Toi et moi
- Par Thierry LEDRU
- Le 23/11/2013
- 0 commentaire
« Bon, allez, c’est parti.
-Tu m’abandonnes encore, c’est ça ?
-Oh, écoute, tu ne vas pas recommencer à te plaindre. Tu sais bien que ça ne dure pas très longtemps.
-Mais j’ai peur que tu m’oublies, que tu ne reviennes pas, que tu sois happé par un de tes personnages. Qu’est-ce que je deviendrais ?
-Mais, non, il n’y a aucun risque. Tu sais bien que je ne suis rien sans toi.
-C’est ce que tu dis mais je ne suis pas persuadé que ça soit la vérité. Rappelle-toi quand tu as écrit « Noirceur des cimes », tu te levais la nuit parce que le personnage principal allait mourir et qu’il appelait au secours. Et tu étais épuisé par ces nuits d’écriture. Tu n’étais plus le même, tu vivais dans ta bulle. Tu m’as vraiment fait peur pendant ces neuf mois d’écriture.
-Neuf mois ?
-Oui, c’est ce que ça a duré et quand tu dis que ça n’est pas long, et bien, pour moi, ça l’est. Et pour tes proches aussi.
-Ils se sont habitués et ils savent combien l’écriture est importante pour moi.
-Est-ce que c’est vraiment toi ? Est-ce que tous ces personnages n’ont pas pris le pouvoir sur toi ? Est-ce que tu pourrais vivre sans eux ? Est-ce que tu existes réellement si tu cesses d’écrire ?
-Tu me fatigues avec tes questions.
-C’est plutôt que tu ne veux pas répondre, tu fuis la réalité. Ton écriture, c’est une fuite.
-Et allez, les jugements et les reproches. Tu ne peux pas me laisser tranquille, au moins ce soir. J’ai quelque chose d’important à écrire, je ne peux pas laisser Laure dans cette situation.
-Qu’est-ce qui lui arrive cette fois ?
-Elle s’est retrouvée prise dans un attentat. Elle en a réchappé de justesse et elle se retrouve avec la mallette.
-La mallette où sont cachés les billets ?
-Oui, c’est ça et elle ne sait pas si des tueurs l’ont suivie. Elle est terrorisée.
-Et donc, tu vas encore aller la sauver. C’est assez puéril tout de même comme fonctionnement.
-Quoi ?
-Et bien, tu inventes des situations dramatiques et puis tu arrives comme Zorro pour sauver ton héroïne. Tu ne serais pas un peu mégalomane des fois ?
-N’importe quoi, tu délires complètement là.
-Alors dis-moi clairement ce que tu cherches en écrivant !
-Je cherche la vérité.
-La vérité ? Mais sur quoi ?
-Sur moi ?
-Toi ou moi ?
-Tu délires. Tu sais très bien que toi et moi, c’est pareil.
-Je n’en suis pas si sûr. Je pense même que c’est une autre vie que tu te donnes. Et je me demande bien pourquoi. La vérité dis-tu ? Mais quelle vérité ?
-Quand j’écris, je suis un autre, c’est vrai. Je me libère de la pression de la vie quotidienne et je peux explorer ce que je porte, ce qui est enfoui, ce qui n’apparaît pas dans les rôles de mon existence. Quand j’écris, je ne suis pas identifié à mon histoire, je l’observe de plus haut et je m’en sers pour l’analyser. Mes personnages ne sont que des miroirs, des facettes que j’autopsie.
-Et donc, moi, je disparais ! Tu te débarrasses d’un fardeau, c’est ça ?
-Arrête de jouer à la victime. Si je n’avais pas écrit, je ne sais même pas si tu existerais encore.
-Ah, ben, c’est la meilleure celle-là ! Et tu peux me dire ce que je serai devenu ?
-Ce que NOUS serions devenus. Et bien, j’aurais continué à m’autodétruire, tout simplement. Je ne vais pas te rappeler notre histoire, tu la connais aussi bien que moi.
-« Les Éveillés », c’est à ce roman que tu penses ?
-Oui, celui-là et « Là-Haut », « Vertiges », « Jusqu’au bout », « À cœur ouvert », « Noirceur des cimes » et tous les tomes de « Jarwal le lutin. » Ils ont tous marqué le cheminement de ma vie. Ils ont tous été des balises, des lumières, des révélations.
-Tu n’écris pas vraiment pour les autres alors ?
-Pas au départ. Effectivement. C’est avant tout une thérapie et tu en bénéficies bien plus que ce que tu crois. C’est grâce aux livres que j’ai fini par t’aimer et par avoir un peu d’estime.
-De l’estime pour moi ou pour ton statut d’écrivain ?
-J’aimerais que tu finisses par comprendre qu’il s’agit bien de la même personne. Toi, le père, amant, instituteur, sportif, et moi l’écrivain, nous sommes une seule personne. C’est toi qui me vois comme une menace. Et tu as tort. Tu ne serais pas ce que tu es si je n’étais pas devenu ce que je suis.
-Attends, je ne comprends pas. Tu veux dire que ce que ce que je suis, c’est à toi que je le dois ?
-Nous nous devons mutuellement d’être ce que nous sommes. Sans ton histoire personnelle, je n’aurais jamais écrit. C’est toi qui m’as nourri. Mais ce que j’ai écrit t’a enrichi également puisque tu connais maintenant les raisons de ton histoire.
-Et tu penses écrire encore longtemps ?
-Tant que j’aurais quelque chose à comprendre.
-Il va falloir que je m’habitue alors. C’est un travail sans fin ce que tu prévois.
-La fin, tu la connais. Et comme il est impossible d’en deviner la date exacte, il m’est impossible de différer la tâche. »
Il rejoignit le fauteuil molletonné, s’installa devant l’ordinateur, posa les écouteurs de son casque sur ses oreilles, enclencha le lecteur de musique. Il ferma les yeux quelques secondes. Il se sentit disparaître et simultanément apparut à son esprit la course folle de Laure dans les couloirs du centre commercial. Sa peur, et le souffle de ses entrailles, les frissons devant les morts hachés par les balles, la terreur et l’incompréhension en découvrant la fortune que contenait la mallette. Elle devait prendre une décision. Elle n’avait que quelques secondes de répit.
« Bouge-toi ou tu es morte. »
Ajouter un commentaire