Un instant hors du temps.
- Par Thierry LEDRU
- Le 23/11/2012
- 2 commentaires
DÉLIVRANCE
Dès les premières minutes, il chercha à se concentrer sur le rythme de ses foulées, la musique de son souffle et de ses pas, le tempo de son cœur, se coupant du monde extérieur, n’acceptant que les rayons solaires et la brise fraîche, sans objectif précis, il ne chercha pas à se concentrer sur la route ou sur les autres coureurs, limitant le travail de son esprit à la précision de ses gestes et quand il sentit que les muscles des jambes durcissaient, que le ventre et le dos supportaient de plus en plus difficilement les chocs répétés, il s’interdit de penser à un possible abandon et, peu à peu, il sentit s’installer en lui la mécanique hypnotique de la course, s’engloutissant à l’intérieur de lui-même, insensible à toutes les sensations extérieures, ne vivant que dans l’infini profondeur de son propre abîme, il ne distingua de son corps que le passage rapide devant ses yeux d’un pied puis d’un autre, le premier disparaissant, immédiatement remplacé par le second et cela sans fin, et il trouva magnifique la mélodie répétitive de ses pas sur le corps de la Terre, cette alternance rapide et saccadée et cette absence de volonté, le corps agissant indépendamment de tout contrôle, sans conscience, et donc sans fatigue, le cerveau, submergé de douleurs ayant abandonné l’habitacle, s’évaporant dans un ailleurs sans nom, il la trouva délicieuse cette musique en lui, chaque foulée se répercutant dans l’inextricable fouillis de ses fibres musculaires, dans les souffles puissants jaillissant de ses poumons vivants, et il comprit pleinement, par-delà les mots réducteurs, que les poumons, le cœur, le sang et les cellules n’existaient que dans ces instants d’extrême exploitation, que les jours calmes étaient des jours morts, des jours sans éveil, des jours d’abandon et de faiblesse, des heures disparues dans le néant de la mort, c’était inacceptable et il ne l’accepterait plus, sa vie devait désormais être comme cette course, sans cassure, sans déchet, sans seconde évaporée, une absolue mise en valeur, il sentit les larmes couler, c’était si beau ce moment de vie, enfin la vie.
Un instant hors du temps.
Il savait tellement bien d’où il venait.
L’an passé. Il avait trente-neuf ans. Hernie discale. Une sciatique foudroyante, l’impression d’une plaie ardente courant sur sa jambe, il aurait voulu écarter les chairs et arracher le cordon brûlant, un couteau édenté planté dans le dos, des crampes comme des décharges électriques, les orteils tordus, recroquevillés, il ne contrôlait plus rien, il ne pouvait plus se lever, il rampait jusqu’aux toilettes, des jours et des nuits de pleurs, les regards impuissants de Leslie et des enfants ruisselaient en lui comme du plomb fondu, leur détresse, cette panique contenue, il se retenait de hurler, en surdose de morphine, hallucinations, des armées de scorpions couraient sur son ventre, déchiraient la plaie fermée de son nombril et s’enfonçaient dans les chairs, il cuisait dans des bouillons de magma où flottaient des résidus de corps, des entrailles blanchies, des femmes éventrées, des crânes de bébés déchiquetés flottaient autour de lui, les yeux exorbités le fixaient horriblement, les veinules éclatées comme des lacis de barbelés, des glaires sanguinolentes coulaient dans ses poumons, il voulait cracher mais n’en avait pas la force, il suffoquait, des scarabées voraces dévoraient son anus, dévastaient ses intestins, rejoignaient les armées de blattes qui grouillaient dans son dos et rongeaient les fibres, des tentacules de méduses enserraient son visage, il sentait parfaitement les ventouses urticantes, il étouffait, il étouffait, sans pouvoir s’enfuir, tout était dans son crâne, dans son corps violenté, la folie, la folie le gagnait, il le savait.
Il allait mourir. Aucun répit. Plus de sommeil, juste quelques plongées cauchemardesques et des réveils paniqués, le souffle haletant, les yeux exorbités devant l’horreur qui le rongeait de l’intérieur, le membre torturé se rigidifiait inexorablement, une courbure répugnante s’installait, une arabesque hideuse, comme une malformation dégénérative.
Quand Leslie partait au travail et les enfants à l’école, qu’il se retrouvait seul dans la maison silencieuse, il songeait au suicide. Avaler toute les boîtes de morphine, sombrer dans le coma et partir, libérer les êtres aimés. La douleur du cimetière s’atténuerait. Finir dans un fauteuil roulant condamnait Leslie et les enfants à un calvaire.
Il devinait parfois des regards attendris, des mots susurrés dans le caveau morbide de sa détresse, une voix apaisante qui lui parlait de patience, de confiance, d’un cheminement obligatoire, il imaginait des bénédictions d’anges gardiens.
Le rêve. Une voix qui lui parlait. Au cœur d’un halo bleuté.
« Ce que tu vois n’est pas la vérité. Ça n’est qu’une image. Ton âme sait où elle va. »
Il n’en parlait pas.
Le chirurgien. Il avait espéré ne jamais le revoir, ne jamais retrouver ce parfum irritant des désinfectants, ces lumières glauques dans les couloirs souterrains, le bloc opératoire comme une salle de torture, la voix mielleuse de l’anesthésiste qui vous dit de vous laisser aller alors que vous ne savez pas si vous allez revenir, la chambre de réveil, l’angoisse des membres paralysés.
« Pour résumer simplement l’opération que j’envisage, je dirais qu’il va falloir vous ouvrir au niveau ventral, sortir en partie les intestins pour accéder à la colonne vertébrale, on visse une plaque après avoir cureté les disques, puis on ouvre au niveau du dos pour aller placer une plaque identique et on boulonne les deux. Comme vous n’aurez plus de disques vertébraux, ce système va bloquer la colonne et vous protègera définitivement. Trois heures d’opération devraient suffire.»
L’envie furieuse de se lever du brancard et de s’enfuir en courant, cet homme était fou.
Il avait dit à Leslie de le sortir de cette cage immonde, ils étaient rentrés et le calvaire avait duré.
Des jours et des nuits de tortures incompressibles, des torsions de muscles irradiés, des nerfs lacérés, son corps qui maigrissait, se décharnait, disparaissait dans la fange vorace des cauchemars éveillés, son esprit aimanté par l’écrin de la tombe, cet ultime refuge, cette paix acquise qui le tentait, les vers grouillant dans son corps éteint le terrorisaient moins que ces décharges électriques vrillant ses fibres, une guerre sans merci, un champ de bataille, seul au milieu d’une terre ravagée, des assauts incessants, la fureur des combats, les crampes comme des barbelés arrachant les chairs, tenir, résister, s’enfouir sous les draps comme au fond d’un trou, ces éclats d’obus qui le déchiraient, ces spasmes, ces sursauts à chaque blessure, la guerre en lui, son corps envahi, impossible de fuir.
Il était son propre ennemi.
Et puis.
L’apparition d’Hélène.
Un conseil d’une amie, une médium magnétiseuse, Leslie avait pris rendez-vous. Il avait étouffé les douleurs en triplant les doses de morphine. Se lever, serrer les dents, marcher jusqu’à la voiture en traînant la jambe gauche, elle ne réagissait plus. Leslie l’avait soutenu. Plus rien à perdre.
Une petite maison dans la montagne, un jardin très soigné, des volets et un portail violets.
Hélène en haut de l’escalier. Ce premier regard. Inoubliable. Tellement de force et tellement d’amour. Elle avait demandé à Leslie de les laisser. Elle lui téléphonerait quand ça serait fini.
Il s’était effondré sur une banquette moelleuse. Les effets de la morphine qui s’estompaient, la terreur des douleurs à venir, tous ces efforts qu’il allait devoir payer. Une petite pièce lambrissée, aménagée pour la clientèle, des bougies parfumées, quelques livres. Ils avaient discuté, quelques minutes, tant qu’il pouvait retenir ses larmes puis elle l’avait aidé à se déshabiller.
« Je vais te masser pour commencer. Tu as besoin d’énergie. »
Il s’était allongé en slip sur une table de kiné.
Les mains d’Hélène. Une telle chaleur.
Elle parlait sans cesse. De ses expériences, de ses patients, elle l’interrogeait aussi puis elle reprenait ses anecdotes, des instants de vie.
« Tu veux te faire opérer ?
- Non.
- Alors, il faut que tu lâches tout ce que tu portes. »
Il n’avait pas compris.
Elle avait repris son monologue, son enfance, ses clients, ses enfants, son mari, son auberge autrefois, maintenant la retraite, quelques voyages.
Les mains d’Hélène, sa voix, la chaleur dans son corps, ce ruissellement calorique. L’abandon, l’impression de sombrer, aucune peur, une confiance absolue, un tel bien-être, des nœuds qui se déliaient, son dos qui se libérait, comme des bulles de douleurs qui éclataient et s’évaporaient, une chaleur délicieuse, des déversements purificateurs, un nettoyage intérieur, l’arrachement des souffrances enkystées, l’effacement des mémoires corporelles, les tensions qui succombaient sous les massages appliqués et la voix d’Hélène.
« Tu sais que tu n’es pas seul ?
- Oui, je sais, tu es là.
- Non, je ne parle pas de moi. Il y a quelqu’un d’autre. Quelqu’un que tu portes et tu en as plein le dos. Il va falloir que tu le libères. Lui aussi, il souffre. Vous êtes enchaînés.»
Il n’avait pas encore parlé de ce frère qu’il avait perdu… Incompréhension totale.
Les mains d’Hélène, comme des transmetteurs, une vie insérée, les mots comme dans une caisse de résonance, des rebonds infinis dans l’antre insondable de son esprit, une évidence qui s’imposait comme une source révélée, l’épuration de l’eau troublée, les mots comme des nettoyeurs, une sensation d’énergie retrouvée, très profonde, aucun désir physique mais une clairvoyance lumineuse, l’impression d’ouvrir les yeux, à l’intérieur, la voix qui s’effaçait, un éloignement vers des horizons flamboyants, il volait, il n’avait plus de masse, enfin libéré, enfin soulagé, effacement des douleurs, un bain de jouvence, un espace inconnu, comme une bulle d’apesanteur, un vide émotionnel, une autre dimension, les mains d’Hélène qui disparaissaient, comme avalées doucement par le néant de son corps, il flottait sans savoir ce qu’il était, une vapeur, plus de contact, plus de pression, même sa joue sur le coussin, tout avait disparu, il n’entendait plus rien, il ne retrouvait même pas le battement dans sa poitrine, l’abandon, l’acceptation de tout dans ce rien où il se dispersait, le silence, un silence inconnu, pas une absence de bruit mais une absence de tout, plus de peur, plus de douleur, plus de mort, plus de temps, plus d’espace, aucune pensée et pourtant cette conscience qui naviguait, cet esprit qui surnageait, comme le dernier élément, l’ultime molécule vivante, la vibration ultime, la vie, il ne savait plus ce qu’il était, une voix en lui ou lui-même cette voix, la réalité n’était pas de ce monde, il était ailleurs, il ne savait plus rien, un océan blanc dans lequel il flottait mais il n’était rien ou peut-être cet océan et la voix était la rumeur de la houle, l’impression d’un placenta, il n’était qu’une cellule, oui c’est ça, la première cellule, le premier instant, cette unité de temps pendant laquelle la vie s’était unifiée, condensée, un courant, une énergie, un fluide, un rayonnement, une vision macroscopique au cœur de l’unité la plus infime, des molécules qui dansaient.
Où était-il ?
Quand était-il ?
Qui était-il ?
Fin du Temps, même le présent, comme une illusion envolée, un mental dissous dans l’apesanteur, ce noir lumineux, pétillant, cette brillance éteinte comme un univers en attente, concentration d’énergie si intense qu’elle embrasait le fond d’Univers qui l’aspirait, la vitesse blanche, la fixité noire, la vitesse blanche, la fixité noire, le Temps englouti dans un néant chargé de vie, une vie qui ruisselait dans ses fibres, des pléiades d’étoiles qui cascadaient, des myriades d’étincelles comme des galaxies nourricières dans son sang qui pétille.
Un instant hors du temps.
Il était sorti en marchant.
Qu’avait-il vécu ?
Il passa la ligne d’arrivée sans en avoir conscience.
Un instant hors du temps.
C’est Leslie qui l’appela et le sortit de sa torpeur.
Il avait achevé son premier marathon.
Commentaires
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- 1. Thierry Le 24/11/2012
Et bien, quel bonheur de lire ton commentaire Marie-Luce !! Mille mercis ! Je m'interroge parfois sur cette écriture particulière mais je trouvais que dans ce texte-là, elle était vraiment adaptée. -
- 2. Marie-Luce Job Le 24/11/2012
Bonsoir Thierry,
Je découvre ici un récit d'une grande beauté qui a suscité en moi beaucoup d'émotion et une grande empathie
J'ai beaucoup aimé le texte entier, le style si particulier. Je l'ai lu de bout en bout plongée dans ton vécu je dirais presque de l'intérieur .Bien des textes intéressants pourtant ne me permettent pas une telle concentration .Je n'ai pas lu ton récit, je l'ai vécu presque corporellement et spirituellement dans ces deux aspects de l'être au monde.
Le style est presque "déstructuré" , "haché" comme des mots qui s'égrènent les uns après les autres , presque sans liaisons mais l'ensemble offre une merveilleuse cohérence, une parfaite unité .Je ne sais pas comment exprimer le sentiment exact mais le rythme est si vivant et singulier !
Merci Thierry pour moment de vie partagé avec autant de talent et de profondeur..
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