Les lacs de montagne et l'écriture
- Par Thierry LEDRU
- Le 15/02/2020
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Hier, une lectrice assidue de mes romans m'a écrit que dans la plupart de mes histoires, les lacs de montagne avaient une place.
Oui, c'est vrai... J'y ai repensé pendant la sortie du jour en raquettes à neige dans le secteur du lac des grenouilles couvert par la neige.
J'aime beaucoup les lacs de montagne. Nathalie aussi. La plupart du temps, on prend un moment en y passant, on s'y baigne. On écoute, on contemple.
"Ils sortirent du hameau à petits pas. Elle le guida vers le lac d’en Haut. Ils marchèrent en silence, les yeux captés par l’immobilité des lieux, la douceur des lumières, le ciel lissé tel un drap tendu. Ils débouchèrent sur le bord supérieur du lac, une cuvette parfaitement tracée, un travail minutieux et régulier. Des pelouses alpines, des herbes rases parsemées de peuples de pierres, des amoncellements figés comme des spectateurs émerveillés. Aucune risée sur la surface cristalline, des eaux claires, pas de plantes, aucun oiseau, rien.
Rien. Et le silence.
« Vous savez que c’est un lac d’origine volcanique ? expliqua-t-elle. Les biologistes appellent ça un milieu oligotrophe, c'est-à-dire presque privé de tout élément nutritif. C’est très rare. Il n’y a aucun élément chimique dans cette eau, aucun rejet de produits phosphatés ou de résidus d’engrais. Même les pluies qui tombent ici ne suffisent pas à en altérer la qualité.
- Il n’y a pas de poissons ?
- Si, il doit bien y en avoir, j’ai déjà vu des pêcheurs. Il y a aussi des plantes carnivores qui poussent par ici. La droséra à feuilles rondes et il y a plus de mille cinq cents espèces faunistiques et floristiques dans les tourbières de la région. Beaucoup de visiteurs à la Godivelle sont des naturalistes attirés par l’exceptionnelle diversité de la vie. J’aime beaucoup la ligulaire de Sibérie, elle est magnifique, je vous en montrerai.
- Une plante de Sibérie ? Ça donne une idée du climat. Comment ça se passe l’hiver ici ?
- Rude et magnifique. Des tempêtes de neige impressionnantes. L’hiver 95, on a eu plus de neige cumulée qu’en Haute Savoie. Il vous faudra un 4X4 pour vous déplacer tranquillement, c’est vraiment conseillé. Ici, les gens du pays s’en passent pour certains, ils savent s’y prendre mais il faut beaucoup d’expérience. »
Il ne dit rien de ses desseins. Son séjour était provisoire, il n’avait jamais eu l’intention de supporter un hiver. Mais l’idée s’imposait désormais avec une force phénoménale et il réalisa que l’éventualité de partir devenait insupportable.
Il ne répondit rien, incapable de s’avancer, figé par la peur des conséquences.
Elle devina un trouble, une inquiétude sur son visage, elle le vit se retrancher, fuir ses regards. Elle n’osa pas proposer son soutien pour les jours de neige. Tellement d’implications, de projections, d’hypothèses, c’était si loin, si incertain. Est-ce qu’il serait toujours là ? Cette pensée la perturba. Une peur. Oui, Paul était là, en elle, elle ne pouvait se le cacher et c’était délicieux, si inattendu aussi, si étrange dans l’enchaînement des circonstances. Et cet espoir des jours à venir insufflait à l’inverse la possibilité d’une déception. Son amour de la lucidité n’y pouvait rien. C’était humain.
Elle s'accorda avec délectation la présence de la peur au regard des bonheurs imaginés.
« C’est vraiment un paysage sublime, » murmura-t-il.
Elle le regarda tourner sur lui-même. Il la dépassait d’une demi-tête. Un bel homme. Des ridules au coin des lèvres. Elles s’animaient quand il souriait, une espèce d’éblouissement. Elle aimait le faire sourire.
« Oui, vous aviez raison tout à l’heure, Diane.
- À propos de quoi ?
- J’ai eu de la chance. Non… J’ai de la chance. »
Il ne bougeait plus, les yeux rivés sur l’horizon.
« Je ne serais jamais venu ici si mon cœur n’avait pas lâché. »
Elle aurait aimé l’entendre dire qu’il ne l’aurait également jamais rencontrée. Puis, elle se reprocha ses attentes infantiles.
« J’ai vu des plages sous les tropiques, j’ai vu des mers turquoises, des couchers de soleil à l’autre bout du monde et je n’étais jamais venu ici. Et je n’y serais jamais venu. Pas assez exotique sans doute. Mon ex-femme aurait éclaté de rire si je lui avais proposé un séjour à la Godivelle. Et je suis incapable d’expliquer clairement ce qui me touche autant dans ces paysages. Un troupeau de vaches, une colline, des bois, les prairies, un ciel bleu parsemé de voiles blanchâtres, l’immobilité et le silence. Oui, je crois bien que c’est ce silence qui me comble le plus. À croire que je n’ai vécu jusqu’ici que dans un tumulte incessant. J’ai l’impression qu’en moi se sont coupés des haut-parleurs multiples, des tumultes contre lesquels je ne pouvais rien. »
"Quand il déboucha sur le parking, le fourgon vert était toujours là, rangé au bord d’un carré d’herbe grasse, à l’orée d’un sous-bois. Les deux personnes assises en tailleur sur un grand tapis. Face à face. Torse nu pour l’homme, une chemisette légère pour la femme. Immobiles, les mains, paumes ouvertes tournées vers le ciel. Une séance de yoga. Il passa rapidement, sans bruit.
Il accrocha son vélo et rentra. Par la vitre arrière, il pouvait voir l’étrange duo. La cinquantaine flamboyante. L’homme bien bâti. La femme semblait assez grande, elle avait de très beaux cheveux lisses, très longs, une posture très droite, impressionnante.
Il les observa discrètement pendant une vingtaine de minutes. Ils changèrent plusieurs fois de positions. Un enchaînement appliqué conclut la séance. Une salutation respectueuse. Ils roulèrent le tapis et disparurent dans le fourgon.
La soirée s’installa silencieusement, avec discrétion, la lumière changea imperceptiblement et il décida de sortir avant que la nuit ne s’installe. Seuls les deux fourgons indiquaient une présence humaine. Il descendit vers le lac. Il se déshabilla et entra dans l’eau jusqu’aux cuisses. Il se lava puis il se rhabilla, posa sa serviette sur un rocher et marcha le long du bord.
Il observa la clarté du lac et songea aux fonds terreux dans lesquels ses pieds s’étaient enfoncés. Des courants de salissures s’étaient répandus autour de lui, jusqu’à la surface, étouffant sous des reflets d’ombres, l’éblouissante pureté. Il avait attendu sans bouger que la paix revienne. C’est la tranquillité de l’immensité qui maintenait la transparence. Plus lourdes que les particules d’eau, toutes les impuretés avaient fini par se déposer. C’était inévitable. Il songea alors qu’il devait agir de la même façon avec son âme. Abandonner toute agitation inutile, se concentrer sur la paix intérieure, n’espérer que la limpidité et refuser les remontées boueuses. C’est la dictature des pensées négatives qui entretenait l’opacité de notre âme. Et les luttes internes pour contrer cet envahissement créaient elles-mêmes de nouveaux remous. Il fallait abandonner toute agitation, la clarté s’imposerait peu à peu. Ne pas craindre l’eau troublée, simplement ne pas y penser. L’absence de peur contenait l’embryon d’un nouvel être. Il se promit de rester vigilant et de ne favoriser désormais que la purification. Ici, dans cette paix absolue, cette nature accueillante et apaisante, le chemin s’ouvrait. Il sentait qu’il avait fait enfin ses premiers pas, qu’il commençait à savoir marcher."
"
L’attirance de l’eau, comme un appel, une étreinte à vivre.
Elle ne chercha pas à comprendre. Comme un exutoire corporel aux révélations de son âme, comme un besoin irrépressible d’user de son corps comme d’un outil de validation des acquis.
Elle jaugea la distance vers l’autre rive, un bassin olympique environ.
« Je fais toute la traversée, » lança-t-elle, déterminée.
Elle plongea avant même que Sat réponde et lança aussitôt la mécanique du crawl, alternance des bras, battements puissants des jambes, respirations à trois temps, les yeux buvant les couleurs sombres déposées sur les fonds, des sables crémeux, des tapis gris de galets millénaires, son visage enveloppé par des nuages de bulles lorsque ses mains fendaient l’eau.
Une euphorie merveilleuse, comme une combinaison chaude qui l’isolait.
Elle décida d’imiter le son de l’Univers et à chaque expiration, elle produisit une note continue, un souffle de mammifère marin, des modulations infimes, des sons de gorge.
La vibration propagée dans son crâne, dans sa poitrine, dans son ventre, elle en suivait le parcours, elle en percevait la profondeur, comme une pénétration des fibres.
Elle vit la pente remonter vers la berge. Elle voulait d’un aller-retour dynamique. Elle posa les pieds au sol, jeta un regard amusé vers Sat à quelques mètres d’elle et repartit dans l’autre sens.
Cette force immédiate qui l’enflammait désormais, cette vigueur juvénile, elle en aimait l’étendue.
Sa vision prit une ampleur de télescope.
Le chant des bulles dans ses oreilles, la mélodie répétitive des souffles, l’habillage mouvant de l’eau sur l’intégralité de son corps, un enveloppement sensuel, des caresses liquides qui l’envoûtaient.
Cette impression soudaine de s’abandonner à l’étreinte, de s’ouvrir à un amant.
C’est là qu’elle sentit l’eau entrer en elle.
Sur toute la surface de son corps.
Et l’eau de ses organes se mêler à l’invasion dans un tourbillon scintillant.
Elle n’arrêta pas de nager pour autant, il n’y avait aucune peur, les yeux ouverts, elle voyait passer les bulles générées par ses mains, elle perdit totalement la sensation des frontières, celle de sa peau et celle de l’eau, il n’y avait plus qu’une seule présence, une fusion moléculaire.
L’ébullition de son corps réchauffait l’eau du lac, elle devinait des étreintes, des énergies communes, des allégresses cellulaires, l’impression d’un rayon lumineux goûtant l’étrangeté de l’espace liquide, une rencontre improbable qui l’envoûtait, une disparition de la forme, une évaporation de la matière.
Elle entendit alors les houles agitées des mers en furie.
Elle vit passer dans les grands fonds des cachalots en bande et des baleines blanches qui illuminaient les noirceurs.
Elle entendit les pluies d’orage et la marche des glaciers, elle entendit les avalanches et le silence de la gelée.
Elle s’envola dans les nuées transparentes et rejoignit les nuages. Elle retomba aussitôt en flocons argentés, elle tapissa les sommets puis elle fondit dans l’été.
Elle coula dans un torrent et finit sa course dans un lac de montagne.
Métamorphose des éléments connus, symbiose moléculaire, l’énergie commune chantait en elle une mélopée enchanteresse.
Elle aurait pu nager la nuit entière quand elle effleura un rocher. Le bord était là et elle dût se relever."
J'ai vécu, enfant, au bord de l'océan et il représentait une énigme immense, un mystère insondable. J'avais devant lui l'impression de disparaître, d'être si insignifiant que jamais, je ne pourrais en saisir la moindre parcelle. Je faisais de la voile, j'aimais jouer avec le vent. je nageais beaucoup aussi et parfois en prenant des risques importants, des traversées longues, sans aucun accompagnement, des heures de crawl...Lorsque je regardais les noirceurs à travers mon masque, j'avais parfois des peurs intenses et à d'autres moments des envies d'explorations... Je sais que je suis parti vers les montagnes car il y avait dans cette atttirance des profondeurs un défi qui n'était pas à ma mesure et qui aurait fini par m'emporter...Il était vital que je monte vers les sommets...
"Il sanglote et s’agite. La douleur a ranimé les connexions éteintes, mais son corps est d’une lourdeur impitoyable. Toute sa volonté, comme une boule compacte, roule jusqu’à sa main et l’anime laborieusement d’un sursaut moribond. Il ne peut en faire davantage. C’est effrayant. Il voudrait se lever et partir. Mais la masse pesante l’assaille de nouveau et enferme son cerveau épuisé dans un brouillard opaque. Il part et tombe dans un gouffre sans murmure ni mouvement, sans odeur ni couleur. Un néant absolu qui l’engloutit… Un avant-goût de la mort. La terreur et pourtant ne rien pouvoir faire. Ce relent immonde de l’impuissance. Longue absence…
Il remonte péniblement. Avec obstination. Depuis longtemps déjà. Du moins, c’est ce qui lui semble. Difficile dans une lumière sans paysage de trouver des repères temporels. Chaque idée, aussi infime soit-elle, lui permet de gagner du terrain, de s’éloigner du puits mortel, de se hisser avec acharnement.
Il finit par s’habituer à ces parois lumineuses qu’il parcourt douloureusement, l’esprit éteint, appesanti par l’aveuglement permanent, anesthésié par l’absence d’indices. Sans cesse, ses pensées tressautent, rompues par des parasites incontrôlables, des connexions brisées qui le laissent hagard et perdu, désespérément suspendu au-dessus du vide vorace. Aucun raisonnement n’arrive à terme, aucune idée ne trouve d’issue. Elles s’égarent toutes en cours de route, englouties par des nausées vertigineuses, des tourbillons hallucinatoires, des maelströms puissants qui engloutissent tout espoir de contrôle. Il aimerait retrouver quelques images habituelles, des souvenirs apaisants, mais son esprit lui paraît vidé de tout. Une épouvantable angoisse, une détresse sans nom, gonflées par la certitude que tout cela est définitif.
Il doit maîtriser quelque chose, imposer sa volonté dans cet univers terrifiant et ne plus se laisser porter par l’absence dans des couloirs sans fin.
Se concentrer sur la respiration. Il approfondit calmement chaque expiration et visualise son corps qui se vide. Inversement, il décide de limiter la quantité d’air absorbé, de se contenter du strict minimum. Peu à peu, avec obstination et rigueur, il parvient à une maîtrise qui le satisfait. Il voit intérieurement, à chaque expiration prolongée, son corps qui se réduit. Il a l’impression de se résorber, de disparaître, de s’enfoncer à l’intérieur de lui-même, d’approcher des espaces inexplorés. L’angoisse du vide s’estompe, la lumière intérieure s’adoucit, elle se nuance et se pare lentement de pastels bleutés. D’échapper ainsi à la lumière aveuglante qui l’épuise le gonfle de joie, mais il n’abandonne pas pour autant sa tâche. Le temps s’est évanoui dans les souffles contrôlés. Il serait incapable de préciser la durée de son travail. Les expirations maintenues et les inspirations abrégées sont ses seuls repères. Toute sa vie y prend forme. Simultanément, à l’impression de descendre en lui-même, il s’aperçoit que ce voyage l’entraîne dans des lumières tamisées qui l’apaisent et accentuent encore le calme de son âme. Il résiste à la joie qui casserait le rythme parfait de ses souffles de vie.
Depuis longtemps, il n’avait connu une paix aussi douce. La lumière bleutée est un océan. Il s’en doutait depuis quelques respirations, mais désormais il en est persuadé. Il flotte sans aucun effort dans un vide liquide totalement silencieux. Il ne distingue aucune risée, aucun mouvement marin. Tout est calme. Mais il est dans l’eau, c’est une certitude. Il nage dans un univers bleu sans vague, ni courant, ni parfum, ni bourdonnement. Un bleu profond, épais comme une peinture insuffisamment diluée. Il progresse lentement. Le bleu gélatineux l’empêche de se mouvoir rapidement.
Un dauphin est apparu. À la première vision de l’animal, il a sursauté. Le mammifère, gracieux et solitaire, a surgi des profondeurs. Des yeux, il le suit, souple et puissant, et soudain, sans explication logique, il découvre le bleu métallique du paysage à travers les regards nostalgiques de son compagnon. Le pouvoir étrange de cette double vue ne l’interpelle pas. Il sent que c’est normal, comme une complicité renouée, une connivence cellulaire qui s’est rétablie. L’animal solitaire est en lui. À moins que ce soit l’inverse.
Solitaire. C’est ce qui le frappe brutalement. Le bleu immense reste incroyablement vide. Le corps fuselé du dauphin, attaché à répéter des ondulations puissantes, vastes arabesques propulsives, parcourt des distances phénoménales, mais jamais ne rencontre âme qui vive. La vie s’est évanouie. L’animal est seul. Terriblement seul. Rien. Pas une algue, pas un coquillage, pas un poisson. Ni de congénère.
Le bleu se charge de nuées sombres. La nostalgie devient tristesse. L’animal, lentement, comme alourdi par le poids de son épouvantable solitude, s’enfonce vers les profondeurs éteintes. Le froid s’insinue dans son corps fatigué. Rien. Il n’y a rien. Qu’une immensité totalement vide. Et lui. Est-ce suffisant pour continuer à nager ainsi sans fin ?
Seul avec soi-même. S’agit-il d’ailleurs d’une compagnie réelle ou d’un subterfuge du langage ?
Il s’enfonce. Les ténèbres l’engloutissent et investissent son âme figée par le froid. Sa respiration s’évanouit peu à peu. Il ne remontera plus. Ici, au moins, la paix est totale. Les lumières agressives sont bannies. C’est une tombe idéale. Loin des fureurs du monde. Il s’abandonne. Et s’enfonce… S’enfonce… Longue absence…"
Le lac vert. On devine son emplacement depuis la terrasse de la maison.
Jarwal vit là-haut.
Un jour, peut-être, je chercherai un éditeur pour les quatre tomes qui sont finis. Ou alors, je me contenterai de les lire à nos petits-enfants, quand ils seront là.
JARWAL le LUTIN
Ils arrivèrent au bord du petit Lac vert. Une eau immobile posée dans un écrin de pierres plates et de blocs erratiques, comme des galets monumentaux jetés adroitement par des montagnes espiègles. Ils s’assirent au bord de l’étendue miroitante et sortirent chacun une pomme. Devant eux se dressait comme un pilier céleste le sommet de la Grande Montagne, une masse pyramidale sculptée habilement par des millénaires d’érosion. Ils devinaient le sentier menant au Col de l’Alpette. Arrivés là, il resterait les longues courbes ascendantes menant au sommet, des marches taillées par le ruissellement dans les éboulis et le final rocheux dans le labyrinthe des grandes dalles empilées et polies.
« C’est quand même marrant que les pommes qu’on mange à la maison ne sont jamais aussi bonnes que celles qu’on mange ici, s’étonna Rémi.
-Ah, oui, c’est vrai ça, enchaîna Léo. Celle-là, je la déguste au moins.
-C’est surtout qu’on l’a bien méritée, alors on l’apprécie à sa juste valeur, ajouta Marine.
-C’est tout à fait ça, » renchérit une voix inconnue.
Ils se retournèrent et sursautèrent tous les trois. Comme un seul homme, Rémi et Léo vinrent se réfugier près de leur sœur.
Debout, au sommet d’un bloc aussi rond qu’une tête de nouveau-né, se tenait un petit être extraordinaire, coiffé d’un large chapeau vert aux bords écornés. Il ne devait pas mesurer plus d’un mètre. Un long manteau gris éculé descendait jusqu’aux pieds et laissait apparaître des chaussures usées au bout arrondi. Un sac de peau en bandoulière, un nez renflé comme une bonbonne, un ventre proéminent, des joues rosées encadrant des yeux malicieux, des sourcils aussi épais que des buissons, une peau tannée par les ans.
L’individu souleva son chapeau et libéra une chevelure exubérante.
« Bonjour chers amis, je suis Jarwal le lutin. »
Une voix étrangement posée, grave et profonde comme un gouffre. Sur un visage aussi rieur, l’effet était percutant.
« Je vous attendais et j’espérais ce moment depuis longtemps déjà.
-Comment savais-tu que nous viendrions ici ? lança Marine, ébahie.
-Je le savais, c’est tout.
-Et pourquoi dis-tu que tu espérais ça depuis longtemps ? continua-t-elle.
-Il fallait que je vous parle. Aujourd’hui, c’était l’occasion rêvée. »
Les trois enfants restaient serrés, nullement rassurés par cette apparition irréelle.
« N’ayez pas peur de moi chers enfants. Je sais que mon apparition est brutale et que vous n’êtes pas habitués à croiser des lutins tous les jours.
-C’est sûr », pensa Rémi secrètement.
Léo essayait de reconnaître un de ses copains sous un fabuleux déguisement.
Rémi se demandait comment cet étrange individu avait pu apparaître aussi soudainement, sans qu’ils n’aient rien entendu.
« Qu’est-ce que vous nous voulez ? interrogea Marine qui s’efforçait de retrouver son calme.
-J’ai besoin de vous parler. C’est même bien plus qu’un besoin, c’est vital.
-Est-ce que vous êtes armés ?
-Non, Marine, ne t’inquiète pas. Tu tiens très bien ton rôle de grande sœur mais je t’assure que vous ne risquez rien. Je ne vous veux aucun mal, bien au contraire. Je vous connais depuis longtemps et je vous aime beaucoup.
-On ne t’a jamais vu pourtant ? Comment c’est possible que tu nous connaisses ? s’insurgea Rémi qui tenait à montrer son courage.
-Tu t’appelles Rémi, tu as douze ans. Tu adores le ski, tu aimes les histoires d’aventures.
-Et moi ?
-Tu es Léo, tu as dix ans, tu es dans la classe de ton papa qui est instituteur. Tu adores l’escalade et les voyages, comme ton grand frère d’ailleurs. Et Marine, votre grande sœur a treize ans. Elle adore la nature, les livres, les légendes. Mais, ça serait très long que je raconte tout ce que je sais de vous. Il a fallu que je vous observe pendant longtemps avant de savoir si vous pouviez être les Messagers.
-Les Messagers ? Qu’est-ce que c’est que ça ?
-Chère Marine, je vais descendre auprès de vous trois vous expliquer tout ça.
-Non, ne bouge pas de là-haut, lança-t-elle fermement. Ouvre d’abord ton manteau et montre l’intérieur de ton sac. Je veux être certaine que tu n’as pas un couteau ou une autre arme avant de t’approcher. »
Le lutin obtempéra immédiatement en souriant. Il délaça une cordelette usagée et ouvrit son manteau. Il n’y avait qu’un ventre dodu couvert par une chemisette rapiécée. Il prit son sac et y plongea la main. Il en sortit un volumineux ouvrage.
« Voilà le Livre, celui pour lequel je suis là. »
Les trois enfants furent surpris qu’un livre aussi gros tienne dans un aussi petit sac sans même qu’il n’en dépasse ou ne déforme la peau. Comme si la musette n’avait pas de fond…
« Bien, tu peux descendre Jarwal, annonça Marine.
-Merci, chère enfant. »
Le lutin fit un bond prodigieux accompagné d’une pirouette et retomba souplement sur ses pieds devant le trio éberlué.
« Wouah, comment tu as fait ça, trop génial ! lança Léo.
-Je savais que ça te plairait l’acrobate, tu es très fort également, je t’ai vu grimper sur les rochers et aux arbres. Tu es très adroit aussi. Et Rémi n’est pas à plaindre non plus.
-Tu dis que tu nous as vus et nous, on ne t’a jamais vu. Comment est-ce possible ? demanda Marine.
-Beaucoup de choses sont possibles Marine. Sauf celles qu’on juge impossibles. Ce sont nos pensées qui construisent la réalité. Mais j’aimerais vous parler de moi. Vous avez le droit d’en savoir davantage et ainsi vous ne vous sentirez plus en position d’insécurité car c’est ça qui vous gêne pour l’instant. »
Le lutin s’assit en tailleur devant les trois enfants, il plongea la main dans son sac et en sortit une petite bourse en cuir.
« Je peux t’emprunter ta gourde Rémi s’il te plaît ?
-Oui, acquiesça le garçon, intrigué.
-Ceci est du sel, » expliqua-t-il en déposant une pincée sur sa langue. Il fouilla dans son sac et en ressortit une timbale cabossée.
Le lutin déposa un nuage de grains dans le récipient et le montra aux enfants.
« Vous voyez, le sel est bien là, au fond. »
Il remplit la timbale avec l’eau de la gourde.
« L’eau est visible mais plus le sel. Et pourtant, il est là mais il s’est dissous. Et bien, il en est de même avec la vie. On voit ses formes et je sais que vous aimez celles de la nature, on voit que son imagination est incommensurable mais tout cela n’est qu’une infime parcelle du réel. Ce que vous percevez par vos sens forme de multiples réalités mais l’essentiel n’est pas visible car il est dissous dans les formes. C’est l’énergie fondatrice et c’est elle qui constitue ce que j’appelle le réel. Sans cette énergie, il n’y aurait aucune forme et par conséquent aucune des réalités que vous percevez. Si je suis à vos côtés, c’est parce que je sais que vous êtes capables de comprendre ça. Non pas avec votre tête mais avec votre âme. Avec votre amour de la vie. Parce que vous êtes des cœurs purs. Des âmes qui ne se sont pas égarées. Tu parlais tout à l’heure des aveuglés, Marine. Eh bien, vous n’en faites pas partie. »
Un silence interrogatif. Des réflexions secrètes au cœur de chacun.
Marine scrutait le visage de Jarwal. Les yeux brillaient de malice et en même temps, du visage, émanait une infinie sagesse, une connaissance immense. Elle n’arrivait pas à lui donner d’âge.
« J’ai 835 ans Marine, si je parle selon votre notion du temps. »
Marine se demanda s’il lisait dans les pensées.
« 835 ans ! reprit Léo, estomaqué.
-C’est impossible, répliqua Rémi aussitôt.
-Je ne suis pas de votre monde les enfants. Et je n’ai pas la même mission à mener. Celle-ci réclame une durée de vie extensible. Mais, voilà mon histoire. Assez de mystères. Je suis le Gardien du Livre. Celui qui doit veiller sur la vie des êtres du Petit Peuple, les lutins, les gnomes, les elfes, les fées, les korrigans mais également sur la Nature. Et ce Petit Peuple est en péril tout comme la Nature. Ce que les hommes ont nommé le progrès représente finalement une menace redoutable. Mon rôle est de trouver des êtres prêts à changer de voie en espérant qu’ils parviendront à toucher leurs semblables.
-Et c’est à nous que tu as pensé ? C’est nous que tu as choisis ?
-Oui Marine, vous et d’autres enfants à travers le monde.
-Et que devons-nous faire ? demanda Rémi, intrigué.
-Juste écouter ce que j’ai à vous dire. Maintenir la vie du Petit Peuple en leur offrant une place dans votre esprit. Aimer la Nature pour que votre engagement et votre attitude servent de modèle.
-Mais on est que des enfants nous ? On ne peut pas faire ça ? objecta Léo qui n’en perdait pas une miette.
-Un enfant est un adulte en devenir et nous savons, tous mes amis et les Grands Sages, que l’avenir de ce monde est entre les mains des enfants. Non pas qu’ils doivent entrer en lutte contre les adultes d’aujourd’hui mais ils doivent ne pas devenir les mêmes adultes. Et il est très difficile de ne pas suivre les modèles les plus puissants. Vous, les enfants, êtes des proies très fragiles. Les adultes le savent d’ailleurs et s’en servent.
-Nos parents ne sont pas de mauvais adultes, contesta Rémi.
-Je le sais Rémi et c’est aussi une des raisons de mon choix. Vos parents vous ont déjà lancés sur une voie différente. Vous ne faites pas partie de la masse aveuglée. D’autres enfants à travers le monde ont cette chance. C’est vous tous que nous avons pour mission de contacter.
-Tu n’es pas tout seul dans cette mission alors ?
-Non Marine, j’ai des compagnons. Mais nous devons rester discrets et prudents. Je suis par contre le seul gardien du Livre. Mes compagnons n’en possèdent que des copies.
-Pourquoi vous ne parlez pas à tout le monde ?
-Parce que nous serions pourchassés Léo. Regarde les peuples minoritaires qui peuplent encore cette planète, ceux qui sont encore en contact avec la Nature, ceux qui l’aiment et la respectent. Ils sont parqués, humiliés, exterminés parfois. Beaucoup ont même déjà totalement disparu. Nous ne sommes même pas des humains. On ne nous ferait aucune grâce. Nous serions des ennemis à abattre. Notre message ne correspond absolument pas aux projets et aux objectifs de la majorité des hommes aujourd’hui. Surtout des hommes les plus puissants. C’est pour cela que nous avons décidé de nous adresser aux enfants.
-Est-ce que nous avons la possibilité de refuser ?
-Bien entendu Marine. Vous êtes totalement libres et je vous assure que cela ne comporte aucun danger. Il s’agit juste d’écouter une histoire.
-Je ne vois pas en quoi ça pourrait sauver le Petit Peuple, s’étonna Rémi.
-C’est parce que je ne vous ai pas encore tout expliqué. »
Le lutin posa le grand livre devant lui, cérémonieusement, avec une infinie précaution, comme s’il manipulait un trésor inestimable. La couverture en cuir épais portait des inscriptions soignées, des calligraphies minutieusement taillées, des dessins en relief, creusés dans la matière, un titre imposant.
« Le Livre. »
Marine n’en avait jamais entendu parler, elle n’avait jamais rien lu sur cet ouvrage mystérieux.
Jarwal ouvrit le livre par la fin. Il tourna lentement les pages, lissant amoureusement le papier granuleux avant de prendre la page précédente. Chaque feuille était blanche, vide. Du visage du lutin émanait une tristesse insondable.
Les enfants ne comprenaient pas. Quel était l’intérêt d’un livre sans histoires ?
À chaque page, ils espéraient voir apparaître quelques lignes, un dessin…Mais le lutin continuait son douloureux égrenage de pages blanches, vides, ternes sans oublier de caresser précieusement chaque étendue dévoilée avant de continuer. Il arriva enfin vers la moitié de l’ouvrage et les trois enfants virent apparaître quelques mots, une demie ligne, quelques esquisses de phrases, hachées, coupées, comme gommées par endroits, une respiration de moribond, puis les pages se remplirent davantage, les mots prirent un rythme régulier, des dessins apparurent, des enluminures sur les bords, puis des couleurs égayèrent l’ensemble.
Le visage du lutin avait changé, une esquisse de sourire, moins de douleur au fond des yeux, un regard attendri comme s’il veillait un nouveau-né.
« Voilà le drame de ma longue vie. »
Le lutin ferma le livre et tourna vers les enfants l’épaisse couverture."
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