"Derrière nos écrans de fumée"

"Jamais, dans l'histoire, il n'y a eu cinquante concepteurs prenant des décisions ayant un impact sur deux milliards de personnes."

Tristan Harris, éthicien, ancien cadre chez Google

Cette phrase est effectivement effrayante. Il est si facile d'accuser un tel d'être un dictateur dans son pays. C'est peut-être vrai mais si on observe la puissance des algorithmes et leur influence sur les populations du monde entier, ne doit-on pas se poser la question de cette forme de puissance. Une puissance qui ne dit pas son mom mais qui oeuvre véritablement à son propre pouvoir. Tout comme le fait n'importe quel dictateur. Quels qu'en soient les effets sur la population. Maintenant, il est clair, comme le fait l'auteur de l'article, qu'on doit s'interroger sur les intentions des concepteurs de ce documentaire qui encourage les spectateurs à le diffuser sur les réseaux sociaux. On sait combien les dictateurs sont parfois remarquablement doués pour s'attirer l'adhésion des peuples en dénonçant des maux dont ils sont eux-mêmes les concepteurs. Il n'est qu'à constater d'ailleurs que le documentaire ne propose clairement pas de solutions à ce constat. C'est très représentatif des fonctionnements des médias de toutes sortes : la dénonciation, la mise en avant des problèmes, la recherche de coupables, les projections alarmistes. Mais rien de concret quand il s'agit de concevoir une autre voie.

Le monde politique est très doué pour dénoncer les défauts de leurs adversaires et pour proposer des solutions. Les politiciens sont tout autant doués pour ne pas les appliquer quand ils ont pris le pouvoir. 

Il ne faut pas davantage attendre de propositions des réseaux sociaux puisqu'ils sont aux mains de gens qui n'ont aucunement l'intention que ce monde consumériste change. Dénoncer les fonctionnements pervers de ce monde n'est juste qu'un moyen d'augmenter les revenus. 

Et moi alors ? Pourquoi est-ce que je ne propose rien puisque je ne fais que dénoncer un fonctionnement que je considère comme néfaste ? Et qu'en plus, j'use des réseaux sociaux pour dénoncer leurs dérives...

Mais moi, je ne suis rien. Et je ne demande rien de plus. 

Les solutions que je connais, je me les applique. C'est à chacun, en son âme et conscience, de chercher sa voie. 

Disponible sur Netflix depuis le 9 septembre, le documentaire \"Derrière nos écrans de fumée\" est une violente diatribe contre les géants de la Silicon Valley, accusés de mener l\'humanité à sa perte.
Disponible sur Netflix depuis le 9 septembre, le documentaire "Derrière nos écrans de fumée" est une violente diatribe contre les géants de la Silicon Valley, accusés de mener l'humanité à sa perte. (JESSICA KOMGUEN / FRANCEINFO)

Ils sont ainsi une quinzaine à se relayer pour décrypter le modèle économique de Facebook, Twitter, Instagram, YouTube, Google et tant d'autres. L'objectif : alerter sur les effets de la dépendance aux smartphones, qu'ils comparent à une "tétine numérique". Rien de nouveau. Sauf que cette fois, le message est porté par d'anciens cadres dirigeants, ingénieurs ou fondateurs de ces services, qui semblent lancer un cri d'alarme, dans ce documentaire choc, qui soulève beaucoup de problèmes, sans toutefois apporter de solution.

Un format efficace

La particularité de ce film réalisé et coécrit par l'Américain Jeff Orlowski, déjà aux manettes de documentaires sur le changement climatique, est d'entrecroiser ces interviews avec une fiction mettant en scène une famille ordinaire. Tous plus ou moins dépendants à leur téléphone, les membres de la famille ne communiquent presque plus entre eux. La benjamine, complexée après avoir reçu un commentaire sur son physique, souffre d'un problème d'estime de soi. L'aîné succombe peu à peu aux sirènes de l'extrême droite, à force de regarder les vidéos YouTube que lui recommande un algorithme. Celui-ci est représenté sous la forme d'un centre de contrôle dirigé par trois individus qui observent jour et nuit ses interactions numériques. Leur objectif est clair : le rendre captif, le plus de temps possible, par tous les moyens.

Slyler Ginsondo interprète Ben dans la partie fictionnelle de \"Derrière nos écrans de fumée\".
Slyler Ginsondo interprète Ben dans la partie fictionnelle de "Derrière nos écrans de fumée". (EXPOSURE LABS / NETFLIX)

Si ces scènes ont parfois l'apparence d'un épisode raté de Black Mirror, elles ont le mérite, surtout pour les plus jeunes spectateurs, de mettre en scène les propos parfois très théoriques des intervenants. Le procédé est grossier, mais efficace pour démontrer les actions engendrées par nos comportements, aussi anodins soient-ils. De l'autre côté, on prête évidemment une attention toute particulière aux interviewés alignant des CV qui forcent le respect, comme devant l'inventeur du bouton "J'aime" ou du défilement infini.

Les données collectées ne sont pas le problème

On agite souvent le spectre de la data, ces données personnelles que collectent toutes ces entreprises pour les vendre au plus offrant. Derrière nos écrans de fumée pousse l'analyse beaucoup plus loin. Ce ne sont pas seulement les données le problème, mais le comportement des utilisateurs. Il est rappelé que si nous ne payons pas pour un produit, alors, c'est que nous sommes le produit. Et si l'on assiste à une "dérive" des usages depuis quelques années, c'est parce que celle-ci fait intégralement partie de la stratégie de ces sociétés.

Jamais, dans l'histoire, il n'y a eu cinquante concepteurs prenant des décisions ayant un impact sur deux milliards de personnes.Tristan Harris, éthicien, ancien cadre chez Google

Il ne s'agit pas d'un phénomène qui aurait totalement échappé aux concepteurs des réseaux sociaux, explique Derrière nos écrans de fumée. Le défilement infini (scrolling), les notifications incessantes qui poussent à consulter en permanence son téléphone, les "..." qui clignotent lorsqu'un interlocuteur rédige un message, tout est pensé pour que nous ne décrochions pas de ces écrans. Pas seulement dans le but de vendre de la publicité. Le dessein est beaucoup plus ambitieux : influencer nos actions et même notre façon de penser.

D'autant qu'il est facile d'être manipulé, lorsque les occurrences suggérées par le moteur de recherche de Google ou par le fil d'information de Facebook sont ultra-personnalisées et dépendent de la personne qui les consulte. Au fil du temps passé à renseigner plus ou moins directement les différents algorithmes, chacun finit par n'accéder qu'à sa propre réalité.

Progressivement, on intègre l'idée fausse que tout le monde est d'accord avec nous, parce que notre flux d'actualité ne montre que cela. Une fois dans cette disposition, on se fait aisément manipuler.Roger McNamee, investisseur aux débuts de Facebook

La démonstration, anxiogène à souhait, est implacable. Soutenus par des images d'émeutes dans le monde, agitant la perspective d'une guerre civile, les témoignages se veulent extrêmement alarmistes.

Des révélations qui sont à temporiser

Qu'il s'agisse de la polarisation des débats dans nos démocraties, de l'augmentation exponentielle des hospitalisations pour automutilation, ou des suicides chez les adolescentes américaines, tout serait de la faute des réseaux sociaux ? La réalité est un peu plus complexe et le documentaire manque cruellement de contre-point et de contextualisation historique. Comme le rappelle le site américain The Verge (en anglais)"il est choquant de constater à quel point l'idée que les réseaux sociaux sont les uniques responsables de tous les maux de notre société plaise à autant de personnes". Car le documentaire cartonne. Depuis sa mise en ligne, il se classe dans de nombreux pays (dont la France et les Etats-Unis) parmi les dix contenus les plus vus sur Netflix.

On peut également s'interroger sur ce qui pousse ces anciens cadres et ingénieurs qui avaient vendu leurs âmes au dieu de la tech à se repentir ainsi. Dans un texte publié par The Conversationalist (en anglais), l'essayiste irlandaise Maria Farrell les compare au fils prodigue de l'Évangile selon saint Luc, pour leur côté "j'étais perdu, mais je suis retrouvé". Tous ces ex-employés donnent l'impression d'avoir enfin vu la lumière. Comme Justin Rosenstein, qui a contribué à créer le bouton "J'aime", dont il assure qu'il était destiné à "favoriser l'optimisme et l'amour dans le monde".

Hypocrisie du procédé

Il est aussi assez paradoxal que Derrière nos écrans de fumée soit diffusé sur Netflix, qui utilise justement des algorithmes pour faire des suggestions à ses abonnés. Le comble de la tartuferie apparaît à la fin du documentaire, lorsque le réalisateur invite le public à se rendre sur son site web. Parmi les actions recommandées pour éviter la fin de l'humanité, le spectateur est encouragé à promouvoir le documentaire… sur les réseaux sociaux. On sera sensible à l'ironie, ou l'hypocrisie, du procédé.

Tristan Harris, éthicien du web témoigne dans le documentaire \"Derrière nos écrans de fumée\".
Tristan Harris, éthicien du web témoigne dans le documentaire "Derrière nos écrans de fumée". (EXPOSURE LABS / NETFLIX)

Et maintenant, on fait quoi ?

Quelle est l'utilité d'un tel documentaire ? Les intervenants ne proposent pas vraiment de solution, une fois le constat alarmant exposé. Il faut attendre la toute fin pour que soit esquissé un semblant de solution. Pour Tristan Harris, "cette machine ne fera pas marche arrière sans une énorme pression des gens", en usant des technologies s'il le faut. D'autres recommandent de "désinstaller les applications qui nous font perdre notre temps, comme les informations et les réseaux sociaux", de supprimer (ou réduire) les notifications, de remplacer Google par Qwant, le moteur de recherche qui ne conserve pas d'historique, de ne jamais regarder une vidéo suggérée par YouTube...

De son côté, le site internet The Quint (en anglais) a listé les dix choses à faire après avoir regardé Derrière nos écrans de fumée, et propose des actions concrètes. Vous pouvez vous y mettre dès maintenant, avant d'éteindre votre téléphone.

 

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