Psychotropes numériques

France - Sciences Serge Tisseron : « Les écrans sont utilisés comme des psychotropes »

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le 01/12/2013 à 05:00 Vu 154 fois
Serge Tisseron, docteur en psychologie, psychiatre et psychanalyste. Photo Franz CHAVAROCHE

Serge Tisseron, docteur en psychologie, psychiatre et psychanalyste. Photo Franz CHAVAROCHE

Dans un monde ultra-connecté, Serge Tisseron décrit des populations précarisées qui ont trouvé dans les technologies numériques de nouvelles manières de satisfaire de sempiternels désirs. Avec tous les mésusages que cela peut induire.

«L es écrans sont aujourd’hui largement utilisés pour tenter d’oublier les difficultés et les souffrances de la vie quotidienne ». Effrayante réalité sociale que vous décrivez dans votre livre 3-6-9-12 …

« Les écrans sont beaucoup utilisés comme cela. Quand je dis les écrans, je ne veux pas introduire de distinction entre l’utilisation de la télévision, d’internet, des jeux vidéo… Y’a de très bonnes utilisations de la télévision, des jeux vidéo, d’internet… Et puis il y a aussi le risque de les utiliser comme une manière de ne pas penser. C’est vrai qu’aujourd’hui les écrans sont largement utilisés par une partie de la population comme peuvent l’être les médicaments psychotropes ou à une autre époque l’alcool, c’est-à-dire comme une boisson d’oubli. C’est vrai que, quand on est préoccupé par son travail, regarder une heure de téléréalité, au moins, ça vide la tête. C’est dramatique, mais il ne faut pas culpabiliser les usagers de la téléréalité. Et à la limite, quand bien même il y a autre chose à la télévision, les gens reviennent à la téléréalité. C’est pour cela que les gens qui condamnent la bêtise des écrans sont dans l’erreur. Le problème n’est pas que les écrans soient bêtes et ultraviolents, le problème, c’est de savoir pourquoi il y a tant de gens qui vont voir ça. Quand vous voyez l’extraordinaire difficulté de vie de beaucoup de gens, vous comprenez pourquoi ils veulent se vider la tête. Que les gens n’envisagent pas seulement GTA (le jeu vidéo Grand Theft auto) dans ses conséquences possibles en termes de violence, mais comme une conséquence de causes à analyser. Or, la cause, c’est l’extraordinaire précarité. Parmi les enfants qui regardent la télévision, certains n’ont pas de jouets… »

Qu’est-ce que se cache derrière cette course en avant technologique, ce tout connecté ? Une pathologie sociétale, l’apparition de nouveau besoins ou désirs ?

« Ce ne sont pas des désirs spécifiques à notre société. Ils ont toujours existé chez l’être humain. Mais il n’avait pas les moyens de les satisfaire aussi bien que ce qu’il le peut aujourd’hui avec les technologies contemporaines. Ce sont les usagers qui décident quelle utilisation faire des technologies. Il y a d’excellentes technologies qui ne marchent pas. Elles ne sont pas mauvaises du tout, mais elles ne correspondent pas à un désir humain. Le téléphone mobile a eu un succès extraordinaire car il correspond totalement à plusieurs désirs humains : le désir que l’on ne m’oublie jamais, le désir que mon expérience personnelle soit utile à d’autres, le fait que l’on puisse se cacher et se monter à volonté et puis le désir de pouvoir contrôler mes interlocuteurs, la dimension manipulatoire qui a toujours existé chez l’être humain. »

Des désirs qui induisent la problématique de la séparation de la sphère publique de la sphère privée sur internet…

« Il y a deux phénomènes qui interviennent : il y a d’abord le désir des adolescents d’être présents dans l’espace public. Mais comment être présent sur internet si on ne rend pas publique son intimité ? Et c’est un gros problème qui n’est pas résolu encore, mais qui pourrait l’être mieux si les adolescents étaient mieux informés des dangers qu’il y a à mettre leur intimité dans l’espace public. Les trois règles de base de l’internet que je répète toujours : tout ce qu’on y met risque d’y rester éternellement, tout ce qu’on y met risque de tomber dans le domaine public et tout ce qu’on y trouve ne doit pas être pris pour vérité. Et aujourd’hui on voit de plus en plus de jeunes adultes qui regrettent d’avoir en effet mis sur internet leurs ébats sexuels, leur strip-tease, leurs clips, leurs soirées bien arrosées…. Parce qu’une fois que ça y est, si l’on tape leur nom, c’est ce qui remonte en premier. Aujourd’hui, il y a une prise de conscience des jeunes : ils vont moins surexposer leur intimité. Il faut faire comprendre aux jeunes qu’il y a d’autres moyens d’être présent dans l’espace public que d’exposer leur intimité. Et il faut commencer l’éducation très tôt. »

Cette liberté de parole, associée à un sentiment d’impunité sur internet, engendre de plus en plus souvent à des débordements. Faut-il avoir peur des réseaux sociaux ?

« Le problème n’est pas seulement celui de Facebook ou Twitter. C’est celui de toutes les communications qui passent par des supports numériques dans lesquels il n’y a pas de présence physique. L’être humain est tellement habitué depuis les origines à réguler sa communication en tenant compte des gestes, des attitudes, des mimiques de ses interlocuteurs que, brutalement privé de ce retour, il coure toujours le risque de ne plus tenir compte de son interlocuteur. Le problème c’est que dans les communications numériques, je n’ai pas ce feedback. On a donc tendance à faire ou dire les choses de manière beaucoup plus brutale, beaucoup plus violente que lors d’un face-à-face. Les technologies numériques sont apparues tellement vite que nous n’avons pas encore appris à réguler cela. Il faudra qu’un jour les technologies numériques nous rappellent ce qu’elles nous font aujourd’hui oublier. Je pense que c’est inévitable car trop de gens en souffrent. Il faut constamment rappeler que la loi commune s’applique sur les réseaux sociaux. Ce ne sont pas des domaines hors la loi. Ces technologies encouragent un passage direct de la pensée à l’expression, sans la retenue qui caractérise en principe la civilisation. La génération qui utilise ces technologies numériques n’a absolument pas été préparée à les utiliser. »

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