symptôme, la moindre douleur autopsiée, les médecins qui défilent avec leurs contingents d’adorateurs, leurs dossiers et leur suffisance, leur inhumanité diplômée.
Il n’était plus de ce monde.
C'est de ce jour qu'il avait toujours marché en ville les yeux baissés et les yeux levés dans la nature.
Tous ces gens mourraient un jour, demain ou dans vingt ans, quelle importance. La mort était déjà dans leurs cellules, elle les dévorait, insidieusement. Nous n’étions jamais seul. La mort, en nous, était une compagne fidèle.
À moins, comme il l'avait imaginé, que nous naissions au cœur de la mort et que nous devions apprendre à y survivre. Certains ne tenaient pas longtemps et nourrissaient très vite le terreau des cimetières. D'autres s'acharnaient. Par défi. Vivre de toutes ses forces et épuiser la mort de l'intérieur.
Centre-ville, rue de Siam. Il descendait vers le port militaire. Des parfums iodés. Le cri d’un goéland par-dessus les toits.
C’est là qu’il l’avait vue.
Elle marchait vers lui. Une tenue, une grâce, une fluidité qui l’avait bouleversé. Un choc inattendu, inespéré, comme si elle évoluait au cœur du monde sans en être aucunement atteinte, comme si le monde n’avait aucune emprise sur elle. Toutes les pensées avaient jailli comme un éclair, une fulgurance qui avait effacé en lui deux mois de cauchemar.
Une longue robe blanche, une chemisette bleu ciel, froissée comme du papier crépon, elle marchait les yeux baissés, de longs cheveux blonds flottant sur ses épaules, le balancement mélodieux de ses bras, la rondeur de ses seins sous le tissu, pieds nus dans des sandales à lanières qui remontaient sur ses chevilles, dix mètres, il allait la croiser, il s’était arrêté pour retarder l’échéance, le souffle coupé, plus de bruits, plus de mouvements, la ville avait disparu, il ne restait qu’une bulle protectrice, un espace protégé, elle avait levé le visage, elle l’avait regardé, la profondeur d’océan de ses yeux, immenses, bleus, lumineux, il n’avait plus bougé, catalepsie contemplative, elle avait souri, un soleil sur la peau lisse de ses joues, une fleur épanouie, le galbe rosé de ses lèvres, toute la beauté du monde, une envie immense de pleurer, de tomber dans ses bras et de pleurer, de vider toute cette horreur accumulée auprès de son frère, là, sur l’épaule de cette jeune fille, sans bouger, respirer le parfum de sa peau, s’enivrer de douceur, laisser couler les douleurs et s’abandonner à la quiétude, aucun désir, juste la paix, tout oublier.
« Bonjour. »
Elle était passée en l’enlaçant de sa voix.
Le miel de ses notes avait ruisselé en lui et s’était lové au creux de sa mémoire.
Il pourrait la retrouver aujourd’hui au milieu d’une foule, juste sa voix, deux notes comme une mélodie soyeuse, une caresse indicible, au-delà des choses connues.
Il s’était adossé à une vitrine, les jambes tremblantes, il ne savait même pas s’il avait répondu, il l’avait regardée s’éloigner, elle flottait au milieu des arabesques de sa robe, suspendue par la grâce, intouchable, intemporelle, une fée.
Un cadeau d’ange.
Retour.
Il avait acheté le disque tant désiré. Il avait demandé à en écouter les premières notes dans le magasin.
Dom… dom… dom, dom, dom…
Cristallin.
Les bâtiments de l’hôpital. Si grands.
Il s’était arrêté dans la traversée du parking. Il avait levé les yeux.
Combien d’âmes en souffrance, combien de corps brisés, de vies sur le départ ? Certains en sortaient, aussitôt remplacés, certains y restaient, on les descendait à la morgue, la famille venait chercher le corps, une camionnette noire, le cimetière, des fleurs, des prières, le trou dans la terre, les proches qui pleurent.
Évaluer le nombre de fenêtres. Le nombre de patients. Deux par chambre, le plus souvent.
Combien allait mourir avant la fin de la journée ?
Il avait repris son avancée vers la ligne de front, le couloir d’entrée des urgences puis l’escalier vers le service de neurochirurgie.
Les cris, les pleurs, les drames, les horreurs, tout était contenu dans les murs blancs, il le sentait, rien ne disparaîtrait jamais.
Il faudrait raser et brûler chaque pierre, tout réduire en poussière puis tout disperser dans l’océan.
Il marcha dans les couloirs. La jeune fille flottait dans son âme.
Elle dansait sur les notes de piano.
La grâce d’un ange.
Septicémie.
La broche qui consolidait le fémur. Infection nosocomiale. Les chirurgiens avaient décidé de recommencer. Nouvelle anesthésie. Combien Christian en avait-il eue ? Il ne savait plus. Nouvelle attente, les poings serrés. Cette concentration des forces.
Il savait désormais parfaitement s’y prendre.
Aucune déperdition d’énergie, une limitation des pensées, juste le maintien du contact avec Christian, il était avec lui, en lui, au cœur de sa survie, dans le courant de son sang, chaque pulsation de son âme, une sollicitation constante de son esprit, ne pas le laisser partir.
« Je suis là Christian, je suis là, avec toi, je t’attends. »
Il avait imaginé se glisser dans une artère et remonter au cerveau, murmurer au cœur des cellules la nécessité de tenir, de ne rien lâcher, il était là, à l’intérieur, sa vie comme un don, son énergie comme une réserve inépuisable, une offrande, enlacer la vie éreintée de Christian, la réconforter, lui prodiguer tout son amour, toute sa force, établir un barrage contre la Mort, dresser des murailles, consolider les brèches, être à l’intérieur comme un guerrier farouche. Le sabre de l’amour prêt à trancher les armées de la Faucheuse.
Il s’était installé dans le parc, sur un banc. Face à un cèdre majestueux. Adossé, les jambes étendues, il avait basculé la tête en arrière, les yeux fixés sur l’horizon vertical, une échappée par-delà les murs immenses des bâtiments, le ciel translucide semblait imiter les espaces océaniques, quelques risées écumeuses, des courants résistants à la dilution dans le corps immense, des chapelets de récifs cotonneux, la rumeur de la ville montait comme une houle indocile, quelques éclats parfois comme des vagues à l’assaut des écueils, des oiseaux blancs dérivaient sur les grands fonds, leurs arabesques lentes suivaient les vents solaires, des chemins invisibles qu’ils savaient deviner, tant de paix, cette douceur du monde par-delà les enceintes.
Christian ne pouvait pas partir, il devait replonger dans cet amour, goûter encore aux bonheurs simples, à la vie câline, sans intention, juste la contemplation, l’abandon, la quiétude des émotions originelles, la connivence, l’osmose.
« Ne pars pas Christian, je t’en prie. La vie a besoin de toi.»
Toutes ces prières, cette force diffusée, cet attachement fraternel qu’il maintenait.
Le cèdre lançait vers la lumière son sommet tabulaire, enivrant l’espace de senteurs résinées, des peuples de branches s’étalaient sur des plages de vide, dominaient la pesanteur comme des tapis suspendus, les aiguilles avides captaient les jus nourriciers, le tronc fiché dans la terre jaillissait telle une aiguille rocheuse, une colonne végétale, massive, compacte, dressée contre le Temps, des arrondis de racines couraient sous la surface, étendant leurs ancrages, tellement de forces, tellement de vie. Née d’une graine infime. Il avait pensé au germe de vie que ses parents avaient créé, Christian unifié dans le secret intime de sa mère, la fusion émotionnelle de deux amours au service de la vie. Il était impossible que ça s’arrête. Pas maintenant.
Christian était remonté du bloc. Placé immédiatement dans une chambre stérile. Ils ne pouvaient aller le voir que deux heures par jour. Ils enfilaient une longue blouse, des chaussons en papier, ils cachaient leurs cheveux sous un fichu, portaient un masque devant la bouche. Tout devait être jeté à chaque fois. Christian ne réagissait à aucune sollicitation, il maigrissait, cinquante kilos pour un mètre quatre-vingt-seize. Branché sur des perfusions aux aiguilles épaisses.
Charlotte passait prendre des nouvelles.
« Ne désespérez pas, il est bien suivi. On sait traiter ce genre de problème désormais. Mes collègues m’ont dit que les médicaments étaient efficaces. »
Ils ne la croyaient pas vraiment.
Ils regrettaient les crises de folie. Christian y était plus vivant que dans ce sommeil mortuaire.
L’épuisement de ses parents. Tous ces allers-retours, leur travail, les heures d’angoisse, l’inquiétude d’une sonnerie téléphonique, un appel qu’ils avaient sûrement imaginé. Ils les avaient vus vieillir, perdre le sourire, le goût de la vie.
La masse solide de son père fléchissait, les épaules tombaient, le visage sombre, abattu.
Sa mère semblait tendue à se rompre, aux aguets, comme un filament fragile, juste préservé par la vie suspendue de Christian.
Comme un cordon ombilical restauré et le refus de la lame qui le tranche.
Tenir, tenir. Ne pas couler en entraînant les autres, ne pas être celui qui perd pied, tenir, tenir, pas de faiblesse, l’interdiction de sombrer. On ne coule pas devant un rescapé. On le veille, on lui transmet son énergie, on résiste à tous les courants sombres, on lutte, on se bat, on le maintient à la surface.
Cette impression de flotter au milieu d’un océan d’incertitudes et de ne pas avoir le droit de s’enfoncer. Penser constamment à celui qui reste, à la détresse de sa solitude intérieure, à cette lutte viscérale contre l’invasion morbide.
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