"Penser à l'envers" avec André Gorz

« Penser à l’envers » avec André Gorz et s’interroger : pour quoi luttons-nous, plutôt que contre quoi ?

Durée de lecture : 8 minutes

8 février 2020 / Catherine Marin (Reporterre)
 

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Avec le documentaire « Lettre à G. — Repenser notre société avec André Gorz », quatre jeunes gens se sont improvisés réalisateurs pour nous parler du pionnier de l’écologie politique en France. Son projet de refondation sociale et écologique — la « civilisation du temps libéré » — ouvre des perspectives enthousiasmantes.

Imaginez une société où l’on vivrait mieux qu’aujourd’hui, de façon plus libre, plus détendue, plus riche de sens. Une société où l’on travaillerait moins, et où il serait possible de développer plusieurs activités : devenir musicien, jardinier, créer un habitat collectif… ou tout autre chose que le temps libre nous permettrait de concevoir. Il y a tant de « vraies richesses » relationnelles, spirituelles, manuelles… à vivre, au lieu « d’épuiser sans joie nos forces à produire ce que, entre le métro et le dodo, nous espérons trouver le temps d’user », disait en substance André Gorz (1924-2007), qui écrivit une quinzaine de livres au croisement de la critique sociale, de la philosophie et de l’écologie politique.

Cette société dite du temps libéré n’est pas une rêverie futile. C’est celle que cet essayiste et journaliste atypique imaginait la plus à même de répondre à l’urgence de réduire drastiquement notre consommation matérielle et énergétique, pour préserver l’habitabilité de la Terre.

La plus à même aussi de déjouer la précarité sociale, conséquence d’une gestion « perverse » de la réduction du nombre d’emplois suite aux mutations techniques. Une réduction irrémédiable, selon les derniers chiffres : « 14 % des emplois devraient [encore] disparaître dans les prochaines années sous l’effet de l’automatisation », avançait l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) en 2019.

« Qu’est-ce que c’est aujourd’hui qu’entrer en résistance ? »

Ce projet de société du temps libéré se trouve au cœur de Lettre à G. — Repenser notre société avec André Gorz, un documentaire-fiction plein de fraîcheur et d’inventivité, réalisé par quatre jeunes amis d’enfance, non professionnels du cinéma, Charline Guillaume, Pierre-Jean Perrin, Julien et Victor Tortora.

À l’heure de l’urgence écologique et d’une colère sociale grandissante, ce film pose une question des plus pertinentes : « Qu’est-ce que c’est aujourd’hui qu’entrer en résistance ? » Et offre, avec André Gorz, une réponse riche de perspectives émancipatrices en proposant de « définir, dès le départ, pour quoi on lutte et pas seulement contre quoi. »

C’est Manon, une jeune femme diplômée mais précaire (elle est livreuse à domicile) qui mène l’enquête. Gorz lui répond par le biais d’archives vidéo et audio, ouvrant tout un champ de réflexions existentielles, sociales et politiques étonnamment riches, loin des perspectives étroitement gestionnaires de l’écologie politique officielle.

« C’était un des enjeux de Lettre à G., rappelle Pierre-Jean, s’opposer à la conception selon laquelle, pour freiner le réchauffement climatique, il suffirait que tout le monde fasse des petits efforts. Gorz, qui n’a rien d’un écolo autoritaire, nous permet de nous questionner sur notre fonctionnement collectif. Et d’envisager le problème de façon globale. »

Les quatre réalisateurs lors d’une projection de « Lettre à G. » au festival Ecol’Aube, en juillet 2019.

Pour approfondir ce questionnement, des entretiens inédits avec des intellectuels familiers de la pensée d’André Gorz, tels Adeline Barbin, Dominique Bourg, Christophe FourelWilly Gianinazzi, son biographe, et Hervé Kempf complètent ses propos. Et contribuent à faire de Lettre à G. un voyage des plus vivants au cœur de notre époque, sous l’emprise mortifère de la « dictature de la valeur » marchande, mais n’attendant qu’une chose : qu’on se saisisse de ses « chances en sommeil ».

Alléger le temps de travail pour construire une société écosociale

Et si l’une de ces « chances » était la réduction du temps de travail ? N’était-ce pas la promesse du Progrès : nous libérer du travail contraint, celui que l’on fait sans goût, au profit de tâches plus intéressantes ?

Chiffres à l’appui, Lettre à G. raconte comment et pourquoi André Gorz conçoit une transformation écosociale de notre société à partir d’un revenu d’existence suffisant pour vivre, et refuser « le travail indigne ». Selon lui, cette sécurité existentielle doit permettre aux individus de construire leur autonomie, en développant « des activités chargées de sens », et, parallèlement, de « mieux prendre en charge la vie de leur communauté ». En travaillant notamment à inscrire « l’autolimitation au niveau du projet social »

Pour « faire mieux avec moins », il imagine par exemple des immeubles d’habitation munis de nombreux équipements collectifs, comme « un local de séchage du linge chauffé par le circuit d’eau chaude, un atelier de bricolage, une salle de musique, de télévision… », sur le modèle des communautés conviviales du socialiste Charles Fourier.

 

Manon, jeune femme diplômée mais précaire, mène l’enquête. André Gorz lui répond par le biais d’archives vidéo et audio

Une conception ambitieuse de l’écologie politique, qui « ne découple pas, précise Julien, les problématiques environnementales des problématiques de vivre-ensemble et d’émancipation personnelle ». Car, pour André Gorz, toutes ces dimensions sont en relation : « L’écologie, c’est un changement radical et fondamental du rapport de l’Homme, bien sûr à la nature, mais aussi à lui-même, aux autres, et à ce qu’est, ou doit être, la société. »

La société du temps libéré escompte soustraire les humains à l’emprise du consumérisme

Ce lien entre les dimensions individuelle, sociétale et écologique, Lettre à G. le met bien en lumière. Un des moments les plus intéressants du film, c’est ce pas de côté qu’il invite à faire dans le passé pré-industriel, en un temps où « les gens n’avaient aucune envie d’avoir plus » et établissaient d’eux-mêmes une « norme du suffisant ». C’était avant. Avant la publicité, le marketing, la télé, et leurs incitations permanentes à la consommation et à la rivalité narcissique, qui façonnent la culture sociale dans laquelle nous baignons et nous transforment à notre insu en acteurs de la dévastation écologique. Une « socialisation antisociale », dénonce André Gorz.

André Gorz a vécu les vingt-cinq dernières années de sa vie à Vosnon (Aube).

Des effets nuisibles démultipliés par les frustrations que le travail engendre. « Pas de place à la créativité, à la lenteur, à la découverte… Burn out, surmenages, suicides », remarque Manon. Ajoutant : « C’est parce qu’on subit son travail toute la semaine qu’on veut consommer tranquillement le week-end. »

En favorisant l’épanouissement des individus, la société du temps libéré escompte donc les soustraire à l’emprise du consumérisme. Et, écrivait André Gorz dès 1991, puisqu’il est impossible de transformer la société par un coup de force révolutionnaire, ses systèmes sociaux étant devenus trop complexes, « la solution consiste à créer des espaces de plus en plus étendus où puissent s’épanouir une autre logique de vie », fondée sur la coopération et la stimulation des échanges non marchands.

Transformation sociale ou éco-fascisme : y a-t-il d’autre choix ?

Mais Lettre à G. n’est pas une conférence sur la société du temps libéré. « C’est du cinéma, rappelle Pierre-Jean, avec des histoires, celle de Gorz et de sa femme, celles des opposants au projet d’enfouissement des déchets nucléaires, à Bure », si émouvantes. C’est aussi un éclairage pénétrant sur certains des concepts phares d’André Gorz : l’autonomie, la culture du quotidien, le monde vécu, les technologies verrou opposées aux technologies conviviales… Toutes notions porteuses du même enjeu essentiel : permettre aux citoyens de recouvrer une maîtrise de leur milieu de vie, et de défendre, en même temps que la nature, leurs « mondes vécus ».

Ce qui ne va pas de soi. Sans transformation sociale, nous alerte l’auteur d’Écologie et liberté (Point, 1978), la catastrophe écologique peut très bien déboucher sur un « éco-fascisme ». En s’appuyant sur une expertocratie, l’État renforcerait encore la domination capitaliste et dépossèderait d’autant les citoyens de toute possibilité d’action. Une vision qui résonne d’autant plus aujourd’hui que la répression sociale s’intensifie.

Le documentaire, autoproduit, est projeté dans des cinémas et des salles communales en France.

En regardant Lettre à G., on se prend à rêver… « La société du temps libéré, ce serait une société tellement plus riche humainement ! », comme dit Pierre-Jean. 
Et ne serait-elle pas un cadre propice à démultiplier les formes d’agir social, dont le désir se manifeste un peu partout : des 
luttes contre les grands projets inutiles aux mobilisations en vue des municipales de 2020, sans compter les manifestations répétées malgré la violence d’État ?

Bien sûr, elle suscite beaucoup de questions. Mais son grand intérêt, c’est d’abord de nous rappeler qu’il y a d’autres projets de société possibles, et d’attirer l’attention sur les liens indissolubles entre transition écologique et culture sociale, écologie et démocratie. Les spectateurs de Lettre à G. ne s’y trompent pas : « C’est maintenant, avec les débats, qu’on se rend compte des enjeux du film, raconte Charline. Les gens sont touchés, nous envoient des mails, nous demandent s’il passera dans les écoles… »

Et vous, cela vous paraît irréaliste ? Une utopie ? Voici ce qu’André Gorz vous répond : « L’utopie ne consiste pas, aujourd’hui, à préconiser le bien-être par la décroissance et la subversion de l’actuel mode de vie ; l’utopie consiste à croire que la croissance de la production sociale peut encore apporter le mieux-être, et qu’elle est matériellement possible. »


 

 

Réduire le temps de travail, une nécessité écologique

 

Durée de lecture : 6 minutes

3 juillet 2020 / Willy Gianinazzi
 

     

Seule mesure abandonnée par la Convention citoyenne pour le climat, la réduction du temps de travail est pourtant, nous rappelle l’auteur de cette tribune, une réponse cohérente à la suppression des emplois par l’automatisation et à la multiplication des « boulots de merde ». Elle serait même indissociable du nouveau modèle de société que réclame la crise climatique.

Willy Gianinazzi est historien et biographe d’André Gorz.


Si les 150 conventionnels du climat ont manqué de courage pour aborder la question de la taxe carbone, qui ne doit son impopularité qu’à un manque d’imagination pour la concevoir de façon socialement acceptable, leur atelier « Produire et travailler » a fait preuve au contraire d’une grande radicalité, et en même temps d’un parfait réalisme, en proposant de réduire à 28 heures hebdomadaires la durée du travail.

Mais ce coup porté à la « valeur travail » et au « travailler plus » des Sarkozy et Macron, tout comme au productivisme désastreux du système capitaliste, était trop fort pour que cette mesure écosociale soit retenue en dernière analyse. Selon des intervenants lors du vote final, ce thème était irrecevable car sujet à « lynchage médiatique » et « hors de propos » en période de récession. Pour le Medef, un « suicide économique et social » était évité.

Déjouer les effets néfastes de l’automatisation

Et pourtant, avec l’avènement du néolibéralisme, cela fait bien des décennies que la conjoncture économique et ses épisodes dépressifs commandent de trouver des solutions à des destins humains ballottés entre chômage, précariat, stress et non-sens au travail. Car l’automatisation et la robotisation sont des procès structurels toujours en cours, qui suppriment inexorablement le travail et qui n’autorisent son redéploiement que sous une forme dégradée, dans des services souvent d’utilité douteuse (David Graeber décrit ces emplois comme des « boulots de merde »). Il s’ensuit que le chômage et le précariat, qui repartent à la hausse avec la crise actuelle, sont corsetés, en dépit des allégations à la mode sur la croissance pourvoyeuse d’emplois, par cette matrice structurelle que seule une diminution drastique du temps de travail pourrait faire éclater.

La conversion écologique se soutient par la restructuration énergétique des productions, transports et logements, mais cela ne suffira pas pour parer à l’urgence climatique si elle ne s’accompagne pas d’un renversement du mode de production en ce qu’il a d’irrationnel. La croissance à tout prix — produire n’importe quoi, n’importe comment et en quantité toujours plus grande — ôte du sens au travail et heurte la rationalité écologique, qui consiste à utiliser un minimum de matière et d’énergie pour un maximum de qualité et d’utilité de biens librement souhaités.

Brider la publicité pour diminuer la pression sur les consommateurs de besoins factices est une bonne chose que préconisent les 150. Ils proposent aussi de ralentir le cycle de circulation du capital par une plus grande longévité des biens susceptible d’être obtenue par la réparabilité obligatoire et une clause de garantie longue (cinq ans pour le matériel informationnel selon la Convention climat, dix ans pour tout produit selon les Amis de la Terre).

Par ailleurs, la question du financement de la diminution du temps de travail et de l’embauche subséquente de travailleurs supplémentaires serait, à notre sens, l’occasion de trouver une autre solution au problème des retraites que celle socialement régressive préconisée par le gouvernement.

Plutôt que d’accabler par des charges les entreprises qui embauchent ou qui utilisent un capital humain élevé, plutôt que de taxer les robots au risque de freiner l’automatisation, ne conviendrait-il pas de supprimer l’assiette salariale des cotisations sociales en les remplaçant par une cotisation basée sur le chiffre d’affaires de toute entreprise, indépendamment de son quota de salariés ? Aux yeux des patrons et des économistes qui les flanquent, le « coût du travail », comme ils aiment à l’appeler, perdrait en incidence, y compris sur les décisions d’embauche. Et, avantage déterminant pour la question des retraites, le maintien de leur niveau ainsi que le retour à l’âge de départ de 60 ans ne seraient plus mis en cause par le déséquilibre croissant entre population active et population retraitée.

Repenser la société sur d’autres bases que celle, suicidaire, de la croissance

On sait que la réduction du temps de travail a été une revendication consubstantielle au mouvement ouvrier depuis sa naissance. Tirant profit de l’augmentation incessante de la productivité, le patronat l’a régulièrement concédée, de sorte qu’on est passé de 3.000 heures ouvrées en 1900 à environ 1.600 heures par an aujourd’hui.

Arrivée des ouvriers et ouvrières de l’usine Pinay à Saint-Symphorien-sur-Coise (Rhône), avant la Première Guerre mondiale.

Le mouvement écologiste s’est emparé lui aussi de cette exigence, car elle participe du projet d’affranchissement de l’individu par rapport à un appareil de production qui brime son autonomie et saccage son milieu de vie. Forts du premier grand rapport scientifique sur les dangers d’une croissance illimitée, le rapport Meadows, de 1972, les premiers écologistes qui s’engagèrent en politique appelèrent à une réduction du temps de travail pour repenser la société sur d’autres bases que celle, suicidaire, de la croissance. Ainsi le premier candidat écologiste à une présidentielle, l’agronome René Dumont, proposa une réduction du temps de travail à 4 heures par jour [1].

La conquête de cette autonomie individuelle et sociale — sur laquelle s’est beaucoup penché André Gorz, l’un des pionniers de l’écologie politique en France — pourrait se mettre en route aujourd’hui avec la semaine de quatre jours (4 x 7 heures/j). Car la journée hebdomadaire ainsi dégagée pourrait accélérer le développement, entre mille possibilités, de l’autoproduction alimentaire (en milieu rural), de la coopération (de consommation, jardins partagés, Amap, etc.), de la vie associative (par trop délaissée aux retraités), de la vie politique (notamment locale) et des activités créatrices (artistiques, culturelles, de bricolage, etc.).

Mais il semble bien que ce soit le revenu d’existence, ou revenu universel, qui permettrait d’amplifier véritablement le mouvement vers plus de liens sociaux, et une autre façon de coopérer et de produire dont l’économie sociale et solidaire suggère à certains égards les prémices. Associé à la réduction du temps de travail, il favoriserait la sortie d’une société du salariat vers une société de la citoyenneté active, plus adaptée aux remises en question qu’appelle le péril climatique et aux demandes de renouvellement démocratique manifestées par la population.

La Nouvelle-Zélande réfléchit à la semaine de quatre jours pour relancer l’économie

 

Durée de lecture : 1 minute

23 mai 2020

     
 

La Nouvelle-Zélande réfléchit à la semaine de quatre jours pour relancer l'économie

La Première ministre de Nouvelle-Zélande, Jacinda Ardern, populaire pour avoir bien géré la crise du Covid-19 dans son pays, s’est prononcée mercredi 20 mai en faveur de plusieurs mesures visant à diminuer le temps de travail : la création de nouveaux jours fériés et la semaine de quatre jours. Dans un échange sur Facebook Live, la Première ministre y voit une solution pour dégager du temps libre, afin que les Néo-Zélandais fassent tourner l’industrie du tourisme, majeure pour l’archipel.

Comme partout, l’économie devrait fortement se contracter cette année : moins 5 % pour le produit intérieur brut, et une forte hausse du chômage à 8 ou 9 %. Pour Jacinda Ardern, leader du Parti travailliste (centre gauche), il faut sauver le tourisme en permettant à la population de s’offrir, par exemple, des week-ends prolongés. Elle ajoute que ça limitera la pollution provoquée par les embouteillages des heures de pointe, juste avant ou juste après le travail. Et que ce serait une bonne chose pour la santé mentale et la qualité de vie de tous les salariés.

Il n’y aura sans doute pas de loi : juste une incitation pour pousser les entreprises qui le peuvent à négocier avec les syndicats la semaine de quatre jours.

- Source : France TV Info

- Photo : Jacinda Ardern le 20 mai sur Facebook Live

 

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