Goutte d'eau (6)

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Plus jamais ça…

J’ai rejoint les grands fonds et je ne souhaite plus aucune élévation.

Ce cauchemar ne me quittera jamais. Je comprends désormais le silence de mes compagnes, leur attachement aux noirceurs apaisées. Je n’avais rien compris. Je me croyais supérieure parce que les Grands Sages m’avaient choisie, parce que je n’avais jamais dévié de mes attentes, de ma volonté de rejoindre la lumière. Je n’avais rien compris. Les Grands Sages m’ont piégée. Je ne veux plus de cette mission d’éveil. Qu’ils se débrouillent. Ils trouveront d’autres volontaires.

Je me laisse porter par les courants.

Ici, il n’y a aucun danger.

Là-haut, j’ai failli mourir.

Le torrent, l’euphorie du flot, la beauté des paysages, la lumière, les nuages, les forêts, le soleil et le vent, la pluie et les arcs-en-ciel.

J’étais heureuse, si heureuse. L’appel des horizons, des sensations si fortes, des ressentis si profonds.

Et puis, le torrent s’est jeté dans une rivière.

C’est là que tout a basculé.

Huit saisons de souffrances infinies. Le désespoir le plus effroyable.

Huit saisons à m’accrocher à la moindre lueur, terrorisée simultanément par le moindre changement. Quand on ne sait pas ce qui va advenir et qu’on se morfond déjà dans les bas-fonds, c’est une torture incommensurable d’alterner incessamment entre le rebond salvateur et l’effondrement.

J'ai beaucoup appris pourtant mais je ne suis pas certaine que le chemin méritait de telles douleurs. J'y songe souvent désormais.

 

Je n’oublierai jamais tout ça.

La rivière serpentait dans des paysages de vallées, des champs à perte de vue, des arbres fruitiers, des grands épis blonds ou des têtes de soleil qui se balançaient mollement.

J’ai vu mes premiers humains. Ils tenaient une canne avec un fil qui plongeait dans l’eau. Ils avaient l’air bien calme. Je me souvenais de paroles entendues dans les abysses. Les humains étaient des destructeurs, il fallait les éviter.

Ceux-là, assis sur la berge, me semblaient tout à fait respectables. J’ai même pensé que ces commérages dans les grands fonds n’étaient que des racontars pour impressionner les petits jeunes. Des histoires de monstres pour que les anciens gardent le pouvoir et valorisent leurs expériences.

Oh, combien, j’ai compris qu’ils étaient encore bien loin de la réalité. Connaissaient-ils la vérité d’ailleurs ? Et les Grands Sages ? Savaient-ils réellement les risques encourus ? Agissaient-ils en pleine conscience ? Je ne parvenais pas à comprendre. Quelles étaient leurs intentions ? Qu’attendaient-ils des expérimentateurs ? Pensaient-ils vraiment que ce voyage en valait la peine ? Avaient-ils idée de cette peine ?

 

J’ai été aspirée. Je passais au bord des herbes suspendues au-dessus de l’eau et je n’ai pas vu le tuyau, une bouche noire dans laquelle j’ai disparu, avalée comme dans une inspiration diabolique. Un bruit inconnu, comme un ronflement qui se rapprochait. J’ai rapidement compris que la situation n’avait rien de naturel.

Un assemblage métallique, une sorte de cylindre par lequel nous avons été projetées.    

Je suis tombée au sol. Une terre poussiéreuse, friable. Desséchée. Des grandes tiges portaient ces têtes de soleil que j’avais vues alors que je descendais la rivière. La pluie dispersée par le mécanisme qui ronflait humidifia le sol et je me sentis disparaître.

Je n’ai pas compris lorsque j’ai été aspirée de nouveau. J’ai mis quelques moments à réaliser que j’avais été bue…

J’ai vu les fibres de la plante et j’ai senti rapidement tous les poisons qui s’y trouvaient.

« Des engrais, m’a expliqué une compagne de malheur. C’est la troisième fois que je me fais prendre. Je ne le supporterai pas. C’est trop dur. »

Des brûlures dans mes atomes, comme un déchirement, l’impression effroyable d’être désintégrée. Je revis rapidement quelques regards terrifiés d’animaux que j’avais vus disparaître dans la gueule d’un prédateur. Cette certitude de la mort. Ces derniers instants auxquels on s’accroche comme s’il était possible de repousser l’inéluctable.

Du poison liquide qui m’asphyxiait, l’oxygène qui s’étiole. J’ai cherché à m’éloigner du sol, j’ai tenté de me hisser vers le soleil. J’espérais que les poisons ne parviendraient pas aux extrémités de la plante.

Je n’ai jamais dépensé une telle énergie. Je n’ai jamais tant espéré, avec cette volonté de transformer mon espoir en reptations effrénées. J’enviais à en défaillir les mollusques marins que j’avais vus parfois glisser lentement. Pouvoir bouger volontairement m’apparaissait à l’instant comme le plus grand bonheur. Mais je ne bougeais absolument pas.

Je me suis concentrée, intérieurement, j’ai cherché à m’extraire de tout, à clore en moi le moindre interstice, à éteindre toutes pensées dirigées vers cet environnement qui me tuait. J’ai tendu des nappes molles autour de ma structure et cette concentration que je n’avais jamais connue les a rendues totalement imperméables.

J’étais en moi comme dans une bulle, j’ai senti cette légèreté divine, non pas cette simple évaporation ancienne mais une plénitude sans masse, sans atome, comme si ne survivait en moi que l’énergie créatrice, un flux agité de particules indécelables, un mystère absolu qui me bouleversa. Je n’étais rien de ce que je croyais être. J’étais bien plus lorsqu’il ne resta plus rien.

 

J’ai été broyée, dans ma tige, une machine infernale qui nous découpa en lamelles, en copeaux, en sciure. J’ai vu les têtes de soleil basculer dans des mâchoires et le pied dru où je résidais tomber au sol. J’ai été écrasé par une masse ronde, dure, impitoyable. J’ai pleuré en sentant le corps de mon hôte mourir dans d’atroces douleurs.

J’ai été éjecté de mon enceinte brisée et j’ai coulé dans la terre.

J’ai concentré en moi les pensées et je me suis extraite de tout.

J’ai craché les poisons qui me restaient et je m’en suis voulu d’empoisonner le sol. Je n’avais pas le choix et c’était bien le plus effroyable. Je participais à la destruction de la vie parce que j’avais été empoisonnée.

Je n’avais rien encore rien vu. Le pire n’est jamais loin mais une fois qu’il est là, regardez devant…Il en reste encore…

 

Une nappe phréatique. Des tuyaux métalliques qui plongeaient dans le corps liquide. J’ai été aspirée. J’ai coulé dans des tubes froids, j’ai brûlé dans des citernes, j’ai été rejetée dans des conduits immondes, aspirée de nouveau, jetée dans une cuvette sale où flottaient des excréments, j’ai cru mourir dans la puanteur des égouts, j’ai vu des compagnes mortes, des gouttes éteintes, noires jusqu’au cœur.

 J’ai coulé dans des villes sales, j’ai été balayée sur des trottoirs englués de vapeurs toxiques, j’ai été utilisée comme nettoyant de caisses métalliques qui roulaient sans vergogne sur les flaques mousseuses, j’ai pleuré des larmes de savon, étouffé sous des shampoings agressifs, j’ai été ébouillantée dans des casseroles gorgées de victuailles, je me suis échappée à chaque fois, non pas dans des reptations insaisissables mais en concentrant mes pensées sur mon espace intérieur. L’isolement m’a sauvée de la peur. La terreur a cogné pendant des heures contre les nappes molles mais elle s’est toujours épuisée contre les murs de mon silence.

Je n’ai jamais parlé directement à la peur. Je n’ai jamais cédé aux mirages de la mort. Elle n’est qu’une illusion, une pensée inutile, néfaste, destructrice. À quoi bon s’entretenir avec une illusion ? Sinon, prendre le risque de lui donner forme.

Si je me bats, c’est que je suis en vie. En quoi l’idée d’une mort me serait-elle utile ? Elle ne me poussera pas à survivre. Ce n’est pas de la mort dont je me défends, c’est du blasphème d’oublier dans cette lutte, le bonheur de la vie.

 

J’ai connu aussi les affres des piscines et la brûlure des désinfectants et même les rires des enfants ne calmaient pas mes douleurs.

J’ai connu un bassin dans lequel trempaient des barres métalliques d’où émanaient des rayonnements étranges. J’ai senti fondre en moi des éléments invisibles, comme si l’énergie qui m’avait donné vie souffrait de cette intrusion. J’ai vu passer des humains dans des combinaisons colorées. Il semblait toujours aux aguets.

J’ai été rejetée sans remerciement dans une rivière aux eaux tièdes.

Des poissons erraient dans des herbes acides et leurs peaux s’écaillaient.

J’ai vu tomber à l’eau un héron épuisé et son corps aux ailes déployées a flotté lentement avant de couler.

Au coucher du soleil, j’ai vu passer près de moi un soir une vache gonflée. Elle flottait dans le courant, sa tête était droite, les cornes en avant, on aurait dit un vaisseau fantôme.

Je ne sais pas d’où venaient tous ces mots en moi, chaque chose vue déclinait son nom et je n’avais aucun souvenir de les avoir jamais appris.

Portais-je donc en moi une autre vie ?

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