"Mayotte, à qui la faute ? "
- Par Thierry LEDRU
- Le 22/12/2024
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Au-delà du drame humain, les catastrophes naturelles ou autres, les phénomènes de grande ampleur, m'intéressent de par l'analyse des manques qui se révèlent et l'analyse des réactions. Ici, encore, il y a beaucoup d'enseignements à retirer.
https://bonpote.com/mayotte-a-qui-la-faute/
Mayotte, à qui la faute?
Publication :
22/12/2024
Mis à jour :
22/12/2024
©Crédit Photographie : TWA
Alors que l’on ne connaît toujours pas le nombre de décès consécutifs au passage du Cyclone Chido, qui a ravagé Mayotte le vendredi 13 décembre 2024, la France semble plongée dans un état de sidération.
Il n’a pas fallu longtemps pour que la classe politique et les piliers de comptoir médiatiques nous gratifient de leurs éléments de langage sur les causes du drame. La recherche des responsabilités, qui devient très vite une chasse au bouc-émissaire, est désespérément banale.
S’il est parfaitement normal de chercher à comprendre les causes du désastre, qu’on veuille donner un sens à l’inacceptable ou qu’on souhaite empêcher qu’une telle catastrophe se reproduise, encore faut-il prendre le temps de mettre à distance l’émotion et la politique politicienne pour regarder ce que les recherches sur la prévention des risques de catastrophes ont produit depuis plus de … 60 ans.
La faute au réchauffement climatique
Le 6e rapport d’évaluation du GIEC indique que le réchauffement climatique intensifie les cyclones, sans pour autant augmenter leur fréquence. Ce fait scientifiquement établi a conduit des activistes du climat à nommer les cyclones du nom des compagnies pétrolières, le réchauffement climatique résultant à 90% des émissions liées à la combustion des énergies fossiles.
Au lendemain de la catastrophe, et avant même la parution des études d’attribution, des voix se sont élevées pour faire de Chido un effet du changement climatique. Au-delà des questions de méthode qui font débat chez les scientifiques, il est faux de poser un lien causal direct entre le réchauffement global et le désastre à Mayotte.
Une catastrophe “naturelle” résulte toujours de la combinaison entre un phénomène physique, appelé aléa, et une situation d’exposition et de vulnérabilité. La vulnérabilité réside conjointement dans la fragilité physique qui rend sensible aux effets de l’aléa et la capacité à lui opposer une réponse appropriée (comportement préventif, mise en sécurité, etc.).
La vulnérabilité et l’exposition résultent d’un système de causes imbriquées, qui interagissent entre elles:
des facteurs conjoncturels comme l’état physique des personnes, la période (jour ou nuit, vacances scolaires, élection), l’existence de crises concomitantes.
des facteurs intermédiaires plus structurels : état du bâti, organisation des secours, état des services de soins, inégalités de développement, exclusion, etc.
des causes profondes qui ne sont pas forcément perçues par les acteurs sociaux et économiques, mais déterminent pourtant les cadres de pensée, d’organisation et d’action : héritages de l’histoire, valeurs et croyances, régimes politiques, système économique.
Depuis la fin du du XIXe siècle, les sciences sociales ont entrepris de “dénaturaliser les catastrophes” en mettant en lumière leurs dimensions sociales et territoriales. C’est ce qui explique par exemple que les conséquences des ouragans Chido et Irma en 2017 soient différentes : 11 morts aux Antilles françaises pour potentiellement plusieurs milliers à Mayotte. Pourtant, comparé à Irma Chido est un “petit” cyclone : 220 km/h contre 320 km/h pour Irma.
Concernant le bâti, Saint-Barthélémy, l’île des milliardaires, n’a subi que des dommages matériels superficiels, alors que Saint-Martin et Mayotte ont été dévastés.
L’aléa n’explique jamais à lui seul la catastrophe : même dans un climat non réchauffé par l’Homme, Chido aurait ravagé l’île. En revanche, dans ce contexte d’extrême vulnérabilité, tout incrément de réchauffement supplémentaire, parce qu’il augmente l’intensité de l’aléa, aggrave le risque, car il accroît la pression sur un système social et territorial déjà très fragile.
La faute aux prévisions et aux prévisionnistes
À chaque catastrophe climatique ressurgit l’idée “qu’on ne pouvait pas prévoir”, ce qui est doublement faux.
Les cyclones ont ceci de particulier que leur trajectoire est difficile à prévoir. Les prévisions ont fortement progressé, grâce aux modèles numériques : la position d’un cyclone peut être prévue 24 heures à l’avance avec une erreur moyenne inférieure à 100 km. Ce temps reste court pour procéder à des évacuations, mais suffisant pour mettre à l’abri les personnes. En outre, c’est la position de l’œil (donc du “mur”) qui compte, sachant que les îles sont petites. Ainsi, le cyclone peut très bien passer au large ou la vitesse des vents être moins forte que dans le pire scénario.
Depuis plus de vingt ans, la quasi-totalité des catastrophes climatiques qui ont affecté les pays développés, qu’on soit en Europe, en Amérique du Nord ou en Asie, ont été correctement prévues. Le problème vient généralement du moment où les autorités décident de donner l’alerte, des messages qui sont transmis aux populations et des moyens qui sont déployés (évacuation, confinement, etc.).
Pour autant, le “qui aurait pu prédire” ne relève pas forcément du pur cynisme. Dans les pays riches, l’absence de catastrophes meurtrières, la confiance dans le progrès technique et la qualité de la gestion de crise, qui ont drastiquement réduit le nombre de morts et des dommages matériels, ont créé une illusion de sécurité absolue, si bien que la catastrophe reste du domaine de l’inimaginable, quand bien même le risque est connu. D’ailleurs, le dernier rapport sur la vulnérabilité de Mayotte en cas de catastrophe naturelle a été produit sous la houlette de l’ex-député LR de Mayotte en mars 2024.
Comme pour le changement climatique, le risque était connu de longue date. La question n’a jamais été de savoir si, mais quand. Mais le désastre est resté inconcevable, car il crée une situation de dissonance cognitive entre la réalité de la menace et les croyances collectives attachées à une modernité qui repose sur le projet cartésien de se rendre “comme maître et possesseur de la nature”.
La faute aux victimes
Depuis plusieurs années monte un discours qui impute aux victimes la responsabilité de leur sort. Certains commentateurs médiatiques l’ont poussé jusqu’à l’abjection en expliquant que certaines l’avaient bien cherché, et ouvrir ainsi la fenêtre d’Overton sur la hiérarchisation des morts.
Le transfert de la culpabilité sur les victimes s’est nourri de la relecture de la notion de résilience par l’idéologie néolibérale, qui met en avant la liberté de choix et d’action des individus. L’autonomie, les capacités d’auto-organisation, l’accent porté sur l’action individuelle sont inhérents à la notion de résilience qui entre ainsi en écho avec les valeurs portées par le néolibéralisme. Ce dernier s’est ainsi réapproprié la résilience, pour transférer sur les individus le coût et la responsabilité morale et juridique de leur sécurité.
L’identification de la vulnérabilité comme composante du risque a conduit à revoir la place des comportements individuels qui concourent, en amont des crises, à la prévention des risques de catastrophes. La recherche a montré qu’il était indispensable de développer des capacités de réponse des individus en cas de crise. Les politiques de réduction des catastrophes naturelles ont alors promu la “culture du risque”, fondée sur la mémoire, la sensibilisation, la connaissance des comportements appropriés et la préparation aux situations d’urgence. Cette dernière est d’autant plus importante dans les territoires insulaires que l’éloignement et l’isolement empêchent l’arrivée immédiate des secours. Aux Antilles françaises par exemple, la Croix-Rouge déploie le plan “72h autonomie” en cas de séismes pour augmenter la résilience des populations.
Selon la loi française, chaque citoyen doit être acteur de sa sécurité. Cela ne signifie pas que chaque citoyen peut être acteur. En effet, la capacité de réponse dépend de la combinaison singulière entre les caractéristiques de la personne, du groupe, du bien matériel ou de la fonction qu’on considère, des ressources, moyens et capitaux à sa disposition et des structures et modes d’organisation collectifs. Elle ne relève donc pas des seuls individus et fluctue dans le temps.
Comme pour le climat, l’action individuelle n’est possible que si les structures collectives garantissent l’existence, l’accès et le maintien dans le temps des ressources nécessaires à cette action. À cet égard, le discours qui assigne les vulnérables à leur condition et en fait des victimes passives, en niant leur liberté de choix et leurs capacités d’apprentissage, ne vaut pas mieux que celui qui occulte les dimensions collectives indispensables à l’action individuelle.
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La faute à l’immigration
Au cours des quarante dernières années, Mayotte a connu une très forte croissance démographique, alimentée par une immigration clandestine massive et incontrôlée, comme le rappelle Fahad Idaroussi Tsimanda dans sa thèse qui étudie la vulnérabilité des migrants comoriens. Les migrants viennent, pour l’essentiel, des îles voisines, Comores et Madagascar et de la région des grands lacs africain. Souvent en situation irrégulière et sans ressources économiques viables, ils rejoignent les bidonvilles, formes d’habitat précaire informel et souvent illégal, qui s’étalent sur des collines fortement exposées aux aléas naturels (cyclones, mouvements de terrains, séismes).
L’immigration clandestine est à l’origine de fortes tensions sociales au sein de l’archipel. Malgré la départementalisation, qui a fait en 2011 de Mayotte le 101e département français, et les promesses des gouvernements successifs, et bien que Mayotte ait l’un des PIB par habitant les plus élevés de la région, la moitié de la population vit avec moins de 260 euros par mois, soit 6 fois moins que dans l’hexagone et 3 fois moins qu’en Guyane. Parmi les plus pauvres, une majorité est née à l’étranger et est en situation irrégulière.
Comme le soulignait en 2023 FI Tsimanda, la croissance démographique rapide, qui se nourrit de l’immigration, a des conséquences lourdes pour les Mahorais : insécurité liées à la présence de gangs et de bandes rivales, situation sanitaire dégradée avec une épidémie de choléra qui s’est déclarée au printemps 2024, services publics saturés et insuffisants, habitat dégradé, pressions sur la ressource en eau avec des pénuries accrues par des sécheresses qui augmentent et s’intensifient avec le réchauffement climatique. Les tensions intercommunautaires s’expriment dans des mouvements comme les « coupeurs de route » initiés par des Comoriens et les décasages initiés par des Mahorais.
Les migrants en situation irrégulière cumulent les facteurs de vulnérabilité. La grande pauvreté, aggravée par l’absence de travail formel et l’irrégularité de leurs revenus, les contraint à gagner les bidonvilles. Cette population est jeune, avec des taux élevés de fécondité. Elle compte beaucoup d’enfants en bas âge et de jeunes nés à Mayotte de parents étrangers. On compte aussi beaucoup de mineurs isolés. La barrière de la langue et la peur d’être expulsé fragilisent les migrants sans papiers en cas d’alerte : les messages en français n’ont pas été reçus et de nombreux clandestins ont craint de rejoindre les abris.
En comparaison, l’île de Saint-Martin accueille aussi des migrants sans papiers, notamment Haïtiens, qui rejoignent les bidonvilles littoraux. Ces derniers ont été totalement détruits par Irma en 2017, sans que le nombre de victimes n’y soit analogue. Bien mieux intégrés car indispensables aux activités touristiques de l’Île, ces migrants ont en effet pu se réfugier sans crainte dans les abris.
Occulter le poids de l’immigration clandestine dans la trajectoire démographique et socio-économique de l’île est une erreur d’analyse et une faute politique, qui nourrit le ressentiment des Mahorais. Mais faire de l’immigration une cause de la catastrophe est tout aussi infondé. Ce n’est pas la migration en soi qui est un facteur de vulnérabilité, mais l’incapacité à accueillir dignement les migrants et à réduire les inégalités de développement régionales à l’origine des migrations.
La faute au racisme
En 2005, lorsque l’ouragan Katrina frappe la Nouvelle-Orléans, beaucoup d’observateurs font du racisme la clé d’explication du désastre. Les travaux de recherche de Julie Hernandez ont pourtant produit des analyses bien plus nuancée. En Louisiane, le racisme à l’encontre des populations afro-américaines s’exprime encore aujourd’hui de façon structurelle et systémique. Au moment de Katrina, le racisme a joué au niveau de l’État fédéral, notamment dans les prises de parole de Georges Bush et son épouse à propos des réfugiés noirs qui avaient réussi à fuir au Texas. Il a également été très présent dans le récit que les médias ont produit, y compris de manière inconsciente, sur la catastrophe. Ainsi, les photographies montrant des Noirs qui allaient chercher de la nourriture dans la ville inondée étaient légendées par les termes de voleurs ou de pillards, alors que lorsqu’ils s’agissaient de Blancs, elles parlaient de personnes tentant d’assurer la survie de leur famille.
Il ne s’agit donc pas de nier le racisme. Mais la catastrophe elle-même ne résiste pas à une lecture raciale. Quelle que soit l’origine ethnique des victimes, c’est d’abord la pauvreté qui a joué : les riches, qu’ils soient noirs, blancs ou latinos ont évacué la ville, alors que les pauvres, y compris les Blancs, y sont restés prisonniers. De même, alors que les quartiers riches, situés en bordure du Lac Ponchartrain, ont été les plus inondés, la plupart des victimes se trouvent dans les quartiers pauvres. Ces quartiers pauvres sont majoritairement noirs, du fait de la composition ethno-raciale de la ville et parce qu’il existe une corrélation forte entre pauvreté et couleur de la peau, du fait des discriminations historiques à l’encontre des populations afro-américaines, mais ils abritaient aussi des Blancs, des Latinos et des minorités issues des diasporas asiatiques.
Ainsi, en faisant du racisme le déterminant de la catastrophe, on confond la cause et la conséquence. La vulnérabilité s’enracine dans les inégalités de développement, qui découlent en partie des discriminations attachées au racisme, mais en partie seulement. Il ne s’agit pas de nier le racisme plus ou moins conscient et volontaire de certains discours, mais d’analyser correctement la fabrique de la vulnérabilité pour espérer la réduire.
La faute à la colonisation
La compréhension de la vulnérabilité s’est enrichie des apports des courants post-coloniaux, qui ont montré la construction historique de certains mécanismes générateurs d’inégalités. La prise en compte des héritages de la colonisation ont été particulièrement éclairants pour comprendre les sous-jacents des organisations sociales, politiques et territoriales à l’origine de l’extrême vulnérabilité, dans le cas des catastrophes qui ont frappé Haïti ou la Caraïbe ces deux dernières décennies.
Pour autant, nier le rôle des héritages historiques est tout aussi absurde que d’en faire l’alpha et l’oméga de la situation à Mayotte. Le processus de décolonisation de l’archipel est complexe. Il s’inscrit dans un contexte géopolitique particulier, qui s’accommode mal des raccourcis et des anachronismes. C’est justement parce que Mayotte a connu un développement socio-économique rapide, après l’indépendance des Comores de 1975, que s’est instauré un déséquilibre à l’échelle régionale, alors même que l’écart de développement avec les autres régions françaises n’a pas été comblé.
En particulier, le chantier de « rattrapage des autres départements français » mis en place au tournant des années 2000 afin de préparer la départementalisation, reposait sur un processus politique, administratif et technique de transformation des institutions mahoraises. Des efforts importants ont été déployés pour moderniser les infrastructures, de santé ou d’enseignement. Cette politique de développement exogène a évidemment eu des conséquences sur les structures socio-territoriales mahoraises, accentuées par la rapidité du processus, du fait du déséquilibre socio-économique régional créé. Il est à l’origine de la trajectoire démographique et du creusement des inégalités au sein de l’archipel, ces deux facteurs ayant contribué à exacerber les vulnérabilités.
Par conséquent, lire la trajectoire de vulnérabilité de l’archipel au seul prisme de la colonisation revient à nier les choix des Mahorais et les étapes qui ont accompagné l’indépendance du territoire. C’est aussi détourner le regard des acteurs politiques du reste de la région.
Alors, à qui la faute ?
Chaque désastre est devenu une opportunité pour faire triompher ses valeurs, son idéologie et ses convictions, quitte à se livrer parfois à une instrumentalisation écœurante.
S’appuyer sur les résultats de la recherche est essentiel pour prévenir les catastrophes. Et la recherche montre qu’il est faux de retenir un facteur explicatif unique pour expliquer les désastres. Ceux-ci s’enracinent dans un système de causalité complexe.
Plaquer coûte que coûte des cadres interprétatifs théoriques sur des situations singulières est la meilleure façon de s’interdire de comprendre la fabrique des vulnérabilités et d’agir efficacement. C’est assigner les vulnérables à leur condition de victimes et les condamner à subir encore et encore des crises. C’est remplacer les injonctions normatives et moralisatrices contre lesquelles on prétend lutter, par d’autres formes de normativité tout aussi délétères. Paresse intellectuelle, cynisme ou naïveté, peu importe. Les victimes n’ont pas besoin de ça.
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