TOUS, SAUF ELLE : La guérison au-delà de la raison
- Par Thierry LEDRU
- Le 29/10/2022
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Je sais que ce chapitre et tout ce qui se rapporte ensuite dans le roman à cette énergie inexplicable dans la cadre de la raison, je l'écris parce que je l'ai vécu.
TOUS, SAUF ELLE
CHAPITRE 18
Laure frappa à la porte entrouverte et la poussa.
« Bonjour, Fabien.
–Laure Bonpierre ?
–Oui.
–Entrez, prenez un fauteuil, mademoiselle. »
Fabien était assis dans son lit, les jambes couvertes sous les draps. Théo l’avait prévenu de cette visite. Il s’y était préparé. Au mieux. Il était soulagé d’avoir pu bénéficier d’une chambre individuelle. Ce qu’il avait à dire était déjà suffisamment lourd pour ne pas avoir d’oreilles indiscrètes.
Laure prit le dossier d’une chaise près de la fenêtre, s’installa au bord du lit et s'assit en posant les genoux en appui sur le matelas.
Fabien trouva curieux cette proximité volontaire et plus encore la douceur de ce visage féminin. Le sourire dans ses yeux bleus. Elle portait un foulard turquoise. Il réalisa alors l'absence de cheveux. Sans que cela l'atteigne aucunement dans le plaisir de la contemplation discrète de ce visage étrange.
Il se sentit réconforté par ces premiers instants partagés.
Il avait tellement redouté ce moment. Il s’en voulait tellement.
Elle avait changé. Il trouva qu’elle avait un peu maigri. Mais, la transformation qu’il percevait ne venait pas prioritairement de son apparence… Sans qu'il ne parvienne à trouver d'explication. Il lui trouva un visage angélique. Lumineux.
Oui, c'était ça. Un rayonnement lumineux. Il sentit couler en lui une joie surprenante, inattendue, une chaleur délicieuse.
« Je suis très heureux que vous soyez là. Je veux dire… que vous ayez aussi bien récupéré et que vous ayez voulu me rencontrer. Je suis tellement désolé de tout ça. »
Il n’avait pu soutenir son regard. Il s’appliqua d’une main à effacer les plis des draps, les yeux dans le vague.
« Désolé de quoi, Fabien ?
–De ne pas avoir été plus prudent, de n’avoir rien deviné des intentions de Francis.
–Peut-être que vous ne pouviez rien deviner parce que Francis ne le savait pas lui-même.
–Que voulez-vous dire ? demanda Fabien.
–Si vous n’avez rien vu de suspect dans l’attitude de votre collègue, c’est peut-être que lui-même n’avait rien projeté et qu’il s’est décidé sur un coup de tête, sans avoir réellement réfléchi aux conséquences. »
Fabien détourna les yeux et regarda par la fenêtre.
« Oui, peut-être, murmura-t-il. Et j’aimerais bien que ça soit le cas parce que sinon, je ne comprends pas comment il a pu faire ça. Trois ans qu’on travaillait ensemble. Et pourtant, il a décidé de tuer Mathieu, de vous blesser très gravement et de me condamner au fauteuil roulant.
–L’argent qu’il a emporté est une drogue qui rend fou. Je connais l’histoire de cette mallette désormais. Théo m’a tout raconté. De ce que vos services en savent en tout cas puisque certaines zones d’ombre ne seront peut-être jamais éclairées.
–Il manque le dernier protagoniste maintenant mais je ne sais pas si on le retrouvera un jour.
–Les conséquences de ses actes le retrouveront toujours.
–Vous pensez qu’il ne profitera pas de cet argent, c’est ça ?
–Tous ceux qui ont mis la main sur cet argent en sont morts.
–Sauf vous, Mademoiselle Bonpierre.
–Je n’avais pas pris cet argent pour moi mais pour des gens qui m’ont sauvée en Colombie, les Kogis, une peuplade isolée dans une région montagneuse… Mais ils n’en ont pas voulu.
–Ils n’en ont pas voulu ?
–Cet argent porte l’âme des morts, il est empoisonné et celui qui veut s’en servir le paiera bien plus qu’il n’en profitera. C’est ce qu’ils m’ont expliqué.
–On ne peut pas dire qu’ils avaient tort.
–C’est parce que j’avais décidé de rentrer en France et de garder l’argent que j’ai eu cet accident.
–Et vous n’êtes pas morte parce que votre première intention était juste, c’est ce que vous pensez ?
–Effectivement.
–Alors pourquoi Mathieu est-il mort ?
–Je ne sais pas. Je ne peux pas expliquer une décision de son âme.
–Pardon ? Une décision de qui ?
–L’âme peut avoir une intention incompréhensible pour le mental.
–Mathieu est marié et il a deux enfants.
–Pas son âme.
–Non, là, je ne peux pas vous suivre. C’est juste impensable. Il ne peut pas y avoir en nous deux entités qui se combattent.
–L’âme ne combat pas l’individu, elle a juste besoin de lui, pendant un certain temps. Comme un convoyeur de fonds. Elle n’a aucune mauvaise intention. Elle suit son chemin, c’est tout.
–Vous croyez à la réincarnation, vous ?
–Je préfère le terme de transmigration mais l’idée est semblable.
–Et ce sont des lectures qui vous ont convaincue ou autre chose ? »
Laure perçut dans la voix de Fabien une intonation intime, quelque chose qui venait du tréfonds, comme un soulagement espéré. Une interrogation qui le concernait directement. Elle attendait ce signal. C’était inévitable.
« Vous avez des souvenirs de l’accident, Fabien ? »
Il la regarda intensément.
« Vous en avez, vous ? murmura-t-il.
–Oui. Beaucoup. Et pendant ma période de coma aussi.
–Et ils vous inquiètent ?
–Bien au contraire. Ils me nourrissent. Vous avez vu la lumière, Fabien ? »
Il soupira longuement, comme si la tension se libérait enfin, une bouffée d’air tourmenté qui devait sortir de son antre.
Elle vit son visage se détendre, intérieurement, comme une image lissée en arrière-plan, un effacement espéré des inquiétudes enfouies.
« Je ne suis pas fou, alors ? demanda-t-il.
–Nous ne sommes pas fous, Fabien. Nous étions enlacés par une lumière inconnue, totalement inexplicable et c’est lorsqu’elle s’est concentrée sur vous que votre cœur a redémarré.
–Je le savais mais je n’aurais jamais osé le dire. Vous n’imaginez pas comme le battement de mon cœur, je l’entends désormais et je le bénis.
–J’en fais tout autant. Je bénis la vie en moi et je remercie mon âme d’avoir jugé bon d’écouter le conseil d’un ami. Même si je ne comprends pas comment il pouvait être là.»
Il fronça les sourcils et l’observa, sans comprendre. Elle avait vraiment un sourire délicieux, quelque chose d’étrangement doux, apaisant et étincelant à la fois. Comme la lumière qui l’avait ressuscitée.
« Tout à l’heure, Fabien, vous avez utilisé le mot « impensable » lorsque je vous ai parlé des choix de l’âme et il en est de même dans ce que nous avons vécu. L’impensable ne détermine pas ce qui ne peut pas exister mais uniquement notre incapacité à comprendre ce qui est au-delà de la pensée humaine. »
Comment était-il possible qu’ils aient une telle discussion ? Il n’en revenait pas. Même à son épouse, il n’avait rien dit. Et là, il dévoilait ce qui l’étouffait depuis son réveil à une femme qu’il n’avait vue que quelques instants. Comme une évidence, la certitude qu’elle pouvait tout entendre puisqu’elle avait connu la même expérience.
« Vous en avez parlé à quelqu’un d’autre ?
–Non, Fabien, et je pense que ça serait inutile puisque c’est inconcevable. Je sais que ça existe et ça suffit à mon bonheur.
–Et vous pensez que c’est arrivé à d’autres personnes ?
–C’est une certitude.
–Donc, si je suis votre raisonnement, mon âme a décidé que mes jambes ne devaient plus fonctionner ?
–Il ne s’agit pas d’un raisonnement, Fabien, pas pour moi en tout cas. C’est juste une intuition, une ouverture de mon champ d’observation, un détachement, un lâcher-prise. Tout ce que nous raisonnons est limité par cette raison même. C’est inévitable. C’est comme un filtre et même s’il m'est souvent nécessaire, il peut se révéler invalidant quand il m’entrave. Nous ne savons rien de ce qui peut arriver. L'âme vit sa vie et nous notre existence. Il ne me servirait à rien que je m'en tracasse. Elle n'a pas besoin de mon mental. Bien au contraire. Si je décide de me laisser aller à un état de paix intérieure, cette raison s’efface partiellement, le mental se tait et, là – elle posa un index entre ses deux yeux –, il existe un autre espace de saisissement. Même les mots ne peuvent le décrire. C’est un état qui n’a pas d’identification possible.
–Tout à l’heure, Laure, vous avez dit que vous aviez vu la lumière. C’était avec vos yeux ? Réellement ?
–Oui, il me semble mais ça ne changerait rien à la réalité.
–Moi, je n’ai rien vu et pourtant je sais qu’elle était là. Elle est toujours là, d’ailleurs. »
Il n’aurait jamais pensé pouvoir prononcer une telle affirmation.
« Nos yeux sont des limitations, Fabien. Puisqu’ils sont au service de la pensée. Et ce que vous avez vu, intérieurement, dépasse le cadre de la pensée.
–Vous avez déjà entendu parler de ce genre d’expériences ?
–Non, mais je vais me documenter. Je suis convaincue que nous ne sommes pas des cas uniques.
–Ma femme m’a dit qu’elle me trouvait incroyablement fort et j’ai été incapable de lui expliquer pourquoi l’état de mes jambes n’était pas le plus important. Et même moi, je suis incapable de comprendre comment je peux penser une telle chose.
–Je dirais tout simplement que votre âme en sait davantage que votre mental. Et que votre situation actuelle n’interfère pas sur sa présence.
–Alors, je ne suis pas pressé de sortir d’ici parce que la vie dehors va me rappeler immédiatement ma situation.
–Vous n’êtes pas condamné par la vie extérieure à perdre ce contact intérieur, Fabien. Je peux vous l'assurer. Et c'est d'ailleurs impossible. C'est en vous, comme un organe. Que disent les médecins pour vos jambes ?
–C’est un infarctus médullaire spinal. L’arrêt cardiaque a provoqué une interruption partielle de la vascularisation des cellules de la moelle épinière.
–Et quelles sont les suites ?
–C’est extrêmement variable d’un cas à l’autre. Tout dépend de la durée de cet arrêt du flux sanguin et donc de l’oxygénation des cellules. On en saura un peu plus dans quelques jours.
–Et vous en pensez quoi ? Qu’est-ce que vous ressentez ?
–Rien. »
Elle vit le désarroi dans les yeux de Fabien, mais bien plus encore, elle en perçut distinctement les émanations épaisses, une glu qui coulait dans les artères, des résidus de peur primale, des limons mortuaires qui entravaient l’énergie.
Elle se laissa guider. Une intuition irrépressible.
Elle devait s’aligner sur la résonance.
Une phrase qu’elle ne comprenait pas clairement, des mots insérés en elle, sans aucune explication, un message venu d’ailleurs, de bien plus loin que ses propres pensées, elle n’y pouvait rien, c’était là, maintenant, une évidence.
« Vous permettez que j’essaie quelque chose, Fabien ? J’aimerais poser mes mains sur vos genoux. Inutile de retirer le drap. »
Il ne répondit rien mais acquiesça de la tête.
Elle tendit les bras et posa une main sur chaque genou.
Silencieuse.
Il l’observa, sans un mot. Elle avait fermé les yeux.
Alors il s’appliqua à percevoir la pression infime sur ses jambes, le positionnement des mains.
Il devina la chaleur et fut surpris de l’impression thermique, comme s’il ne s’agissait pas que d’un transfert corporel.
Puis, il eut envie de fermer les yeux.
Un picotement qu’il crut imaginaire, une illusion indocile qui prit tellement d’ampleur qu’il dut admettre qu’elle était réelle.
Lui revint alors à l’esprit la colère, lorsque, après son réveil dans ce lit d’hôpital, il avait pris conscience du drame, que tout lui avait été clarifié. Le chirurgien, sa femme, le boss… Toutes ces paroles qu’il aurait voulu ne jamais entendre. La mort de Mathieu, la perte de ses jambes, le coma de Laure. Une colère destructrice qui s’était muée en détresse.
Il avait sombré comme une pierre dans un abîme sans fond.
Et puis, une nuit, les yeux ouverts, regardant la lumière pâle du néon au-dessus de la tête de lit, les flashs de lumière dans la voiture avaient jailli, comme une mémoire assommée qui sort de sa léthargie.
Il avait cligné des yeux puis il avait eu besoin de les frotter. Puis, il avait réalisé qu’il devait s’abandonner au flux d’images puisqu’il ne contrôlait rien.
Vouloir y penser revenait à briser l’émergence, vouloir les rejeter renforçait leur présence mais en les brouillant.
Il avait passé de longs instants, allongé sur le dos, les yeux clos, comme aspiré à l’intérieur.
Une paix étrange qu’il ne s’expliquait toujours pas.
La lumière était là.
Et, maintenant, les mains de Laure avaient disparu, comme évanescentes ou aspirées en lui.
Il se concentra sur le rayonnement dans ses jambes puis il retourna les yeux à l’intérieur sans même comprendre l’image qui s’imposait. Regarder à l’intérieur, s’extraire de tout, se libérer du connu.
La lumière était toujours là et son amour pour elle irradiait dans ses veines.
Le flux remonta dans son dos, suivit la colonne, parcourut l’intérieur de son crâne, comme un explorateur assidu, une torche à la main et qui visite chaque recoin.
Il en pleura des larmes inversées et son cœur les épongea avec amour. Rien ne coula sur ses joues. L'énergie liquide l'inondait sans le noyer. L'impression de baigner dans un placenta sans cordon extérieur. Un bonheur sans nom, une évasion éthérée, un abandon de la matière.
Il plongea intérieurement dans des cieux enflammés.
Puis, il s’envola dans un océan de douceur.
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