L'imaginaire de l'impuissance
- Par Thierry LEDRU
- Le 05/05/2025
- 0 commentaire
Lorsque l'imaginaire est cadenassé, limité, filtré, sciemment, consciemment, avec une intention cachée, c'est tout le collectif qui en subit les effets. Jusqu'à en oublier tout ce que le collectif a pourtant réussi à acquérir, à travers son engagement. C'est toute la problématique de "l'impuissance apprise".
JUSQU'AU BOUT : l'impuissance apprise
L'impuissance apprise et ses effets
Par Aurore Nerrinck
"Le « on ne peut rien faire », ou l’imaginaire organisé de l’impuissance ?
Il y a dans l’époque une lassitude particulière. Pas seulement de la fatigue, mais une forme d’épuisement politique, une résignation profonde qui prend l’apparence du bon sens. On dit : « voter ne sert à rien », « les décisions sont prises ailleurs », « les puissants font ce qu’ils veulent ». Ce désespoir tranquille, ce scepticisme généralisé, ne sont pas des réactions naturelles. Ce sont les produits d’une fabrique active : la fabrique de l’impuissance.
Comme l’écrivait David Graeber, le pouvoir moderne ne se contente pas de contraindre nos corps ; il réduit aussi nos imaginaires. Ainsi, il restreint notre capacité à penser d’autres mondes, à croire en d’autres formes de vie collective, à concevoir le changement comme possible. Il ne dit pas seulement : « ne fais pas » ; il dit : « tu peux essayer, mais ça ne changera rien ». Ce glissement est redoutable : on ne nous interdit pas d’agir - pas toujours -, on nous pousse à y renoncer nous-mêmes.
Cela commence dès l’école, où l’on apprend à se conformer bien plus qu’à créer. Cela se poursuit dans l’information, où l’avalanche de crises et de débats creux nous donne l’illusion de la participation, alors qu’elle sature l’espace mental jusqu’à la paralysie. Cela culmine dans l’organisation matérielle de nos vies : surcharge, précarité, isolement, dépendance. Le système fabrique des citoyens épuisés, découragés, atomisés — qui n’ont plus l’énergie ni le cadre pour résister.
Et pendant que l’on désactive les affects politiques, on falsifie le récit historique. Dans les manuels scolaires comme dans les discours institutionnels, on nous apprend que les droits ont été conquis par la raison d’État, dans un mouvement progressif, civilisé, presque naturel. On parle de la fin de l’esclavage comme d’un humanisme soudain, du droit de vote comme d’une évidence républicaine, des congés payés comme d’un progrès social voulu par le politique. Mais c’est un mensonge organisé. Quelques exemples.
• L’abolition de l’esclavage ? Promulguée une première fois en 1794, rétablie par Napoléon, puis arrachée de nouveau en 1848 — non pas par grandeur morale de l’État, mais sous pression des révoltes, des résistances dans les colonies et des mouvements abolitionnistes portés par les personnes racisées elles-mêmes.
• Le droit de vote universel masculin ? 1848, à la suite d’une insurrection républicaine.
• Suppression du travail de nuit dans les boulangeries, écoles laïques pour filles, égalité des enfants légitimes et illégitimes, réquisition des ateliers abandonnés au profit des ouvriers ? 1871, la Commune de Paris, moment unique d’auto-organisation populaire, où furent mises en place des mesures sociales radicales — avant que tout ne soit écrasé dans le sang par la répression versaillaise.
• Le suffrage féminin ? Obtenu très tardivement en 1944, après des décennies de luttes féministes, de mépris et de relégation.
• Les congés payés ? 1936, conquis par les grèves massives du Front populaire.
• La sécurité sociale ? 1945, construite dans l’après-guerre par un rapport de force issu de la Résistance et des mouvements ouvriers.
• Le droit à l’IVG ? 1975, fruit d’une mobilisation longue et souvent violente, de femmes criminalisées, insultées, persécutées.
• Le mariage pour tous ? 2013, acquis dans un climat d’hostilité, au terme de mobilisations massives et d’une stigmatisation persistante.
Rien n’a jamais été donné. Tout a été exigé, imposé, parfois au prix de la mort. Et toujours contre les institutions d’alors, qui qualifiaient les luttes de « subversives », « irresponsables », « dangereuses pour l’ordre ».
Mais dès que la victoire est inévitable, le pouvoir absorbe la lutte, la commémore, la vide. On sanctifie ceux qu’on criminalisait la veille. On célèbre l’émancipation comme un choix éclairé des gouvernants. On efface la rue, la base, la colère.
Cette réécriture a un objectif : nous faire croire que l’histoire avance toute seule, que le progrès est linéaire, que l’État est notre allié naturel. Mais ce récit a toujours été un mensonge. Car l’État n’a jamais été un moteur de l’émancipation populaire : il n’a agi que contraint, sous pression, pour préserver l’ordre établi. S’il y a eu des lois sociales, ce fut pour contenir la contestation, pas pour libérer. Les droits n’ont jamais été concédés par grandeur d’âme : ils ont été extorqués.
Et aujourd’hui, ce masque tombe plus vite, plus brutalement. Ce que l’on voit désormais, ce ne sont pas des lois d’émancipation, mais des lois de contrôle. Réformes sécuritaires, lois contre les libertés syndicales, lois sur les retraites votées en force, criminalisation du militantisme, surveillance algorithmique, répression des mouvements sociaux — mais aussi, lois qui ciblent explicitement les populations musulmanes, sous couvert de « neutralité » ou de « lutte contre le séparatisme ». Ces lois restreignent les libertés associatives, interdisent certains signes religieux, placent des lieux de culte sous surveillance, ferment des écoles, créent un climat de suspicion permanente.
Ce n’est pas la République qui est défendue, c’est un ordre identitaire qui s’impose. L’État ne progresse pas vers l’égalité : il revient ici à sa fonction première — maintenir l’ordre au service des dominants, au prix de la stigmatisation des plus vulnérables.
À force de vider la politique de son sens, on laisse place à une colère sans boussole. Et c’est là que se joue une autre facette de l’impuissance : son retournement en pulsion autoritaire.
Quand plus rien ne semble possible, quand les institutions déçoivent, quand les promesses ne tiennent plus, alors certains finissent par vouloir que « quelqu’un » décide à leur place. Ce n’est pas seulement la peur ou la haine qui pousse vers l’extrême droite — c’est aussi l’épuisement. Le désespoir organisé devient le terreau du fascisme doux : un désir d’ordre, de verticalité, de fin de la complexité.
Le système fabrique alors un cercle vicieux : il désarme, décourage, puis désigne de nouveaux ennemis à haïr quand la frustration explose. Pour ne pas rendre visibles les véritables rapports de pouvoir, il propose des boucs émissaires. Les migrants, les chômeurs, les militants, les pauvres, les minorités, deviennent la cible. La lutte des classes est effacée, remplacée par une guerre de voisinage.
Mais des failles apparaissent. Le système craque. On voit réapparaître des solidarités souterraines, des résistances locales, des communautés de soin et de lutte, des formes de récits alternatifs. Des gens recommencent à désobéir, à expérimenter, à imaginer. Ce n’est pas spectaculaire, pas médiatisé, mais c’est là. L’impuissance, si elle est construite, peut aussi être déconstruite.
Il faut pour cela rappeler que l’histoire n’est pas écrite d’avance, et qu’elle ne vient jamais d’en haut. Il faut redonner du poids au conflit, à l’affrontement politique, à la mémoire des désobéissances fécondes. Il faut rappeler que tout ce que nous avons, nous l’avons arraché. Et que tout cela nous est repris, peu à peu. Parce que : quelle vie voulons-nous ? Et quelle société voulons-nous pour les prochaines générations ?
Alors, ravivons la mémoire de ce que l’on nous a fait oublier. Reprenons ce que l’on nous a pris. Osons imaginer ce que l’on nous a fait croire impossible."
Ajouter un commentaire