Pour quelques lignes de plus
- Par Thierry LEDRU
- Le 27/05/2018
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Thierry Ledru
Levé à 5h20. Laure et le cerf, leur rencontre, tout était là, chaque image, la lumière et les ombres, le silence, le lever du jour... Quelques lignes de plus. Je pense depuis de longues années déjà que les mots qui me viennent doivent être écrits, que si leur émergence a eu lieu, il est de mon devoir de les saisir au vol.
Cinq heures pour quelques lignes. Maintenant, c'est posé, c'est là, ça ne sombrera plus dans une mémoire trop profonde. Certainement que je reprendrai tout ça, que je chercherai encore un peu plus la musique qui me comble. Plus tard. Il faut laisser les plantes grandir à leur rythme.
TOUS, SAUF ELLE
CHAPITRE 34
Laure avait décidé de s’occuper du potager. Elle avait besoin de la résonance et la présence joyeuse de Raymond ne lui permettait pas de communiquer pleinement avec les végétaux.
Un matin, alors que le soleil venait de répandre sa chaleur sur la terre endormie du potager, elle avait senti dans le corps d’une tomate des parfums d’énergie, comme une vibration moléculaire, une agitation euphorique. Elle l’avait détachée de sa tige avec une infinie reconnaissance. Elle avait posé ses lèvres sur la peau brillante, une bise tendre et aimante.
Elle avait pensé alors à tous ces animaux abattus, chaque jour, à chaque instant et que personne ne remerciait. Il ne restait d’eux que le nom attribué aux diverses tranches dans leur présentoir.
Rien de l’animal n’existerait plus.
Elle se réjouissait en observant le potager de ce flux de vie qui emplissait le lieu. Rien ici ne disparaîtrait jamais. La tomate était un élément du corps, une partie renouvelable, une offrande pour les soins prodigués. Elle aimait ce partage respectueux.
Elle continua sa cueillette. Amoureusement.
Lorsqu’elle se leva pour rejoindre le carré d’oignons blancs, elle sentit un regard posé sur elle, un contact qu’elle n’identifia pas, une présence secrète. Elle balaya lentement des yeux le paysage proche : la maison, la grange, le terrain attenant, les blocs rocheux puis l’orée de la forêt.
Là, dans une immobilité totale, dans l’ombre des feuillages, elle reconnut un cerf. À vingt mètres.
Elle devinait la puissance de sa masse, l’ampleur de ses bois. Les yeux la fixaient.
Aucun mouvement, rien, pas même un frémissement d’oreille, pas un frisson, juste ce regard perçant, ces yeux en amande qui semblaient tracer dans les airs un invisible rayonnement.
Elle sentit battre dans sa poitrine le cœur aimant de l’animal. Une sonorité de tambour sur laquelle elle s’accorda, une cohérence cardiaque, une ligne constituée de pulsations rondes et de silences allongés, comme un chemin dessiné sur l’écran du monde.
Elle n’esquissa aucun geste, elle en élimina même la moindre pensée, que rien d’inquiétant ne soit diffusé par cette passerelle, par ce mélange unifié de leur écho, qu’aucun trouble émotionnel ne vienne féconder les peurs irréelles, que l’humain s’efface et qu’il ne reste qu’une vie commune.
Elle ne chercha pas à exprimer clairement l’intensité des ressentis car elle connaissait désormais l’empoisonnement inévitable.
Ne pas réfléchir, ne rien vouloir d’autre que le silence intérieur, ne pas s’étourdir, ne chercher que la paix de la disparition.
Ne plus être là, comme une forme humaine, mais se diluer dans la marée de molécules agitées, dans la convergence rétablie des entités similaires.
Le cerf sortit du couvert des arbres, dans une série de petits pas majestueux. Le lacis de ses bois l’auréolait d’une couronne. Le soleil l’enflamma.
Laure s’appliqua à maintenir en elle le calme de son cœur.
Le cerf avança de nouveau, quelques pas de plus puis il se figea, la tête haute, les yeux brillants. Une brillance de ténèbres, un noir piqueté d’étoiles.
Elle connaissait ce regard.
Oui, évidemment.
Il était là.
Figueras.
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