LES ÉGARÉS (roman) 1

 

 

Chapitre 1

Petit matin. Le soleil franchit la crête des montagnes. Le ciel est lisse, un bleu grisé qui semble avoir bu les nuages.

Elle démonte la tente.

Elle est arrivée la veille au soir.

Un petit camping près d’une rivière. Le gérant l’a laissée s’installer au fond du champ. L’isolement relatif lui convenait parfaitement.

Elle avait à peine grignoté, les yeux dans le vide, le ventre serré.

Les images de la gare repassaient en boucle, elle n’y pouvait rien, elles étaient plus fortes que sa volonté de s’en détacher. Elles trouvaient toujours une faille dans les résistances érigées et revenaient à l’assaut.

Il ne restait qu'à les revivre en espérant que la lumière consciente finisse par les consumer et qu'elles sombrent dans l'oubli.

Yoann l’avait longtemps serrée sur le quai en attendant le train. Il n’avait jamais cessé de sourire, de la couvrir d’attention, de l’embrasser, de caresser son dos, son visage, sa nuque, de baiser son front, ses joues.

Cette capacité à la soutenir et simultanément sa fragilité d’homme meurtri, cette peur insoumise devant ses propres ressentis.

Il diffusait tant d’amour et s’interdisait tant de s’aimer.

Le haut-parleur avait annoncé l'entrée en gare du train en provenance de Chambéry et à destination de Gap.

Elle attache le tapis de sol sur le haut du sac. Elle mange une barre de céréales.

Les images tournent en boucle dans un mouvement perpétuel.

Son train partait avant celui de Yoann. Il l’avait accompagnée dans la voiture. Il l'avait embrassée. Une marée de chaleurs et simultanément une gêne prude en pensant aux passagers.

« Je t’aime Leslie. Plus que tout. Tu es ma source de vie.»

La douceur de ses regards ne cachait pas l’inquiétude.

L'annonce du départ dans le haut-parleur de la gare. Ils avaient dû abandonner leur étreinte.

Une fois sur le quai, Yoann ne l’avait pas quittée des yeux.

Le train avait eu un sursaut puis il avait commencé à rouler en grinçant.

Yoann avait suivi le mouvement.

Elle avait collé son front sur la vitre, il avait lancé un baiser avec la main, elle l’avait saisi et placé contre son cœur, les larmes étaient montées, elle avait eu du mal à respirer, une boule dans la gorge, les frissons qui ruissellent, elle avait murmuré un « je t’aime » en s’appliquant à articuler lentement.

Il avait souri.

Elle l'avait vu s'arrêter sur le quai, comme épuisé, un dernier geste de la main.

Elle s’était appuyée contre le dossier.

Soulagée finalement de ne plus le voir.

Le MP3, ajuster les écouteurs sur les oreilles, les yeux fermés, espérer que la musique éteindra le brasier dans son ventre.

C’était hier matin. L’impression de l’avoir quitté depuis des semaines.

Cette douleur insoumise à la pensée du projet et pourtant partir.

Comme une épreuve inévitable.

Elle met le sac sur son dos. Douze kilos. Ils n’ont pas réussi à l’alléger davantage.

D’habitude, Yoann se chargeait du matériel le plus lourd.

Elle sait qu’elle aura mal aux épaules pendant un ou deux jours puis que les douleurs disparaîtront. Juste une question de temps. Elle en a l’expérience.

Elle passe à l’accueil régler la nuit. Elle demande au gérant la direction du sentier. Il lui donne quelques explications et lui souhaite une bonne randonnée. La sincérité de la voix. Le vieux monsieur a un regard si doux. Quelque chose de Jacques Dufilho. Un peu aussi de son père.

Une étrange émotion. Un désir de câlins, de tendresse, de réconfort.

Ce vide affectif de son enfance.

Dans le potager familial. Son père lui apprenait la science de la terre. Cette patience et ce respect des dons naturels, elle ne les avait jamais perdus. Mais cette transmission d’un savoir ancestral n’avait pas comblé le vide de la blessure relationnelle.

La pudeur de son géniteur, cette retenue continuelle, la peur de laisser parler son cœur, elle les avait retrouvées chez Yoann. Ses élans amoureux ne comblaient pas ses silences prolongés. Cet isolement dans lequel il aimait plonger.

Elle salue le vieil homme et prend la direction du GR.

Les bâtons de randonnée comme un tempo qui s’installe. Lire le paysage, deviner les cheminements, s’éblouir des couleurs, du silence, de la pureté de l’air, le ciel grisé qui s'illumine. Se laisser envahir par la paix de ce monde.

Et pourtant souffrir de cette frayeur au creux du ventre.

Cette peur d’être enfermée dans des schémas figés.

La psychanalyse qu’elle suit depuis un an a fissuré les carapaces, entamé les résistances, craquelé les vieux murs de son inconscient endurci. Cette effervescence, ce chaos depuis des semaines, ces interrogations sempiternelles, incontrôlables, ce besoin impérieux de les étreindre comme un désir de maîtrise et pourtant s’y perdre.

Elle devait partir.

S’éloigner de Yoann. S’éloigner surtout de la femme qu’elle était à ses côtés.

 

 

 

 

 

 

 

 

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