TERRE SANS HOMMES (3)
- Par Thierry LEDRU
- Le 26/03/2024
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Je n'avais pas encore rêvé de ce roman. Juste une fois, avec une aurore boréale. Mais pas des nouveaux personnages.
Pour tous les autres, c'est un phénomène que j'ai connu et qui se reproduit parfois.
Dans l'écriture de la quadrilogie, j'ai "vu" Laure et Figueras. Je sais exactement à quoi ils ressemblent.
Mais rien n'était arrivé encore pour l'écriture du tome 4.
C'est fait. La nuit dernière.
J'ai vu Josh Randall et Joachim Nichols.
CHAPITRE 8
Pour la troisième fois, Joachim Nichols quittait son fortin. Ravitaillement en eau à la source de Deer water. Crocheron road longeait la côte. Au sud se trouvait le Blackwater national wildlife refuge, puis deux kilomètres plus loin, par la Bishop road le centre d’accueil de Karen Noonan. Il n’avait jamais pris le temps de visiter ces lieux. Il savait juste qu’il s’agissait d’établissement œuvrant à la conservation des espèces, à la protection de l’environnement. Est-ce que ces deux structures seraient encore habitées ? Pourrait-il y trouver du ravitaillement, des humains bienveillants ? Dans le secteur proche de Crocheron, il avait entendu parler d’une église méthodiste. Un des jardiniers qui venait entretenir le parc du fortin en était adepte. Au final, il avait peu de risques de rencontrer du monde. La densité humaine devait avoisiner les dix habitants au kilomètre carré. Avant le chaos. Combien en restait-il ? Combien de survivants ? Et dans quel état ? À l’affût d’une proie pour le délester de ce qu’il a, de la nourriture, une arme, de l’eau, des vêtements, des cigarettes. Il se félicitait de n’avoir jamais fumé. Il ne connaîtrait pas ce manque. Est-ce que le manque de son travail était plus douloureux que le manque de tabac pour un fumeur invétéré ? Il devait bien l’admettre. Ce qu’il vivait désormais relevait de la cure de désintoxication. Et elle n’avait rien, absolument rien de volontaire. Il aurait donné dix ans de sa vie pour pouvoir revivre ne serait-ce qu’une année au Pentagone.
Il approchait de la fontaine de Deer water. Des arbres en bord de route, feuillages d’automne, palettes de couleurs vives et en fond d’écran des étendues d’eau, immenses, des marécages, des rosières, l’eau terreuse, la végétation des zones humides, aucune ondulation dans le paysage. Il avait mis des années à comprendre que cet horizon illimité le reposait des géométries cubiques et verticales de la ville, que cette rupture totale avec le gigantisme urbain l’apaisait. Un jour ou deux, parfois trois. Les horizons ouverts finissaient immanquablement par lui donner le tournis. Pas assez d’ancrages, pas de points particuliers, pas de repères. Les gratte-ciel de Washington, les bâtiments du Pentagone, les immensités de béton, tous ces piliers plantés dans le ciel, plus enracinés que des sequoias millénaires, ils lui étaient nécessaires. Il n’était pas fait pour les grands espaces.
Et maintenant, il roulait à vingt kilomètres à l’heure, sur une route déserte, dans un espace où seuls les arbres exploraient l’altitude.
C’est à la sortie d’une courbe qu’il l’aperçut, à deux cents mètres, marchant au milieu de la chaussée. Une silhouette étrange, massive, un chargement sur le dos, comme des bois dépassant de ses épaules. L’individu se retourna, alerté par le bruit du moteur. Et il tendit aussitôt le bras, geste reconnaissable de l’auto-stoppeur.
Joachim ralentit encore davantage, prenant le temps d’observer l’homme. Car c’était bien un homme avec un cerf sur le dos. Et un fusil en bandoulière.
Joachim s’arrêta à quelques mètres, coupa le moteur et sortit. Le pistolet à la main, caché derrière la portière.
« Salut, mec, lança le colosse. Ça fait bien longtemps que j’ai pas vu rouler une caisse, d’où tu viens ? »
Deux mètres de haut, plus de cent kilos, une masse musculaire, une voix grave, enrouée, comme de la grenaille dans la gorge, bottines de l’armée, pantalon kaki, une veste assortie, un bonnet roulé au-dessus des oreilles, pas un cheveu n'en dépassait. Une barbe sombre descendait jusqu'à couvrir sa gorge. Une quarantaine d’années. Il portait un cerf sika, une belle bête, entre quatre-vingts et cent kilos. La tête sur son épaule droite, les pattes nouées par devant. Stupéfiant. L’homme ne semblait même pas écrasé par la masse.
« Salut, chasseur, de quoi manger un moment ! lança Joachim.
- Tu peux laisser ton flingue sur le fauteuil, tu ne risques rien avec moi. Sinon, tu serais déjà mort. »
L’homme montra un pistolet qu’il tenait caché sous les pattes du cerf.
« Je voulais juste voir ta tête et ça va, elle me plaît », continua-t-il.
Joachim déposa son arme sur le fauteuil et se dégagea du véhicule, quelque peu interpellé par l’intuition du bonhomme.
« Tu vas où avec ton bestiau ? » demanda-t-il en s’avançant.
Il tendit la main que le colosse écrasa. Il devait lever les yeux pour croiser son regard. L'individu tenait du géant, des proportions surpassant le commun des mortels. La peau tannée du visage, une écorce de vieux chêne, des yeux d'un noir flamboyant, deux fentes, l'impression de passer sous le faisceau d'un scanner.
« Je suis au centre de Karen, à un kilomètre, au bout du bout.
- Joachim Nicholson.
- Comme l’acteur.
- Ouais, c’est ça.
- Josh Randall. Ouais, comme Steve Mac Queen dans Au nom de la loi. Mes parents étaient fan. Et je peux t’assurer que personne ne m’a fait chier avec ce nom, lança-t-il, en bombant le torse.
- Oui, je m’en doute.
- Tu nous ramènes, mon bestiau et moi ? Ça fait une heure que je le trimballe. Et je te présenterai à l’équipe. »
Joachim Nichols n’hésita pas. L’homme lui plaisait mais par-dessus tout, il réalisait à quel point il était bon de parler avec quelqu’un d’autre que soi.
Ils chargèrent le cerf après avoir baissé la banquette.
« Une balle en pleine tête, remarqua Joachim, un beau carton.
- Josh Randall était tireur d’élite chez les Marines. Mais les cerfs sika ne le savent pas. »
Un ancien militaire. Joachim se félicita d’avoir modifié son nom.
« Et toi, tu fais quoi dans le coin ? T’es nouveau ?
- J’étais à Washington, je vendais des bagnoles. Je me suis barré, c’est l’enfer là-bas. J’ai une maison à trois, quatre kilomètres d’ici.
- T’es venu en bagnole jusqu’ici ?
- Non, j’ai un cabin-cruiser et ma bagnole était là.
- Putain, un bateau, c’est cool ça.
- Ouais mais c’est le carburant que je n’ai pas.
- On en a, nous. Trois gars pêcheurs dans la baie, leur citerne est pleine, on pompe en manuel.
- Vous êtes beaucoup là-bas ?
- Vingt-cinq, je crois bien. J’ai des problèmes de mémoire, y’a des trucs qui me restent pas. »
Joachim tourna la tête.
L'homme retira son bonnet et le fixa quelques secondes. Une cicatrice courait sur son crâne nu, partant d'une oreille pour rejoindre l'autre. Trépanation. Atteinte neurologique. Un militaire, tireur d’élite, blessé en mission. Une intuition qui contracta son ventre.
« J’étais en Irak. Mon humvee a sauté sur une mine, il a basculé dans un ravin. Je ne me rappelle de rien. En fait, je me suis réveillé à l’hôpital, ici, au pays, trois semaines de coma. On était cinq à bord, trois y sont restés, l’autre était en fauteuil, j’ai su qu’il s’est tiré une balle dans la tête six mois après. L'armée m'a pas lâché, j'ai eu droit à tous les médecins du pays, des psychologues, le syndrome du survivant qu'ils m'ont dit, je pouvais même bosser encore mais pas sur le terrain, en fait, c'était le bordel dans ma tête alors je me suis barré, j'avais plus rien, j'ai jamais rien fait d'autre, j'ai une pension, enfin, je l'avais parce que maintenant y'a plus personne pour me filer mon pognon, j'ai retapé une grange pas très loin d'ici, un ancien hangar abandonné, personne pour me faire chier, chasse, pêche et un petit jardin. Trois potes que je voyais de temps en temps. Ils sont au centre maintenant. Mais bon, en fait, j'allais pas bien fort, beaucoup de migraines, des cauchemars, je m'étais mis à boire, des caisses à faire crever un régiment entier, j'en avais plus rien à foutre de rien. Mes cheveux n’ont jamais repoussé. Personne ne sait pourquoi. Et ma mémoire est une vraie passoire, y’a des trucs ça va, je les garde et d’autres qui passent en coup de vent. J’ai longtemps cru que j’allais devenir une épave plus capable de se rappeler de son nom. C’est le pasteur qui m’a sauvé. Tu vas le rencontrer. C’est un gars bien. Autant que tu le saches tout de suite, sa femme et sa fille sont mortes, elles étaient dans l’avion qui a été descendu au début du bordel. Il n’a même pas pu récupérer les corps. Tu vas voir, il est spécial comme pasteur, je lui donnerai ma vie. En fait, quand je te raconte ça, je me dis que ça va mieux pour moi, maintenant, parce qu'en fait….
Il s’arrêta deux secondes...
putain... je dis toujours en fait, c’est complètement con, on dirait un débile... maintenant tout ce qui reste, en fait, c'est des survivants. Je suis plus tout seul. »
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