Vincent Lindon et Jean Valjean
- Par Thierry LEDRU
- Le 12/05/2020
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Totalement en phase avec cette analyse
« VOTRE JEAN VALJEAN EST UNE HUMILIATION POUR GAVROCHE »
Réponse à Vincent Lindon
paru dans lundimatin#242, le 12 mai 2020
Il y a quelques jours, Vincent Lindon a publié sur Mediapart une vidéo dans laquelle il livre son analyse de la situation et fait des propositions pour s’en sortir par le haut, lui qui a vu son espoir en Macron déçu après quelques années de mandat. Nous publions ici une lettre qui entend répondre aux propositions de l’acteur et, plus largement, à la gauche qui s’imagine qu’un État vertueux et des riches plus généreux pourraient représenter une réponse crédible au désastre en cours.
Cher Monsieur Lindon,
Vous avez récemment pris la parole, dans une vidéo relayée par Mediapart, sur les dysfonctionnements apparents dans la gestion de la crise sanitaire que nous traversons, le tout assorti d’un ensemble de propositions personnelles.
Vous précisez bien qu’il s’agit simplement, ici, de vos pensées, de vos idées, appuyées par des discussions avec le Professeur Grimaldi, et des experts de la question économique, et que « si la notoriété sert à faire avancer les choses, au moins d’un millimètre », cela vaut bien la peine que vous vous en mêliez. Cette façon de rendre vos propos modestes, à hauteur d’homme, se contentant du peu, est assez proche d’un procédé rhétorique qui porte un nom affreux : le chleuasme.
Je ne vais pas continuer de tourner autour du pot, à coups de phrases à rallonge, pour préciser ma pensée : Votre intervention m’a dérangé.
Comme il est impossible de défendre les propos de Luc Montagnier sur l’origine humaine de ce virus, sous l’argument qu’il est prix Nobel de Biologie, il est impossible de valider votre propos sur seule base que vous êtes Vincent Lindon. La légitimité à prendre la parole publiquement, et la pertinence d’un tel acte, doivent se juger uniquement sur le contenu.
Ainsi votre parole, est-elle légitime ? C’est-à-dire le contenu de votre intervention, est-il pertinent ? Vient-il démêler des noeuds qui, jusqu’à vos mots, nous semblaient bien trop complexes ? Et, si ces derniers ne sont pas si décisifs, ont-ils le mérite, au moins, de panser nos désespoirs ?
Je vais me risquer d’affirmer que non, votre parole n’est pas pertinente, elle ne vient résoudre en rien la situation vécue, elle est tissée d’idéaux peut-être séduisants mais dont la réalisation me paraît illusoire, ou susceptible de mettre sur le marché un remède pire que le mal.
Dans votre résumé des manquements des différentes administrations politiques depuis vingt ans, je ne peux qu’être d’accord avec vous. Mais précisément, ce que vous racontez, nous le savons déjà. Les différents médias, indépendants ou à la solde des puissants, avec des points de vue certes différents, n’ont pas passé sous silence les tirs de LBD, le personnel médical en grève, le sacre du Louvre en 2017, etc. Il semble évident qu’une majorité de gens, témoins des revendications pressantes d’un corps de métier en souffrance, a très bien perçu la contradiction de la portée aux nues de ce même corps de métier devenu magiquement « en première ligne » par ceux-là même qui les ignoraient six mois plus tôt. De la même manière, l’incohérence entre l’injonction de rester chez soi et l’invitation à aller voter pour des élections avortées trois jours plus tard n’a échappé qu’aux imbéciles.
Une phrase, prononcé par vous, illustre bien selon moi une mauvaise compréhension de la situation : « Un espoir s’était pourtant levé avec le nouveau chef de l’Etat, Emmanuel Macron ». Ce que vous dites par la suite laisse à penser que vous-même n’étiez pas dupe de cet énième prétendant au grand changement. Mais si l’on analyse les résultats de l’élection présidentielle de 2017, vous n’étiez pas le seul à ne pas y croire. 10 millions d’électeurs ont préféré la peste au choléra, mais 12 millions d’autres, dont moi, n’ont pas participé à cette prise d’otage entre les chemises brunes de Marine Le Pen, et les chemises cravates d’Emmanuel Macron. Vous pourriez, comme beaucoup d’autres, considérer que cette abstention n’est rien, n’est que du silence. Mais depuis Mozart et John Cage, nous savons que le silence peut être une musique, qui s’écoute. En tout et pour tout, plus de 55% des inscrits à l’élection présidentielle n’ont pas désigné Emmanuel Macron comme l’espoir du changement. Cet homme, pour une majorité de français, est l’homme à combattre plus ou moins activement, selon les raisons de chacun, depuis le mois de mai 2017. Et cela ne prend en compte que les gens qui sont admis dans le cercle de la République, cercle fermé pour presque 20 millions d’êtres humains. Si vous êtes nouveau parmi les opposants de Macron et de ses prédécesseurs, bienvenu, nous sommes des millions.
Arrive donc votre seconde partie, celle des propositions qui sont les vôtres. Je les trouve contre productives, voire désespérantes, tant elles se focalisent sur un groupe de gens dont il n’y a plus rien à espérer depuis longtemps.
Votre première piste, pour juguler l’inégalité croissante au sein de la population, est de mettre à contribution les plus riches d’entre nous. Et vous parler « d’innover »… Mais quelles humiliations devrons-nous encore subir pour que cette idée que les « premiers de cordée » puissent être sensibles au destin de millions d’autres et leur viennent en aide, disparaisse définitivement, et que l’on innove réellement en comptant sur d’autres forces, les nôtres ? Ces premiers de cordée qui se sont toujours essuyés les chaussures sur nos visages, nous ont amenés vers des précipices qui menacent l’espèce humaine dans son ensemble, devons-nous vraiment leur donner encore notre « confiance », notre foi, notre corde ?
Que vous rattachiez votre innovation au personnage de Jean Valjean n’est pas anodin. Mais votre Jean Valjean est une humiliation, une de plus, pour Gavroche. Au XIXe siècle le rapport de force entre classe laborieuse et classe possédante était peut-être encore quelque peu équilibré. Il y avait encore quelques moyens pour faire pression sur la classe possédante, en bloquant une usine, une ville, un pays. Mais l’histoire, à plusieurs reprises, a fait pencher la balance d’un côté plutôt que d’un autre. La Commune de Paris, cette parenthèse magique où pendant quelques semaines, quelques mois, tout se réglait non plus sur des questions d’intérêts économiques, mais sur celles du bonheur et de la santé fut clôturée par un massacre d’une extrême violence, il y a 150 ans. Depuis, l’économie devenue finance, a remporté bataille sur bataille, a défait chaque ennemi qui se présentait à lui, le plus souvent de manière crasse, veule et déloyale. Et aujourd’hui, vous appelez de vos voeux à ce que les représentants de cette classe, leurs héritiers, qui ont prouvé la permanence de leur cynisme, jusqu’à tout récemment souhaiter se refaire une ristourne fiscale sur le dos d’une cathédrale en feu, à ce qu’ils se montrent solidaires, patriotiques, capables de compassion ? Mais, pour le dire avec Céline Dion : on ne change pas. Vous, vous semblez faire comme si. Comme si les délocalisations, les paradis fiscaux, les cabinets d’avocats entrainés à détourner les cadres juridiques pour de juteux bénéfices, c’était une inattention de leur part. Comme si le 1% de la population de ce globe qui possède plus du double de ce que possède 92% de cette même population, c’était une maladresse. Comme si les rachats de nos organes de presse, pour circonscrire le débat aux sujets qui les épargnent (terrorisme, féminisme, vandalisme, tous les -ismes que vous voulez, pourvu qu’on ne parle pas d’eux ), c’était un pas-fait-exprès. Et à la fin, vous les appelez à la rescousse ? Les inégalités, la destruction du service public pour en faire un marché profitable, la libre circulation de l’argent au détriment des humains, c’est LE projet. Ce n’était pas un complot, rien n’était prémédité secrètement. Chez ces gens-là, pour le dire avec Brel, on ne se cache plus. Il y a des actes, il faut les regarder en face, et en prendre toute la mesure. Votre souhait de mettre à contribution les plus riches d’entre nous est comparable à ce voeu de certains députés du Tiers-Etat qui, en 1789, enjoignaient les nobles à ne plus abuser de leurs privilèges, à être plus patriotiques…
Lorsque vous dites, avec une ironie bien comprise, que vous ne doutez pas « que les plus riches de nos concitoyens se réjouiront de l’opportunité(…) de montrer leur patriotisme et leur générosité », je pense moi qu’ils auront beau jeu de vous contester la définition de ce que sont le patriotisme et la générosité. Encore une fois, vous pourrez arguer que votre définition de ces deux termes abstraits est la plus juste, l’histoire montre, depuis Robin des Bois, qu’ils tiennent mordicus à la leur. Et des Légions d’Honneurs en moins ne les décourageront pas de manoeuvrer pour des millions d’euros en plus.
Vient votre projet de réforme de la démocratie. Qui tient, globalement, à construire un contre-pouvoir face au pouvoir omnipotent en place.
Le costume, trop grand pour ses successeurs, que s’est taillé De Gaulle, l’était déjà pour lui-même. Ce De Gaulle, tout sauveur de la France occupée qu’il fût, a construit une République qui, au moindre problème, à la moindre urgence, donne tous ses pouvoirs à son chef. Pour paraphraser De Lagasnerie, les problèmes, c’est pas ce qui manque et c’est ainsi que les Etats d’exceptions s’enchaînent. Nous n’avons pas eu une chance avec De Gaulle qui s’est perdue avec les suivants. Mon avis est que nous n’avons pas eu de chance du tout.
Votre proposition concrète pour instituer un contre-pouvoir se traduit par un contrôle effectif des actions des législateurs et des sanctions lourdes contre les corrompus. Belle idée, encore… Mais ça ne marche pas comme ça, non plus.
Construire un contre-pouvoir, c’est toujours construire un pouvoir. C’est donner à des semblables, des humains faits d’affects, la responsabilité de gérer le bon fonctionnement d’une institution. Si les humains responsables de la gestion de la République ont démontré qu’ils n’étaient pas vertueux, quelle illusion de croire que ceux qui les surveilleront, pour leur part, le seront ! D’ailleurs, le projet de surveiller ses élus a déjà été éprouvé dans l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques pendant plusieurs décennies. Avec comme résultat une oppression permanente, des déportations en pagaille et comme cerise sur le gâteau, l’explosion d’un réacteur nucléaire dont on ne peut toujours pas aujourd’hui quantifier précisément les dégâts sur le vivant. Cette catastrophe n’est pas seulement le fruit de la bureaucratie soviétique, Fukushima en témoigne. Mais une des causes du désastre ukrainien relève du désir des responsables de la centrale de faire passer leur image au sein du parti, instance de surveillance suprême, avant le contrôle assidu des processus nucléaires.
Et comment cette idée de « contrôle et sanction » de nos responsables qui est la vôtre peut-elle se décliner dans notre présent ? Comment pouvons-nous les juger sur les actions qu’ils mèneraient pour enrayer la courbe du chômage par exemple, sachant qu’on ne trouve pas du travail en traversant la rue ? Comment les juger sur leurs actions pour la sauvegarde du climat ? Rien ne se mesure immédiatement. La ville de Grenoble est la troisième ville de France la plus polluée, pourtant son édile, depuis six ans, est écologiste. Est-il de fait incompétent ?
Enfin, croire que rémunérer grassement nos dirigeants serait une garantie pour avoir les hommes les plus intègres, les plus nobles, les plus purs, me paraît tout à fait scandaleux ! Ce processus qui cherche à séduire des humains par de grosses sommes d’argent est une définition possible de la corruption. C’est une ironie désespérante, que le résultat de vos propositions soit si proche de ce contre quoi elles prétendaient lutter.
Pour reprendre les propos d’Alain Damasio, il y a ce qui est légal, et il y a ce qui est légitime, les deux ne vont pas nécessairement de pair. Le pouvoir, en terme spinoziste, c’est nécessairement une oppression d’un sujet, humain ou institution, contre un autre. Cette oppression peut être considérée comme juste, légitime, ou comme tyrannique, selon qu’elle contraint fortement ou non la puissance d’être de chacun. Nous souhaitons par exemple que les parents exercent leur pouvoir d’éducation raisonnablement sur leur enfant. Seulement, catastrophe, ils battent leur progéniture. Que faire ? Créer une structure au-dessus des parents, qui aurait le pouvoir de les sanctionner ? Mais là encore, rien ne garantit que cette structure, humaine et donc imparfaite, remplira correctement son rôle. Faut-il pour autant continuer à laisser les parents battre leur enfant ? Non, évidemment. Alors quoi ? Donnons à l’enfant la clé des champs. Plutôt que punir la source, émancipons la rivière.
Une vraie innovation, serait de suivre la voie tracée par Virginie Despentes tout récemment et par d’autres avant elle (Nuit Debout, Notre Dame des Landes, et plus loin La Commune…). Puisque que ces gens ne jouent pas dans les règles, ne les faisons plus jouer, jouons avec ceux qui consentent aux règles. Jouons avec ceux qui veulent bien jouer avec nous, et non pas contre nous.
Notre société contaminée a démontré que ceux qui la gouvernent ont délibérément, depuis plusieurs générations, abusé du pouvoir qui leur était conféré. Leur demander de se corriger, ou imaginer une institution plus forte qui les corrigerait en restant vertueuse, est illusoire, dangereux, et pour tout dire, réactionnaire. Ce qu’il faut, c’est appeler à prendre la clé des champs. A se soustraire à l’autorité des intérêts économiques avec lesquels nos gouvernants composent. Ce qu’il faut, c’est dire que nous sommes toujours vivants, que l’opposition qui existe depuis plus de deux siècles entre une minorité et la majorité que nous sommes, n’est pas terminée, que si cette minorité a enchaîné des victoires sanglantes, elle n’a pas mis un terme à l’Histoire. Tant que nous aurons les regards tournés vers cette minorité, quémandant son aide, faisant appel à « bonne conscience », nous resserrerons la corde qui nous scie le cou. Tant que les « forces de gauche » continueront d’espérer réformer « le monde de la finance », les Aléxis Tsípras et autres désillusions se multiplieront. Cet argent qu’ils n’ont pas donné hier, ils ne nous le donneront pas demain. Ce qu’il faut, c’est se constituer ensemble des systèmes indépendants de leur argent. Ce qu’il faut, c’est inviter chacun à une émancipation civile. « On se lève et on se barre », ou on se lève pour qu’ils se barrent.
Antoine Herbulot
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