On va où là ?

Trente-cinq ans à enseigner, ça donne un certain recul...

Bilan de ma classe après deux mois : Je n'ai plus ni la foi, ni l'énergie pour motiver 50% d'élèves considérablement agités, 40% considérablement endormis. Les autres tentent d'exister et moi de les accompagner au mieux ou au moins pire. 

Lorsque je vois des élèves de CM2 qui ne connaissent pas les terminaisons des verbes du premier groupe au présent, l'orthographe de mots simples, de règles d'accords, de vocabulaire de base, qui ont une lecture totalement aléatoire, hésitante, avec une compréhension faible, qui ne parviennent pas à résoudre un problème à deux données, qui n'ont pas de méthodes, et surtout, surtout, qui ont une motivation très faible, en dehors de devoirs notés, je me demande vraiment, avec une tristesse immense : On va où, là ?...

Comment expliquer que des enfants qui arrivent au terme de l'école primaire ont selon moi un niveau d'enfants de CE2 ? Non, il ne s'agit pas d'un problème lié aux enseignants. J'accorde à mes collègues de l'école une totale confiance au regard de leur engagement, de leur détermination, de leur analyse de leur pratique. Je les entends constamment s'interroger sur leurs difficultés. On enchaîne réunion sur réunion et les repas de midi dans la salle des maîtres sont des concertations et des échanges de nos pratiques et surtout de nos désarrois. 

Non, le problème est ailleurs.

Il est pour moi dans l'intérêt lui-même que les enfants éprouvent à apprendre, à savoir, à comprendre, à progresser, à s'améliorer.

Cette envie est très faible, très, très faible.

Tout cela n'a pour eux qu'un intérêt très fluctuant. 

Les livres que je mets en fond de classe n'ont quasiment pas bougé de place.

Ils vivent dans une agitation chronique et des bavardages incessants.

Pas tous. Mais une majorité d'entre eux. Et ceux et celles qui ont conscience de leur privilège à pourvoir apprendre sont bridés par le comportement de cette majorité instable, bruyante, irrespectueuse même envers le lieu, cette école que j'ai toujours considérée comme un sanctuaire.

Là, ce soir, je voudrais juste m'en aller, ne plus jamais y retourner. Parce que ce que je ressens me désespère au plus haut point.

Je me souviens de mes années d'école primaire, de M Navellou, M Leroux, M Quéré. Je les aimais tout autant que j'aimais ce qu'ils me proposaient d'apprendre, j'avais soif de cette connaissance, j'entrais dans la classe avec une énergie contenue et respectueuse, comme un croyant entrerait dans une Eglise.

L'école n'est plus ce sanctuaire, l'école n'a plus cette aura. L'accession au savoir n'est qu'une corvée. Alors, au fil des années, tout s'oublie, tout tombe dans une sorte de maelstrom agité, boueux, sombre. Tout se mélange et un savoir en chasse un autre et au final, rien ou presque n'est su. 

Je n'ai plus en face de moi des yeux brillants mais des esprits confus. 

Je leur parle d'amour du savoir et de "la pleine conscience de sa propre amélioration", si chère à Socrate et j'ai l'impression d'être une espèce de dinosaure qui n'a aucune place dans ce monde.

Le temps perdu à une mise au travail effective, l'énergie qu'il faut dépenser pour parvenir à sauver dix minutes d'attention intégrale, les phrases répétées, encore et encore, des consignes décortiquées pour que l'objectif soit enfin ciblé, la qualité d'un travail et l'effort nécessaire pour l'atteindre, l'attention et la concentration, le silence en soi pour saisir ce qui va permettre de résoudre la tâche... Tout cela m'épuise aujourd'hui. Comme si j'avais consumé mon capital enseignant comme on épuise son capital soleil. Je n'ai plus de protection et tout cela me ronge maintenant, comme si l'énergie disparue me condamnait à dépérir.

C'est infiniment désolant quand je pense à ces quelques enfants qui sont encore réellement des élèves apprenants. Ceux-là ne sont plus pour la masse agitée qu'une minorité "d'intellos" qu'il est amusant de moquer et de rejeter, comme des pestiférés. Il y a une réelle souffrance chez ces enfants-là.

Tout cela n'est que le reflet d'un monde adulte qui n'a que peu de valeurs humaines. L'accession au savoir n'est qu'un chemin vers un métier, une situation professionnelle, une autonomie financière, une belle place ou si possible celle qui sera la moins pénible. 

Mais le savoir, lui-même, juste ce savoir comme un soleil qui brille en soi, tout cela n'existe pas, n'existe plus. 

Ou alors, c'est que je ne sais plus m'y prendre.

Je ne peux rien contre cette agitation du monde que les enfants reproduisent.

Et il ne s'agit pas que d'enseignements "scolaires". Il me suffit de les regarder lorsque nous allons chanter avec une intervenante, une musicienne de profession. Le plaisir de chanter ? Non, c'est juste une occasion supplémentaire pour bavarder, jouer avec les autres, se moquer ou se taire parce que "c'est la honte"...

Si je tente de retrouver dans ces deux mois des instants de bonheur à être là, il ne reste que quelques discussions avec quelques enfants, des échanges profonds sur des thèmes essentiels. Ce qui relève de l'humain et non seulement de la classe. Et pendant ce temps sauvé dans le marasme, une majorité attend l'heure de la récréation en s'agitant et en cherchant une "activité" insignifiante. 

Alors, c'est que je ne suis plus à ma place, que cette mission n'est plus pour moi. Il va bien falloir que je l'admette. Aussi désespérant que ça soit.

Je me fais l'effet d'une fleur qui fane, qui dépérit irrémédiablement, qui n'est plus nourrie par la joie des enfants qui s'éveillent au savoir. 

Triste à mourir.  

Je ne sais pas où on va mais ça sera sans moi.

Il me reste un an et demi "à tenir". 

"A tenir"... Rien que l'expression est une abomination là où j'avais tant de bonheur à vivre. 

Les enfants d'aujourd'hui ne sont pas ceux d'hier et je ne peux pas redonner vie à ce passé. 

Il est mort. 

 

 

 

 

 

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