A l'école de la compassion. (école)

 

 

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La compassion sur les bancs de l’école

« Il ne faut pas se demander seulement quelle planète nous laisserons à nos enfants, mais quels enfants on laissera à la planète ! » plaide le philosophe Edgar Morin. Dans un monde qui fait de moins en moins sens, par trop de divisions, de repli et d’indifférence, remettre la compassion au cœur de l’éducation devient fondamental. Comment procéder ? Focus sur quelques initiatives clés.
© Mission Rosalie Cadron
Sur le terrain, les actions d’ouverture à la citoyenneté se multiplient : par ici, des jeux coopératifs destinés à favoriser l’écoute et le respect ; par là, des projets d’éducation à la philanthropie, afin d’éveiller les plus jeunes aux défis sociaux et au bien commun...
En mai prochain, l’Ecole des Possibles débarquera également en France. Déjà implantée dans 35 pays, auprès de 25 millions d’enfants de 8 à 13 ans, cette initiative les invite « à observer le monde autour d’eux, y repérer un problème qui les touche, puis imaginer une solution à leur échelle et travailler par petits groupes à sa réalisation », explique Florence Rizzo, cofondatrice de SynLab, structure porteuse du projet.
Objectif : développer chez les écoliers le sens de l’empathie et de l’engagement, au service de leur communauté. « Leur travail est ensuite partagé avec les gens du quartier, afin de propager l’idée que chacun peut être acteur du changement, quel que soit son âge, ses compétences ou son milieu », précise Florence Rizzo. En France, l’Ecole des Possibles sera ainsi lancée en ville, en zone rurale, en ZUP et dans un centre éducatif fermé.

Suffisant pour ancrer une culture de la compassion ? Pour beaucoup, cela passe surtout par l’acquisition d’un réflexe d’ouverture et de questionnement.

 

Enraciner le questionnement


Pendant des années, l’école primaire de Tursac, en Dordogne, a proposé à ses élèves des ateliers d’apprentissage des valeurs humaines. Qu’est-ce que le bonheur ? Peut-on vivre sans les autres ? A quoi servent les punitions ? Comment vivre avec nos ressemblances et nos différences ? « Pour apprendre aux enfants à mûrir et exprimer leur réflexion personnelle au contact des autres, explique l’un des instituteurs. Un exercice essentiel pour lutter contre l’individualisme et favoriser le vivre ensemble. »
Après une minute de silence – pratiquée après chaque récréation « pour se concentrer et se remettre dans un état d’esprit favorable » – la discussion commence. L’enseignant rappelle les objectifs : argumenter pour construire collectivement un point de vue plus valable. À tour de rôle, les écoliers se lancent, réagissent, avancent timidement un élément nouveau. Les laissant progresser par eux-mêmes, les adultes n’interviennent que pour clarifier, recentrer, inciter chacun à tirer le fil de sa pensée. « Ne vous laissez pas séduire par une idée, ne vous enfermez pas dans un raisonnement absurde, simplement pour avoir raison. Restez au niveau de l’expérience ! »
Efficace ? « Il faut sans cesse se répéter, leur rappeler de prendre conscience de ce qu’ils sont en train de faire, de revenir à l’écoute, à l’attention. Mais un jour, ils feront le lien. »

Expérimenté depuis 1998 en Inde, au Mexique, au Guatemala, en Chine et en Angleterre, le modèle éducatif du CIDEL (centre d’investigation pour un développement éthique) va un cran plus loin. Conçu en priorité pour des enfants de 4 à 6 ans, il vise à ancrer en eux une conscience de l’intersubjectivité et de l’interdépendance. Deux heures par semaine, pendant trois ans.
Rien à voir avec une leçon de morale : l’approche est empirique. « La première étape est d’amener les enfants à expérimenter leur intériorité, via des exercices de concentration et d’observation », explique Isabelle Combes, directrice de l’école Arborescences (seule en France pour l’instant à suivre le programme). Regarder la flamme d’une bougie, suivre le flux de ses pensées, goûter des aliments ou écouter des sons les yeux bandés, exécuter tous ensemble des mouvements de tai-chi…
Une fois acquise cette connexion à eux-mêmes, cap sur la découverte de la subjectivité. « Prenons une tasse. Je la pose, sans la nommer. Je demande aux enfants de la regarder puis je l’enlève. Par le questionnement, je les amène à réaliser que selon leur angle de vue et leur histoire personnelle, tous n’en font pas surgir la même pensée. » Touchant ainsi du doigt « que de tout ce que nous vivons, nous créons un objet mental qui nous est propre, et qu’il est impossible de connaître celui du voisin si on ne lui demande pas ».

Apprentissage suivant : l’interdépendance, « en commençant par interroger les causes et les conditions d’existence d’un phénomène ». Exemple : « qu’a-t-il fallu pour que ce paquet de mouchoirs se trouve sur ma table ? » Quelqu’un pour l’amener, un autre pour l’acheter, le distribuer, le fabriquer… Jusqu’à se rendre compte que tout est lié. « Grosso modo, il a fallu que le soleil brille pour qu’il atterrisse là ! »
Ensuite, les enfants travaillent sur la co-création d’une œuvre, et la perception – via des discussions ou des mises en situation basées sur des cas concrets, « comme une dispute avec un frère ou une sœur » – que leur comportement impacte celui des autres ; qu’auraient-ils pu faire pour que l’histoire se termine autrement ? En dernière année, les écoliers testent même leurs capacités à un niveau plus large, via des simulateurs qui les amènent à réagir face à des problèmes écologiques, sociaux ou idéologiques.
Et ça marche. « Chez les élèves de 5 à 7 ans, ce sens de l’intersubjectivité et de l’éthique devient véritablement un réflexe », se félicite Isabelle Combes.

 

Repenser la relation


Enthousiasmant… Mais possible uniquement si l’adulte, lui aussi, bouscule ses pratiques. « J’ai la chance de compter sur des instituteurs qui se disent que si les élèves bloquent, c’est qu’ils n’ont pas la bonne méthode, témoigne Isabelle Combes. La bienveillance induit cette capacité à se remettre constamment en question. »
Et à s’impliquer dans la relation. « Amener un enfant à retrouver son lien à lui et aux autres est une connaissance, non un savoir, indique Anne Bordage, thérapeute spécialisée. Tout éducateur, au sens le plus large, devrait se demander s’il réalise en lui-même, et dans sa vie, ce qu’il enseigne. » Quel être est-on ? De quelle intelligence de vie rayonne-t-on ? La compassion commence là, dans cette connexion de personne à personne, cette considération positive qui s’émancipe des postures et des préjugés pour porter une écoute attentive à l’enfant et à ses besoins profonds (pas juste ses envies de consommation) – sans perdre sa place d’adulte référent, chargé de fournir le cadre, la sécurité et l’accompagnement nécessaires pour qu’il puisse mobiliser ses ressources, se construire et s’épanouir.

Dans les ateliers qu’elles mènent à Beauvais avec des enfants de 6 à 11 ans souffrant de difficultés relationnelles, Anne Bordage et Michèle Bannay (psychologue scolaire) incarnent cette justesse de positionnement. « Le premier matin, nous passons du temps sur les prénoms, car ils ne se donnent pas souvent la peine de les retenir, alors que c’est le premier signe de reconnaissance de l’autre », racontent-elles.
Puis, d’exercices à exercices, elles donnent du sens, observent, expliquent, participent, adaptent le contenu de l’atelier au gré des attentes identifiées. Présentes à 100%, elles profitent de toutes les occasions pour inciter les enfants à se relier, à eux-mêmes et aux autres.

 

Tirer le fil


Ouvrir les enfants à la compassion n’est donc pas juste une histoire de contenu, mais de manière de faire.
« Si la pratique des arts ou des langues est un moyen d’ouvrir l’enfant à d’autres dimensions, les savoirs classiques, eux aussi, peuvent être porteurs de valeurs. Tout dépend comment on les considère : simples devoirs scolaires ou outils qui nous relient au monde ? interroge Michèle Bannay. C’est tout ce sens qu’il faut retrouver et valoriser. »

En prenant aussi conscience que les méthodes classiques ne sont pas toujours adaptées. « Les enfants ne constituent pas un bloc monolithique sur lesquels il suffit de déverser un savoir », souligne François Muller, membre du Département Recherche-Développement, Innovation et Expérimentation du ministère de l’Education nationale, mais des individualités dont il faut trouver la clé, et face auxquelles il faut savoir parfois activer d’autres vecteurs d’apprentissage – heuristiques, kinesthésiques…
C’est ainsi qu’un professeur de lycée hôtelier, confronté à la difficulté de ses élèves à apprendre par cœur de longues listes de vins et de fromages, a eu l’idée de leur faire écrire et jouer en petits groupes des saynètes mettant en scène le contenu de ces listes. L’activité est ludique, créative, elle fait appel à une façon d’apprendre plus vivante, coopérative et visuelle. Bingo : les lycéens se prennent au jeu, retiennent les noms, cartonnent à leurs examens, sont recrutés dans les plus grands établissements.

« L’empathie dont a fait preuve cet enseignant à l’égard de ses élèves montre l’importance de cette notion dans l’éducation », poursuit François Muller. Dans cette perspective, tout compte : le cadre de travail, la manière dont le professeur se place dans la salle, la posture qu’il adopte pour regarder, écouter et échanger avec ses élèves…
Autre facteur clé : favoriser la coopération plutôt que la compétition. « Celle-ci a un intérêt, mais pas tant que l’enfant n’est pas construit », estime Isabelle Combes. De plus en plus d’enseignants favorisent donc le travail en petits groupes et la co-évaluation. « On apprend avec, par et pour les autres, explique François Muller. Plus la relation dans le collectif sera riche est variée, plus le résultat sera bon. »
Jusqu’à s’engager vers une nouvelle définition de la réussite, « non plus basée sur la comparaison par rapport aux autres, mais sur le principe de faire toujours du mieux qu’on peut, au profit du plus de bien possible », souligne Bill Drayton, fondateur de l’association internationale Ashoka, qui œuvre pour que l’empathie soit reconnue comme l’une des compétences fondamentales à acquérir à l’école.

Reste à soutenir et diffuser ces initiatives : épauler les professeurs, leur permettre de s’exprimer et de se former, sensibiliser et impliquer les cadres de l’Education, intégrer ces nouvelles approches dans le référentiel national, en tenir compte dans les critères d’évaluation des enseignants, intégrer au cursus des futurs maîtres des cours de pédagogie empathique…
Et après ? « Je fais confiance aux enfants, conclut Isabelle Combes. La graine plantée dans leur esprit fera son chemin. Je crois sincèrement qu’un être capable de se mettre à la place de l’autre saura se sortir de situations délicates » et agir dans le bon sens, pour lui et pour le monde.

SynLab (Ecole des Possibles)
Enfants d’aujourd’hui (Anne Bordage et Michèle Bannay)
CIDEL
Arborescences
Catalogue d’expérimentation de l’Education nationale
 

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