Jung : sur la souffrance

Mon existence intérieure depuis mes seize ans.

 

LES ÉGARÉS

La deuxième hernie discale. Un sursis annulé.

Il avait trente-neuf ans. Une sciatique foudroyante, une plaie ardente courant sur sa jambe, il aurait voulu écarter les chairs et arracher le cordon brûlant, un couteau édenté planté dans le dos, des crampes comme des décharges électriques, les orteils tordus, recroquevillés, il ne contrôlait plus rien, il ne pouvait plus se lever, il rampait jusqu’aux toilettes, des jours et des nuits de pleurs, les regards impuissants de Leslie et des enfants ruisselaient en lui comme du plomb fondu, leur détresse, cette panique contenue, il se retenait de hurler, en surdose de morphine, des armées de scorpions couraient sur son ventre, déchiraient la plaie fermée de son nombril et s’enfonçaient dans les chairs, il cuisait dans des bouillons de magma où flottaient des résidus de corps, des entrailles blanchies, des femmes éventrées, des crânes brisés de bébés morts flottaient autour de lui, les yeux exorbités le fixaient horriblement, les veinules éclatées comme des réseaux de barbelés, des glaires sanguinolentes coulaient dans ses poumons, il voulait cracher mais n’en avait pas la force, il suffoquait, des scarabées voraces dévoraient son anus, dévastaient ses intestins, rejoignaient les armées de blattes qui grouillaient dans son dos et rongeaient les fibres, des tentacules de méduses enserraient son visage, il sentait parfaitement les ventouses urticantes, il étouffait, il étouffait, sans pouvoir s’enfuir, tout était dans son crâne, dans son corps violenté, la folie, la folie le gagnait, il le savait.

Il n’a rien oublié.

 

Il allait mourir. Aucun répit. Plus de sommeil, juste quelques plongées cauchemardesques et des réveils paniqués, le souffle haletant, les yeux écarquillés devant l’horreur qui le rongeait de l’intérieur, le membre torturé se rigidifiait inexorablement, une courbure répugnante s’installait, une arabesque figée comme une malformation dégénérative. Il ne contrôlait plus rien. Il fallait le piquer à la morphine pour que sa vessie se libère. Les reins étaient menacés.

Les dégâts de la première opération, le nerf sciatique englobé dans la fibrose, on lui parlait de paralysie définitive.

Il ne voulait pas d'une nouvelle opération, il la refusait de toutes ses forces. Son seuil de résistance était déjà loin derrière lui. Il avançait en terrain inconnu comme un soldat abandonné qui sent venir la fin. Mais veut y croire encore.

Quand Leslie partait au travail et les enfants à l’école, qu’il se retrouvait seul dans la maison silencieuse, il songeait au suicide.

La mort n’avait aucune importance au regard de la délivrance. Avaler toute les boîtes de morphine, sombrer dans le coma et partir, libérer les êtres aimés. La douleur du cimetière s’atténuerait. Ils continueraient à vivre sans lui.

Finir dans un fauteuil roulant condamnait Leslie et les enfants à un calvaire.

Il ne sait pas ce qui a retenu son geste.

Il devinait parfois des regards attendris, des mots susurrés dans le caveau morbide de sa détresse, une voix apaisante qui lui parlait de patience, de confiance, d’un cheminement obligatoire.

Ces ressentis étranges validaient en lui l’avancée insatiable de la folie, il n’en parlait à personne. Parfois pourtant, lorsque le fil ténu de sa résistance cédait, il s’y abandonnait, acceptait l’offrande et puisait quelques instants de paix, juste assez pour tenir, quitter quelques secondes le champ de ruines où il agonisait.

Il imaginait des bénédictions d’anges gardiens, des êtres éveillés qui le guidaient dans les méandres de son calvaire.

Comment aurait-il pu en parler ?

Il s’arrête. Les larmes coulent, comme un trop plein qui jaillit, un barrage qui s’écroule.

Tant de douleurs.

La détresse de Leslie. Elle avait dû tenir, tout gérer, ne pas sombrer, elle s’était montrée indestructible, sans faille, d’une solidité granitique, elle n’avait jamais pleuré devant lui, elle avait pourtant dû le faire, ça n’était pas possible de résister aussi longtemps sans s’accorder une pause.

Tout ce qu’il lui doit. Et tout ce qu’elle porte. Il sait que ce fardeau est toujours en elle, que la peur ne la quitte pas, que ce cauchemar ne s'éteint pas les yeux ouverts, il est toujours là, dans une mémoire tenace.

Cette dégradation avilissante, cet envasement dans la boue brûlante des souffrances, ce temps perdu, anéanti, sali, il imagine la tumeur vivace qui entretient les souvenirs comme des ferments toxiques. La peur, la souffrance, la déchéance physique, la dépression, les larmes, les cris, la tentation de la mort.

Il sait aujourd'hui à quel point les marques sur son visage ne sont pas les empreintes de ses rires mais bien au contraire les sillons de ses douleurs.

Un matin, après une nuit entière de combats, il s'était aperçu qu'il ne parvenait plus à détendre son visage. Il n'était plus qu'un masque de cire durcie. Il avait demandé un miroir à Leslie.

C'est son reflet qui l'avait convaincu.

Il était comme un mort aux yeux atterrés.

Un chirurgien l’avait reçu, le spécialiste de la région, des colonnes vertébrales à la chaîne.

Il était allongé sur une civière, les ambulanciers étaient passés le prendre, Leslie l’accompagnait, elle avait parlé à sa place, il pleurait, incapable de prononcer autre chose qu’un gémissement épuisé, les sanglots étranglés de ses suppliques.

Qu’on en finisse. Il voulait qu’on l’opère.

S’il se réveillait paralysé, il sauterait par la fenêtre, il y arriverait, les gestes étaient en lui, il en aurait la force, ça serait fini, rien d’autre à faire, il ne voulait pas condamner Leslie, elle apprendrait à vivre sans lui et son amour de la vie la sauverait, il en était persuadé.

Il voulait qu’on l’opère.

Il avait fini par le crier, par implorer l’homme en blanc, ça n’était plus possible, il allait imploser.

Il n’était que douleur.

 

 

blog

Ajouter un commentaire