LES ÉGARÉS : sur l'amour (13)

 

 

 

 

 

2014 02 25 18 28 29

LES ÉGARÉS 

 

 

 

 

 

 

13

« La vie réelle, c’est ce qui se manifeste à soi-même dans le vécu de la conscience. Le reste, ce ne sont que les conditions extérieures de vie. Le problème d’une majorité d’humains vient du fait que ces fameuses conditions représentent la trame de leur vie intérieure, qu’ils limitent leur propre extension spirituelle à l’agitation frénétique de leur existence sociale. Ils se contentent de faire et en oublient d’être. Et pour noyer les soubresauts occasionnels de l’âme bafouée, ils se projettent sans cesse dans un temps psychologique qui leur donne l’illusion d’une maîtrise. L’alternance constante entre la nostalgie doucereuse du passé ou les traumatismes anciens et la peur d’un avenir incertain ou l’espérance d’un avenir meilleur, ce chaos temporel les prive de l’instant. Ceux-là ne sont jamais là. Ils n’existent pas. Ils coexistent avec leur être réel, comme deux voisins, sans parvenir à créer la fusion magnifique qui s’offre à eux. Cette identification à leurs rôles les protège de l’angoisse du vide.

- Et, dès lors, ils ne peuvent pas réaliser que ce vide est la vie réelle. Et qu’il permet l’éveil à la présence et à vouloir se protéger, ils se condamnent.

- Leslie et Yoann sont sur le chemin. Ils ne le savent pas et leurs tourments leur apparaissent comme des épreuves et non comme des opportunités. Mais ça viendra. Dans cette vie. Ou plus tard. »

 

L’impression pesante que cette impossibilité d’arrêter le flot des pensées suffit à poser un couvercle sur le réceptacle où tourbillonne l’amalgame hétérogène, la bouillie insipide des réminiscences accumulées, les souvenirs fossilisés, les inquiétudes chroniques, les tourments ingérables. Qu’il suffirait de cesser de penser, d’opérer l’esprit par une lobotomie volontaire pour que disparaisse dans le vide d’une plénitude espérée le magma perpétuel des questionnements ressassés.

Mais cet espoir, par l’insatisfaction inévitable qu’il déclenche, entretient lui-même la source profonde des ressentis douloureux. L’espoir est un poison, elle le sait, une intoxication inconsciente, immature, futile, illusoire, le ferment des tristesses qui tombent, des sanctions érigées sur l’autel des films intérieurs, un cinéma de basse fosse.

Elle n’a pas de solution. Elle voudrait trouver le bouchon au fond du réservoir, retirer rageusement cet obstacle à l’évacuation et contempler le tourbillon disparaître dans le siphon vorace, se vider des résidus, retrouver le vide originel.

Le vide originel.

Est-il accessible ? Existe-t-il une méthode favorisant l’émergence de la pureté enfouie ? Elle devine en elle, dans les profondeurs de l’esprit envasé, la blancheur cristalline d’un calice souillé de salissures, des boues ingérées par un mental perturbé. Elle reconnaît que ce Mal en elle n’est pas une intrusion forcée, un viol de son intimité spirituelle. C’est elle qui s’est laissée envahir. Elle est l’unique fautive.

Simultanément, cette constatation nauséeuse l’encourage car elle perçoit dans cet abandon néfaste la possibilité d’une révolte, une rébellion cathartique, une épuration volontaire. Elle n’est pas condamnée à l’emprisonnement puisqu’elle a constitué elle-même les murs de sa geôle. Personne ne la retient prisonnière. Elle est son propre bourreau. Il ne lui reste qu’à inverser le fonctionnement. Une question de lucidité.

Dans son esprit embrasé jaillissent des espoirs mirifiques, une onde de chaleurs revitalisantes.

Et aussitôt l’éventualité d’un échec, le gigantesque défi que ce projet représente, la faiblesse dont elle a fait preuve jusque-là, l’exigence nécessaire, la charge émotionnelle de ses imbrications amoureuses, maternelles, familiales, sociales, professionnelles...

La solitude n’est-elle pas indispensable, l’absence de volonté le ferment nécessaire, l’acceptation de la vie une clause indéfectible ?

Impossible pourtant de croire que ce lâcher-prise puisse être autre chose qu’une condamnation irrévocable, une chute programmée dans la détresse cuisante des désirs anéantis.

S’éloigner de Yoann et des enfants. Pas seulement à travers une randonnée solitaire mais dans une situation totalement neuve, étourdissante, exaltante, une expérience qui lui permettrait de briser les chaînes mentales qui la relient à la famille et à ce passé commun dont elle ne parvient pas à se libérer. Créer un présent vierge de tous souvenirs. Découvrir enfin l’être intime, sans identification, sans reconnaissance, sans pression. Être ailleurs. Loin. Et plonger en soi.

Elle ne voit pas d’autre solution.

Une autre vie, pour ne plus souffrir de celle-ci.

Christian.

Quatre mois de survie.

Une remontée lente vers les bonheurs à saisir, une existence à étreindre, oublier l’antichambre de la mort, ne plus penser à ceux qui y croupissent, regarder la mer, les soleils couchants, marcher sur la terre, s’abandonner aux rires, retrouver le goût délicieux de l’insouciance.

Chaque instant était un défi, chaque journée passée une vie réussie, l’impression de s’éloigner progressivement du bord de la falaise, l’appel du précipice, l’écrin reposant de la tombe.

Christian avait repris des forces. Suffisamment pour entrer de nouveau dans le bloc opératoire. Reconstituer le front. Une prothèse. Et une première médicale.

La science l’avait sauvé, affirmait-elle.

Maintenant elle allait lui rendre figure humaine, combler le vide sous la peau flétrie, ouvrir de nouveau la boîte crânienne, regarder palpiter le cerveau dénudé, mouler une coque en plastique, la placer dans le réceptacle, sans rien déranger, refermer, recoudre, provoquer le réveil.

Lui, il savait bien que Christian ne pouvait pas mourir. La science … Elle avait évidemment eu un rôle primordial.

Mais ce patient aurait tout de même dû mourir.

C’était ce que la science avait annoncé avant de se targuer de l’avoir ramené à la vie.

L’histoire n’était pas finie.

Lui, il le savait. Un livre se lit jusqu’à la dernière page, jusqu’au dernier point, jusqu’à l’ultime émotion.

L’émotion ne s’était jamais éteinte. Elle avait incrusté son empreinte sur son existence, comme une marque aux fers rouges.

 

 

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