LES ÉGARÉS (roman) 8

 

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Cette absurde nécessité d’user du mental pour se défaire de son emprise.

Elle se souvient si bien de cette nuit d’inquiétude.

L’ascension avait pris fin, une nouvelle fois, retour sur la terre, dans le quotidien pesant, l’oubli de soi dans l’impossibilité d’oublier quoique ce soit.

Dépressurisation spirituelle.

Jusqu’à la nausée. Pourquoi devoir quitter ces espaces lumineux, cette énergie euphorisante, cette acuité phénoménale, cette flamboyance de l’esprit ? La chute la déprimait plus que tout et elle en venait à attendre anxieusement le prochain décollage. Douloureuse alternance.

Elle avait cherché une méthode pour apaiser ses angoisses mais devant l’inutilité de ses efforts les crises s’étaient amplifiées. Elle avait senti à quel point elle ne disposait d’aucune maîtrise. Vouloir se raisonner revenait à amplifier l’anarchie de son mental. Les idées s’entretuaient les unes les autres, ressuscitaient, luttaient sans vergogne, s’entrechoquaient, se superposaient, se mêlaient, accroissant les sensations de tournis et d’impuissance. Elle avait fini par comprendre que la volonté de contrôle contenait elle-même les désillusions et les effondrements. Ne plus rien vouloir, ne rien attendre, ne rien espérer conduisait finalement à une béatitude qu’elle n’aurait jamais imaginée. L’humilité. Briser l’ego et naître à soi.

« Puisque je ne maîtrise rien, je n’ai rien à souhaiter et si je ne souhaite rien, que je ne suis plus dans l’espérance, je ne peux pas être déçu par les évènements qui surviennent ou par l’absence de toute évolution, de tout changement. Chaque instant est un changement et une continuité, un prolongement et une cassure, une surprise et une routine. C’est juste le regard que je lui porte qui l’étiquette mais si cette observation est dénuée de toute interprétation, l’évènement, quel qu’il soit reste ce qu’il est.  »

Elle était dehors, assise sur la terrasse. Elle avait senti lâcher en elle une résistance ancienne, elle avait entendu tomber dans l’océan de ses prétentions la chaîne rouillée de ses certitudes, comme un ancrage qui rompait ses amarres, le courant de l’existence qui reprenait ses droits. Il ne lui restait qu’à être dans l’acceptation inconditionnelle.

Le bonheur ne prenait son envol qu’à partir du moment où l’être ne cherchait justement pas à s’envoler. L’intention comme l’aspiration n’étaient que des entraves. Cette élévation euphorique ne lui appartenait pas plus que les effondrements. Elle n’en était pas responsable mais il dépendait d’elle d’en souffrir ou pas. Juste un regard lucide.

Sourire intérieur. Bouffées de chaleur. Elle avait levé les yeux. Toujours cette impression d’être conseillée.

De ne pas être seule.

Au-delà des étoiles, le fond du ciel rayonnait d’une étrange pâleur laiteuse, des reflets de veilleuse lointaine.

Elle était retournée se coucher avec une envie irrépressible d’aimer Yoann, de tout son corps, de toute son âme, comme s’il était impossible de garder en elle cette énergie sublime, qu’elle devait en jouir, la libérer, la consumer, jusqu’à la dernière particule. Elle s’était allongée contre le corps chaud, elle l’avait caressé, tendrement, il dormait, profondément recroquevillé dans le nid du sommeil, elle avait murmuré à son oreille, glissé sa langue sur le lobe, ses doigts dessinant sur sa peau nue des arabesques soyeuses, il avait gémi, doucement, il s’était étiré, elle avait enveloppé la verge dans ses mains en coquille, le cœur bondissant, l’esprit enflammé, la pointe de sa langue avait tracé un chemin sinueux jusqu’au membre ranimé, elle l’avait piqueté de baisers mouillés, cette chaleur dans son ventre, cette certitude bienheureuse d’avoir libéré en elle une énergie étouffée, elle devinait l’envol pétillant des étincelles, myriades d’étoiles filantes, elle l’avait chevauché, la tête fébrile du sexe érigé avait délicatement entrouvert les lèvres luisantes, comme un vaisseau ardent la tige gonflée de désirs avait tracé dans son calice impatient des sillages constellés de pollens vivaces, des semences de bonheur, elle avait senti ruisseler en elle la sève épaisse des embrasements, des magmas flamboyants qui délivraient dans les fibres des explosions singulières, des remontées insatiables de flux incandescents, des palpitations d’univers, l’espace en elle l’avait absorbée, elle avait perdu pied, envahie de visions inconnues, des folies sublimes qui la bouleversaient.

Elle s’était abandonnée à l’inconscience, elle avait accéléré les mouvements ondulatoires, accentué les pressions, exacerbé les contacts, plongé la langue dans sa bouche ouverte, malaxé ses épaules, mordillé sa poitrine, tordu les draps, sans pouvoir clairement identifier la source des gémissements lascifs qu’elle percevait dans le brouillard phosphorescent de son esprit.

Explosion.

Cataclysme.

Son corps comme un épicentre adorant les séismes, électrisé, secoué de spasmes, tensions musculaires, abandon, relâchement ultime, partir dans le flux du plaisir, inconscience, inconscience, n’être qu’une vibration tellurique, le noyau embrasé d’un cœur d’étoile.

Recommencer.

Recommencer.

Recommencer.

Jusqu’à l’épuisement.

Puis cet effondrement douloureux, cette descente vertigineuse, ce retour incontrôlable, cette lourdeur si éloignée, si étrange, si cruelle.

Laisse la vie te vivre.

Elle avait psalmodié le précepte jusqu’à ce que le sommeil l’emporte.

 

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