A CŒUR OUVERT : le cerveau du cœur

Je me demande souvent à quel point nous pouvons nous octroyer une quelconque once de liberté étant donné que nous sommes engagés dans un processus si intense, si ancien, si prégnant, que toute lucidité peut en être exclue.

Nous affirmons notre personnalité à travers des fonctionnements qui relèvent de l'attachement. Et il s'agit bien du verbe "attacher".

Dès lors, il faut s'interroger sur ce que nous aimons, sur les supports multiples que nous nous efforçons de maintenir, de développer ou même de découvrir.

D'où viennent ces désirs ? D'où viennent les passions ? D'où viennent nos émois et nos volontés de les explorer ? Est-il possible finalement de remonter à la source de ce que nous aimons et bien plus important encore d'en comprendre la quintessence ? Y a-t-il eu, à un moment, un événement déclencheur ? Est-ce qu'il s'agit davantage de multiples expériences qui, une fois accumulées, sont devenues essentielles?

Est-ce qu'il y a eu tout au long du processus un état de clairvoyance, une lucidité qui permettrait d'affirmer que le choix s'est fait en pleine conscience ou bien au contraire s'agit-il d'une succession d'errances, de fourvoiements, d'illusions, de conditionnements, de réactions ?

Sommes-nous capables d'agir ou seulement de réagir ?

Existe-t-il un état intérieur qui puisse valider le statut d'individu conscient ?

Et si cela n'est pas possible, quel est le chemin que nous pouvons emprunter pour parvenir à nous extraire de ce sac émotionnel que nous transportons depuis le premier jour (et même avant) ? Car il s'agit bien des émotions et de leurs effets et rien d'autre. Nous sommes des individus extraordinairement pointus dans la réception des émotions. C'est dans leur gestion que le bât blesse.

Il faudrait donc que nous parvenions à ne plus aimer ce que nous aimons pour savoir si, réellement, cet amour a un sens et s'il est justifié qu'il soit maintenu. Apprendre à ne plus aimer pour aimer réellement, sortir du cadre aimant lorsqu'il n'est qu'un mirage et découvrir ce qui peut être aimé, sans aucun a priori, ce qui peut être aimé sans que rien ne soit dicté par l'histoire personnelle, sans que rien ne vienne canaliser l'énergie, sans que rien ne s'immisce dans l'émotion avant qu'elle ne jaillisse. Il faudrait aimer sur un coup de foudre, sans aucune donnée initiale, sans aucun apport antérieur, sans que l'histoire passée ne vienne influer sur l'instant.

Est-il envisageable d'aimer sans savoir pourquoi ? Et plus important encore de n'en pas chercher la raison ? N'est-ce pas une forme d'amour qui serait au-delà de l'amour connu ? Au-delà de tout ce qui a été expérimenté mais qui n'aurait aucune influence ?

Pour y parvenir, il faudrait apprendre à s'asseoir et à ne plus penser, à ne plus rien nommer, à ne plus reconnaître, apprendre à se taire, apprendre à contempler, explorer le vide émotionnel en soi, non pas un vide mort, non pas un néant abyssal mais un vide libérateur, un vide déraisonné, un vide déshumanisé.

"Déshumanisé". Le terme fait peur et renvoie à des individus sombres. C'est encore et toujours l'impact social, éducatif, historique. Je parle d'individus "déshumanisés" dans l'optique de l'accès à cette liberté intérieure qui projette l'individu bien au-delà du connu, bien au-delà de ce qu'il pense de lui-même, de ce qu'il sait, de toutes ses certitudes, de toutes ses convictions, de tout ce qu'il a assimilé et qui le remplit. 

Il faudrait aimer dans un état d'éveil. Un éveil épuré.  

 

 

 

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« Tu sais Paul, le cœur est bien autre chose qu’une pompe. J’ai lu pas mal de choses sur le sujet. J’avais rencontré un scientifique dans un colloque que je suivais pour un article, des discussions passionnantes qui m’avaient donné envie d’en savoir davantage. Mais, tu as bien dû te documenter toi aussi.

-Absolument pas Diane, rien du tout, j’ai posé là-dessus une chape de béton. Je serais même incapable de t’expliquer clairement ce qui est arrivé à mon cœur et tout autant pour te dire comment celui-ci fonctionne exactement. J’ai vécu tout ça comme si je n’étais pas concerné et je ne comprends pas vraiment pourquoi. Et d’un point de vue technique, ça ne m’intéresse toujours pas. De toute façon, je ne maîtrise rien là-dedans, je suis complètement dépendant de cette technologie. Avant, j’en étais dépendant d’un point de vue professionnel, je vendais tout ce qui était le plus techniquement avancé avec la nécessité d’être le premier à le faire, je connaissais parfaitement les usages de tous les appareils, les extensions, les améliorations successives, je restais à la pointe de l’évolution. Maintenant, il s’agit de ma survie et je réalise que je ne connais pratiquement rien de cette technologie.

-Parce que ça serait une connaissance, Paul alors que tu vis désormais une quête de compréhension. Il ne te servirait à rien de t’encombrer.

-Oui, c’est sans doute l’explication. Qu’est-ce que tu voulais me dire à propos du cœur ?

-Et bien, il y a beaucoup à dire en fait. Et il est possible que ça puisse t’aider à comprendre ce trouble qui te poursuit.

-Je n’en souffre pas en tout cas. Aujourd’hui, c’est juste une impression étrange. Mais je t’écoute.

-Est-ce que tu sais que le cœur a des neurones ?

-Comme dans le cerveau ? Non, je l’ignorais.

-En fait, la plupart de nos organes en disposent. Des neuroscientifiques ont fait cette découverte. Le cœur a son propre système nerveux. Il possède au moins quarante mille neurones, autant que dans divers centres sous-corticaux du cerveau. Le cerveau du cœur et son système nerveux relaient de l’information au cerveau du crâne, créant un système de communication à double sens. Le dicton populaire qui parle de « l’intelligence du cœur » avait raison. En Occident, la science considérait que notre pensée résultait de la somme des interconnexions entre les neurones et les synapses baignant dans une centaine d’agents chimiques. Et puis, les dernières avancées de la neurobiologie ont découvert ce que la médecine chinoise traditionnelle enseignait depuis des millénaires.

-C'est-à-dire ?

-Pour eux, l’activité neuronale est répartie au sein de l’organisme. Le cœur en a une part importante. Chaque organe assume une facette de la vie intérieure. Et pas seulement physiologique. Selon eux, les poumons sont le siège de la vie végétative, le foie contrôle l’imagination et la créativité, la rate assimile les expériences et la connaissance, les reins génèrent l’esprit de décision et la volonté, les intestins séparent le pur de l’impur et le cœur entretient la conscience, l’énergie centrale qui gouverne les quatre autres, il est le nœud, c’est le Shen, le discernement dans les pensées, l’intelligence du cœur n’est pas qu’une expression populaire, c’est une réalité profonde. Mais si un de ces esprits viscéraux est déficient, il aura une influence néfaste sur le Shen. Tout est lié et interdépendant. Le cerveau apparaît comme un centre de tri, un récepteur qui coordonne, il gère les cinq sens mais reste sous l’emprise des esprits viscéraux. Il n’est pas ce super ordinateur que nous imaginons ici.   

-Est-ce que ces interprétations ont une base scientifique ou sont-elles juste des traditions ?

-Je me méfie considérablement des preuves apportées par la science. C’est une entité subjective qui ne valide bien souvent que ce qui lui permet de renforcer le paradigme en cours et par conséquent les démonstrations antérieures. Une question d’argent dans le fond. Il vaut mieux pour les chercheurs travailler sur des projets qui seront subventionnés par les laboratoires. Mais tout le monde, heureusement, ne se soumet pas à ce genre de pressions.

-Tu veux dire que de m’avoir enlevé mon cœur et en plus de m’avoir équipé d’un cœur artificiel pourrait expliquer ce changement radical dans ma vie ? Non pas simplement parce que j’ai eu un infarctus mais parce que je vis sans ces neurones du cœur ? 

-Je ne sais pas mais c’est une piste.

-Tu disais que pour les Chinois, le cœur est le siège de la conscience ?

-Oui, c’est ça. Et c’est logique d’un point de vue symbolique. Il est le souffle vital.

-Mais alors, pourquoi est-ce que je suis bien plus conscient aujourd’hui que dans toute ma vie ? Pourquoi est-ce que j’ai réalisé avec une violence infinie que tout ce qui me portait en avant était dérisoire ? Puisque je n’ai plus de cœur, je devrais être privé de cette lucidité. »

Elle s’arrêta et le fixa. Comme figé intérieurement.

« Qu’est-ce qu’il y a Diane ?

-Une idée soudaine.

-C’est quoi ?

-Attends, c’est tout mélangé. »

Il se tut et attendit. Les yeux rivés sur son visage.

« Est-ce que ça voudrait dire que cette conscience originelle est détournée au fil du temps ? À travers l’éducation, l’environnement familial, scolaire, sociétal, professionnel et que les neurones du cœur finissent par absorber des données qui les pervertissent ? Et que, désormais, étant donné que tu en as été nettoyé, cette conscience originelle ressurgit ? »

Elle s’arrêta.

« Ton cerveau ayant géré tout ça pendant cinquante ans a gardé en mémoire l’ensemble des données. Par contre, ces données ne sont plus alimentées par ton cœur. Alors, elles s’effacent ou elles perdent de leur importance. Tu vois ?

-Le cœur influencerait le cerveau ? La façon dont on vit, tout ce que le cœur perçoit, toutes les expériences contribueraient donc à donner au cerveau les éléments favorables à la constitution de l’ego ? C’est ça ? Le cerveau reçoit, trie, dissèque, interprète, il se fait son film. Les émotions qu’il disperse dans le corps sont réalimentées par les organes et selon la puissance des réactions, ces émotions deviennent des empreintes indélébiles, c’est ça ?

-Et selon l’interprétation et la résonnance, le cerveau du crâne va conduire l’individu à vivre de nouvelles expériences similaires, des nourritures identiques ou en tout cas destinées à développer cet individu. Mais au départ, le cœur a une importance considérable, primordiale. La petite enfance nourrirait le cœur et formerait le cerveau. Regarde juste l’exemple de la fête de Noël. Les parents achètent des cadeaux aux enfants, ils s’en servent et finissent par les délaisser et ils se mettent à espérer les cadeaux à venir. Le conditionnement matériel se met en place. Il s’agit de posséder. Cette fête pourrait être l’occasion de proposer aux enfants des expériences de vie, un voyage ou même une sortie en forêt, aller construire une cabane et y passer la nuit ou projeter de le faire, n’importe quoi d’autre mais dans la dimension existentielle, celle des choses vécues et non celle des choses reçues. Bien sûr que les enfants sont heureux de recevoir les cadeaux qu’ils ont attendus et tout le mal vient de là. Leur cœur est touché et la mémoire activée. Avoir devient la source de leur être.

-Et donc, j’ai perdu tout ça. Ou en tout cas, ça n’est plus alimenté et c’est pour ça que je me suis retrouvé aussi paumé.

-Pas paumé mais en décalage. Tu t’es peut-être plutôt retrouvé. C'est-à-dire l’individu originel que la vie avait l’intention de promouvoir.

-Ça nous amène très loin tout ça.

-Effectivement. C’est même assez effrayant.

-Mais est-ce que tu sais comment vivent les gens qui ont reçu un greffon humain ? Est-ce qu’ils sont déstabilisés comme je le suis ?

-Je ne sais pas Paul. On peut imaginer qu’un greffé bénéficie toujours des données enregistrées par son donneur et qu’elles correspondent suffisamment à son style de vie. Des individus ayant une vie radicalement différente, je ne pense pas que dans le monde occidental, ça soit très fréquent. On peut donc considérer que les greffés ne seront pas aussi désemparés que toi. Dans ton cas, il n’y a plus rien. Plus de neurones, plus de flux électrique naturel.

-Et pourtant, c’est une histoire qui me tient à cœur ! ajouta-t-il en souriant.

-Le cœur a ses raisons que le cerveau ignore! répliqua-t-elle. Et le tien aussi, peut-être.

Il aimait son sourire. Elle le regardait profondément.

Un crépitement dans sa poitrine, l’idée que l’emballement de l’organe n’avait aucun sens, que ça ne pouvait pas être généré par cette machine en lui, que le cerveau en était le décideur, que l’intelligence de ce cœur était une illusion. Comment son cœur pourrait-il s’emballer de lui-même ? C’était inconcevable.

« Qu’est-ce qui se passe Paul ? » demanda-t-elle, soucieuse.

Il hésita quelques secondes.

« Une émotion très forte, Diane, un bonheur que je n’imaginais plus pouvoir vivre. Et mon cœur qui s’emballe. »

Elle s’approcha. L’horizon disparut derrière les contours de son visage. Il posa ses mains sur ses joues, il la regarda intensément, le besoin de lire son accord, elle souriait.

Ils s’embrassèrent. »

 

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