TERRE SANS HOMMES (6)

 

Je relis et travaille et je repensais à l'article que j'ai posté sur la concordance entre l'état d'esprit d'un personnage et la nature qui l'environne.

TERRE SANS HOMMES

 chapitre 7

Francis aimait tenir la barre, une roue comme dans les navires de corsaire. Le compas devant les yeux, à l’abri du cockpit, il avait bien compris le système, juste garder le cap, le réglage des voiles, la surveillance, ne pas les laisser faseyer, jouer avec les winchs, les écoutes, les drisses, il avait appris des dizaines de termes de marin, les haubans, les barres de flèches, la trinquette, le génois, le foc, le tangon, le spi, le safran, ça lui plaisait, une expérience qu’il n’aurait jamais engagée de lui-même. Mais qu’aurait-il pu imaginer de tout ce qu’il avait vécu depuis le jour où il avait volé l’argent de Laure ? Rien, impossible.

Il était parti pour vivre tranquille sous les tropiques, avec le poker, les filles, le soleil, une vie de rentier. Une vie de rentier. Putain, comme il se serait fait chier. Il en éclata de rire, intérieurement. Et maintenant, il naviguait dans le Pacifique, il allait passer le Cap Horn, rentrer en France, avec un gars complètement imprévisible, capable de tout plaquer pour un projet démentiel qui aujourd’hui le ravissait. L’aventure. Il était devenu flic parce qu’il voulait de l’aventure et de l’adrénaline, des rencontres qui secouent, des gens hors cadre.

De quoi aurait-il pu se plaindre ?

Il balaya l’horizon et contempla la masse liquide, cette immensité qui est au-delà du connu. Les risées du soleil sur la houle, le bleu du ciel coulant dans celui de l’océan, des nuages blancs comme des flocons géants, le scintillement de la lumière sur les crêtes des vagues, ce parfum iodé qui collait à sa peau et le souffle léger du vent comme une comptine murmurée, la simplicité des gestes répétés, cette sérénité des choses simples. Un sourire de bienheureux sur son visage. 

Depuis combien de temps n’avaient-ils pas vu de terres et combien de temps encore avant que ça arrive. La planète bleue. Oui, il comprenait l’expression. Et lui, le terrien n’avait jamais pris conscience de cette présence, de ce monde si beau, si étrange, si absorbant. Le terme lui plût. Il se sentait absorbé, comme dilué, effacé, comme s’il n’était plus qu’un point vivant, insignifiant, dérisoire, il aurait pu disparaître que rien autour de lui n’en aurait été affecté et simultanément à cette conscience, il éprouvait une sorte de puissance, une énergie étrange, quelque chose dont il ignorait l’existence. De n’être rien que ce point vivant et de survivre pourtant et de rester maître de chaque instant, c’était fascinant et il en arriva à se dire que l’humanité, dans ses premiers temps, chaque individu, chaque point vivant, avait dû ressentir cette puissance de vie au cœur de l’immensité, dans la matrice. Nous étions emplis encore de cette effervescence de l’homme préhistorique qui se réjouissait, parfois, d’être encore en vie et parvenait à se projeter sur le jour à venir, sur les espaces à explorer, sur la nourriture à trouver et sur les combats remportés et le courage à trouver pour ceux à venir. De la petitesse de chacun dans un monde illimité naissait le goût de la lutte.

Il guidait maintenant un voilier de quinze mètres à travers l’océan Pacifique sans rien savoir de ce qu’il advenait du reste de l’humanité. Lui, infime point vivant, au milieu de nulle part, tenait la barre et des frissons de bonheur l’électrisèrent.

C’était donc ça l’aventure, l’exploration des grands marins qui étaient partis sur des navires fragiles, peu manœuvrables, sans aucune carte, avec les étoiles pour se guider, sans aucune certitude de retour, partir pour conquérir des terres nouvelles. Il ne connaissait pas grand-chose à ces époques de découvertes mais il savait bien que les soifs de richesse en avaient été le moteur essentiel. Et que les massacres et les pillages et l’esclavage et les dévastations de peuples entiers traçaient une ligne sanglante à travers l’histoire. Lui ne cherchait aucune terre à piller et découvrait en lui un espace délaissé. L’immensité liquide révélait l’immensité du territoire intérieur. Des idées inconnues qui jaillissaient, des pensées dont il se serait moqué dans sa vie passée, des réflexions qui le plongeaient dans un état méditatif, une bulle qu’il aimait désormais, ni joie, ni mélancolie, ni bonheur, ni détresse, ni euphorie, ni désœuvrement, rien d’exagéré, rien de déstabilisant, rien qui ne l’emportait au-delà de lui-même mais bien au contraire l’entraînait dans une exploration délicieuse. Oui, le mot lui plaisait. Délicieuse, ni trop puissant, ni trop fade. Un état de conscience qui favorisait le saisissement de tout, loin de l’excitation, loin de l’apathie. Il repensait à son travail, à l’adrénaline et à cette fièvre qu’il adorait puis à ces moments de naufrage quand après une mission de long cours et les risques assumés, il s’offrait des nuits d’alcools forts et de filles, suivies de journées nauséeuses parsemées de cafés forts avant de remonter au front. Cette alternance qui ne connaissait jamais cet état de plénitude qu’il ressentait maintenant en balayant des yeux l’immensité du ciel couché sur la mer. Et surgit alors l’évidence ignorée, l’incommensurable profondeur sous ses pieds et l’immensité de surface lui parut dérisoire. Les noirceurs des abysses où la lumière du soleil n’arrivait pas, combien de kilomètres sous lui, combien d’animaux qu’il ne verrait jamais, cette masse gigantesque de vie, il lui était impossible de la quantifier, que connaissait-il de la vie dans les océans en dehors du nom des poissons qu’il lui arrivait de manger et que connaissait-il d’ailleurs de la vie toute entière sur la planète, hormis celle de sa propre existence et le vertige l’obligea à serrer la barre, cette vie qu’il avait toujours limitée à son environnement immédiat, n’était-ce pas le symbole de nos limites humaines, de notre égocentrisme, de l’insignifiance de notre conscience, n’était-ce pas la raison première de notre indifférence pour la dévastation que nous menions, les éléments vitaux que nous arrachions à la terre, nous ne les jugions pas démesurés parce que nous limitions ce fait à notre existence. Le poisson que je mange n’est qu’un poisson et il ne me vient pas à l’idée d’imaginer que des millions d’êtres humains en font tout autant, au même instant. Un dialogue en sourdine qui ne voulait plus se taire. Nous étions des individus limités par une conscience personnelle, juste un regard tourné vers nous-mêmes, un point d’ancrage qui nous privait des horizons, c’était ça la cause du désastre. Il s’obligea à bouger la tête, à regarder la direction indiquée par le compas, à observer le gonflement du gennaker. Puis le vertige apaisé, l’observation intérieure reprit son cheminement, la plongée dans l’abîme, le soulèvement de l’inconscience, le déchirement de l’indifférence, et lui vint l’idée que la mort du poisson qu’il allait manger était ressenti par la totalité du vivant, qu’il existait un lien, un contact jamais identifié, que la terre et l’ensemble du vivant étaient, elles deux réunies, une entité indissociable, insécable, que nous n’avions rien compris, que nous étions enfermés dans une vision terriblement limitée, cette chaleur dans son ventre, là, maintenant, au milieu de ce rien empli de vie, de ce néant humain où il se sentait plus vivant que jamais, est-ce que la planète le ressentait, est-ce que la vie sentait en elle l’amour qu’il éprouvait pour elle à cet instant, l’émerveillement devant son gigantisme, la richesse cachée dans cette démesure liquide ? La vie toute entière avait-elle conscience de son éveil ? S’en réjouissait-elle ? Il faillit crier son bonheur, cette joie inconnue qui le transperçait, courait en lui comme un flux électrique, clamer à la planète sa reconnaissance, était-ce le symptôme d’une folie passagère ou le silence dans lequel nous nous tenions au regard de cet amour représentait-il le pire des outrages ?

Il essuya des larmes qui le ravirent.

 

blog

Ajouter un commentaire