Mon désert des Tartares
- Par Thierry LEDRU
- Le 01/02/2021
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J'avais repris cette idée dans la trilogie en cours. Et puis est venu l'idée qu'il était bien plus important de la réaliser intégralement au lieu de l'écrire.
Je n'écris plus.
C'est là, dans mon ordinateur, dans un coin de ma tête.
Le jour où tout ce qu'il faut réaliser maintenant sera achevé, je reprendrai la plume. Peut-être. Si je suis toujours de ce monde.
TOUS, SAUF ELLE
L’arrivée à la ferme. Tout était là, gravé dans sa mémoire. De ces instants de vie qui se logent au plus profond des fibres. Elle pouvait en revivre chaque minute comme un film qui tourne en boucle. Comme un instant présent dans un passé ineffaçable.
Le véhicule avait franchi le seuil d’un plateau. Un horizon découvert jusqu’à la lisière d’une forêt dense. Au-dessus d'eux s'érigeait la chaîne immense de la Chartreuse, une barrière minérale, un labyrinthe de couloirs et de sangles, ces vires horizontales qui courent à différentes hauteurs, des chemins ancestraux pour les animaux, des terrains d'aventure inépuisables pour les marcheurs expérimentés. Elle avait balayé l'immensité verticale en s'imaginant là-haut. Des frissons de bonheur.
À quelques centaines de mètres, droit devant, elle aperçut enfin les bâtiments.
Un pré encadré de bois, deux blocs rocheux monumentaux, cinq ou six mètres de haut, posés comme des sentinelles, une longue ceinture de barrières horizontales clouées sur des pieux massifs enserrant le terrain sans qu’elle n’en distingue intégralement l’étendue.
Elle scruta le corps de ferme. Elle y vit comme un fortin et ne parvint pas clairement à identifier une raison précise. Elle ressentit un ensemble énergétique, une aura qui semblait envelopper l'espace.
Elle entrait dans un lieu particulier et elle aima la chaleur le long de sa colonne.
Théo arrêta le véhicule devant une barrière métallique posée sur deux poteaux en acier blanc. Il prit une clé dans le vide-poche et descendit. Il ouvrit un cadenas pour libérer une lourde chaîne puis il souleva le long tube fixé à un pivot. Il déposa la barre, reprit le volant et avança de quelques mètres.
Il s’arrêta de nouveau et referma l’entrée.
Elle pensa au franchissement d’un pont-levis.
Il roula jusqu’au seuil du bâtiment d’habitation.
Elle put alors en détailler l’architecture : une bâtisse en pierre, trapue, le corps soudé au sol, sur un seul niveau, le toit en lauzes, partiellement couvert de panneaux solaires. Une longère parfaitement entretenue, soignée, la ferme d'alpage dans son charme typique. Volets fermés, une cour gravillonnée en façade, trois grands troncs évidés, posés en ligne sur des socles en béton et garnis de plantes. Ils semblaient interdire l’entrée du lieu, trois gardiens empêchant l’avancée de véhicules ennemis.
Sur le côté de la longère s'étendait une grange fermée par deux lourds battants en bois massif, un soubassement en grosses pierres brutes couverts par endroits d’un bardage vertical, des planches lasurées et parfaitement jointes. Un toit de tôles grises et un châssis supportant d’autres panneaux solaires.
« Un hangar pour son matériel », avait-elle pensé. Elle nota également la présence d’une antenne très haute, bardée d’éléments horizontaux. Rien à voir avec une parabole. Plutôt l’installation caractéristique d’un radio amateur.
Une extension en pierre occupait le flanc Est, comme un appartement contigu à l’habitation principale.
En arrière-plan, à une dizaine de mètres de la maison, elle devina un potager fermé par des filets tendus sur des pieux, protégé des sangliers, biches et chevreuils qui devaient fréquenter les lieux.
L’ensemble dégageait une force étrange, une obstination, un enracinement profond, buté et indestructible. Une citadelle ou un fortin, c’était vraiment ça. Le positionnement des trois bâtiments constituait une muraille, elle imagina un convoi de chariots de cow-boys face à l’attaque des Indiens. Elle s’amusa de l’image enfantine. Elle aurait pu s’émerveiller des couleurs, de la lumière, de cette merveilleuse végétation, des panoramas magnifiques devant elle, l'immensité de la chaîne de Belledonne, étendue comme une muraille crénelée, mais plus puissante que la beauté du lieu s’imposait cette idée qu’elle entrait dans un territoire réservé, une enclave militaire.
Rien de fragile, rien de vulnérable, chaque élément ayant été pensé, étudié, érigé, renforcé de toutes parts avec une volonté indéfectible. Voilà ce qu’elle ressentait.
Théo.
L’impression que l’homme devant elle se dénudait intégralement. Corps et âme.
Elle repensa à ce moment émouvant où elle avait serré sa main dans le parc de l’hôpital. Comme un territoire impénétrable en lui, un mystère qu’il avait pourtant eu envie de lui révéler.
Elle comprenait maintenant.
Elle entrait dans son secret.
Théo avait contourné la voiture, il avait ouvert la porte puis il lui avait pris la main.
« Bienvenue à la ferme, plus communément appelée dans ma tête, le désert des Tartares. »
Elle l’avait regardé, intriguée puis elle était descendue.
« C’est un film, ça, je crois bien.
–C’est surtout un roman de Dino Buzzati.
–Ils attendent dans une forteresse un ennemi qui n’arrive jamais, c’est ça ?
–Exactement. »
Elle le regarda déverrouiller deux serrures massives à la porte d’entrée, il en ouvrit grand le battant puis il l’invita d’un geste de la main.
Elle le précéda dans l’ombre de la pièce, le corps enveloppé par le rai de lumière dans son dos. Elle aima aussitôt l’odeur si particulière de ces maisons qui ont protégé des chapelets de vies humaines.
Théo ouvrit une fenêtre sur le côté de la pièce.
Elle l’observa, intriguée, fascinée, alors qu’il écartait les volets. Les ouvertures étaient toutes barrées de tiges métalliques fichées dans la pierre. La lumière entra en coup de vent.
Elle balaya les lieux du regard, lentement, en analysant chaque élément.
Il ne s’agissait plus d’une ferme ou d’une maison d’habitation pour des vacances ou des week-ends. C’était bien une forteresse. Et Théo en était le seigneur, l’architecte, le concepteur. Tout ce qu’elle voyait portait son empreinte. L’ordre et la solidité, la réflexion, l’anticipation et la détermination. Elle imaginait les milliers d’heures de travail pour atteindre son but.
« Très peu de gens connaissent cet endroit », murmura-t-il.
Elle croisa son regard et se sentit aimée.
Elle s’approcha sans le quitter des yeux, posa les mains sur son visage. Elle ressentit le bonheur couler en elle, un flux chaud qui s’étendit comme une lumière mouvante.
« Merci », dit-elle. Elle posa la tête sur son épaule et l’enlaça.
Elle ferma les yeux et laissa entrer en elle le parfum des vieilles pierres et des meubles en bois, l’odeur des feux de cheminée et des coins d’ombres, puis elle observa le lieu depuis son angle de vue : le plancher aussi lisse que des galets de rivières, les poutres du plafond comme une cage thoracique, le vaisselier sculpté, la table rectangulaire qui semblait avoir connu des siècles de repas, des chaises paillées attendant de rares convives, les photographies de paysages accrochées aux lambris.
Il ne lui fallut pas longtemps pour réaliser qu’elle ne repartirait plus. Quelques secondes, en fait.
Elle avait pris conscience également, au bout de quelques jours, qu’elle avait perdu la notion du temps. Pas d'horaires imposés, pas de télévision, pas de radio. Aucune intrusion du monde humain.
L’alternance des jours et des nuits, les levers de soleil et les levers de lune, les jours nuageux et les cieux étoilés, les brises des montagnes ou l’atmosphère immobile des chaleurs qui écrasent, juste cet assemblage apaisant des éléments naturels qui réduisent la perception du temps à l’unique instant.
Il ne restait de ses souvenirs immédiats qu’une flamboyance anarchique et bienheureuse, une accumulation désordonnée de bonheurs. Un tohu-bohu réjouissant qu’elle ne voulait pas limiter par une réflexion limitante. Laisser faire les choses et les saisir simplement, qu’elles se réfugient ensuite dans une mémoire aimante et que l’inconscient vienne y puiser ses rêves.
Théo.
Sa silhouette puissante et souple à la fois, elle aimait cette énergie masculine, cette force tendre. Elle aimait jusqu’au bruit répétitif de son souffle en courant avec lui, elle aimait le parfum de sa sueur, elle aimait sa tendresse quand elle se blottissait nue contre son corps accueillant. Elle aimait le bonheur de le sentir vivre.
Ils avaient beaucoup parlé.
Après leurs étreintes, Théo semblait mû par un désir de paroles. Elle posait la tête contre son cou et elle l’écoutait. Il murmurait dans la nuit et sa voix masculine la pénétrait comme un câlin. Avec lui, elle restait en amour sans le toucher. Elle reconnaissait l’importance des mots de Théo, elle en percevait les secrets révélés, comme des coffres fermés qui s’ouvraient les uns après les autres.
Il délivrait maintenant ses pensées les plus intimes. Il lui avait raconté ses dernières années. Cette nécessaire anticipation du chaos, sa séparation avec Sonia, la douleur et l’apaisement des montagnes, cette connaissance des lieux, des chemins les plus secrets, cet engagement déterminé à concevoir l’impensable. Il avait expliqué tout ce qu’il étudiait depuis des années. Cette certitude que l’humanité vivait dans une dissonance cognitive qui ne pourrait durer : entre la jouissance démesurée des ressources planétaires et la destruction provoquée, il y aurait fatalement une zone de rupture, le franchissement d’une limite irréversible, un point de non-retour dont personne ne pouvait mesurer les effets. Elle avait écouté sans jamais le contredire. Elle connaissait la folie des hommes, elle en avait connu l’ultime expérience. Elle ne doutait aucunement que sur sept milliards d’individus, un nombre terrifiant portait en eux les germes de la dévastation. Théo avait étudié toutes les options. Rien ne paraissait impossible. Tout semblait arrivé au point d’émergence. Et malgré cette menace suspendue, malgré cette mort en attente, ce chaos en gestation, elle aimait chaque instant avec lui."
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