Les Vivants

"Un homme soupçonneux entre dans un bistrot et commande une bière. 
Il va aux toilettes et pour qu'on ne touche pas à son verre, il met un petit papier avec écrit: "j'ai craché dedans", et s'en va. 
Au retour, il peut lire sur son papier : "Moi aussi!"

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On peut lire cela sur un mode humoristique mais on peut aussi y voir un comportement très répandu : celui de la peur.
Si l'homme n'avait pas écrit un mensonge, il n'aurait pas eu à en subir les conséquences. Il risquait par contre de n'avoir plus rien à boire. 
Deux choix se proposent : celui de la confiance en l'humain ou de sa peur envers lui. 
La peur induit des effets néfastes par répercussion sur l'émetteur lui-même...Un effet boomerang. La peur fait de son porteur une proie toute désignée.  
La confiance induit l'idée que l'autre ne me craint pas et je peux dès lors m'en trouver honoré et poussé par là même à valider cette confiance par un comportement respectueux.
Il me semble que nos sociétés occidentales ont choisi depuis bien longtemps la transmission des peurs et non celle de la confiance et que plus nous avançons dans le temps, plus les effets de ces peurs prennent une ampleur désastreuse. 
La propension des réseaux sociaux à diffuser des informations portant en elles l'idée que l'humain est un être essentiellement néfaste et dont il faut se méfier contribue, il me semble, à transmettre cette peur, de façon intergénérationnelle. Et rien de bon ne peut en sortir.
C'est comme vouloir protéger des plantations avec l'emploi de pesticides. La solution est bien pire que le "mal" lui-même.
A vouloir dénoncer les errances, les esprits finissent par s'égarer dans des gouffres sombres.
Il est clair que bien des situations sont dramatiques, inacceptables, terriblement inquiétantes quant à l'avenir général de la planète. 
Oui. C'est indéniable.
Mais de les dénoncer ne signifie pas qu'elles doivent être les seules à être présentées. Ou alors, aucun horizon n'existe. Il n'est plus que ce "mur" gigantesque vers lequel l'humanité fonce, tête baissée, dans une inconscience coupable.
Il n'est plus temps non plus d'attendre que des entités étatiques prennent les problèmes à bras le corps. Elles en sont les principaux responsables. C'est comme demander à un virus de soigner le corps qu'il dévaste. Nous sommes le corps de l'humanité, nous, peuple de base, la masse, le nombre. Les virus, ce sont les pensées transmises, par éducation, par l'environnement social, par la connaissance de l'Histoire des peuples, par l'actualité de masse, des peurs insérées en nous, des peurs qui servent les Etats et qu'ils entretiennent.
Oui, les Etats ont besoin des peurs de la masse pour justifier leur agitation, leurs combats politiques et l'idée perverse de la démocratie, le droit et le devoir de choisir des Maîtres, là où ils devraient servir, le droit à établir des lois, à organiser les coercitions les plus profondes, non pas seulement par la législation mais bien plus intensément encore par les pensées. Tout cela dans un seul but : le maintien de la hiérarchie sociale, le renforcement constant de la pyramide, du sommet de l'Etat à la populace.

S'ils sont les "dirigeants", alors nous sommes des "dirigés". Et là, l'image prend une autre tournure. 

 
Le crachat dans le verre de bière, c'est la conséquence d'un système de pensées, une éducation séculaire, un inconscient collectif qui nous condamne à subir des peurs apprises et à dépenser tant d'énergie dans un combat personnel que l'existence prend l'image d'une lutte, agrémentée de quelques moments de paix. 
Alors, que faire ? 

 

Vivre en ermite, coupé du monde, se protéger de tout dans un isolement volontaire.
Et à qui cela servira-t-il, sinon à soi ? Et peut-on alors s'en contenter ? 

 

Vivre en ermite, au milieu du monde. En commenter l'évolution, qu'elle soit bénéfique ou néfaste. Et puis, au-delà des mots partagés, construire autour de soi le monde qui répond à nos valeurs. 
 

Et que dans ce monde, celui qui voudrait aller pisser puisse laisser sa bière sans aucune peur.

Il existe à l'échelle planétaire une peur millénaire : que les chefs ne soient pas à la hauteur des espoirs du peuple. Mais l'erreur principale n'est pas du fait de l'incompétence des chefs. L'erreur a été de croire que les chefs étaient des décideurs. De penser cela condamne l'individu à ne pas se considérer comme capable de mener son existence comme il convient et d'avoir besoin dès lors d'un "guide", d'un leader, d'un maître à penser et à agir. 

Mais il est impossible de ne pas avoir peur lorsque les pensées et les actes ne sont plus de notre ressort mais de celui d'instances supérieures. La structure pyramidale des sociétés modernes délivre inévitablement d'immenses peurs puisque l'intégrité existentielle de l'individu n'est pas reconnue.

Si je considère que j'ai besoin d'une instance supérieure, c'est que je n'ai pas confiance en moi-même, que je me sous-estime et qu'il m'est nécessaire d'être rassuré et protégé. Mais qu'en sera-t-il si l'instance supérieure n'y parvient pas ? La peur s'amplifiera encore et l'individu cherchera un autre Maître.

Le monde quotidien dans cette inquiétude sourde se trouve empli des peurs de tous, des méfiances et des rancoeurs, des colères et des désirs de révolte. Mais le conditionnement est si profond qu'aucune révolte ne renversera le paradigme. Il s'agira juste de choisir de nouveaux Maîtres. La pyramide ne s'effondre jamais au final. 

Je n'ai absolument aucun espoir quant à un changement de paradigme de façon volontaire et réfléchie. 

Il faudrait adopter le mode de vie des Indiens Kogis, par exemple. Il n'y a pas de pyramide mais une citadelle et chacun a la responsabilité d'en maintenir la cohésion. Le Clan n'est pas simplement la somme des individus mais une entité à part entière que chaque individu constitue et dans laquelle il prend forme. Ce qui signifie que chaque individu ne pourrait exister sereinement hors du clan mais que le clan n'aurait aucune cohésion si les individus ne s'y sentaient pas sereins. 

Nos sociétés modernes ont érigé le pouvoir individuel comme ciment de la pyramide. Mais ce pouvoir individuel est constamment mis en danger par la concurrence des autres, la soif de pouvoir de chacun. Dans ce monde compétitif, dans cette course vers la puissance matérielle, la peur est l'élement que chacun cherchera à amoindrir et si possible à anéantir.

Cette peur qui va conduire chaque individu à des comportements pervers, néfastes, destructeurs. 

Dans l'histoire de ce crachat, les deux individus souffrent du même traumatisme éducatif : "L'autre n'est pas moi."

Il n'existe qu'une situation qui puisse faire voler en éclat cet individualisme : la catastrophe, la rupture totale avec le quotidien. Qu'il s'agisse d'un drame familial ou d'un cataclysme naturel.

L'autre devient moi quand je souffre tout autant que lui. On voit cette solidarité humaine s'étendre parfois et envelopper d'amour ceux qui souffrent.

L'amour... Voilà ce qui manque.

Plutôt que d'attendre que la souffrance partagée rapproche les êtres, en espérant d'ailleurs principalement que rien de grave ne viendra briser l'illusoire quiétude, ne devrait-on pas apprendre à chacun cet amour en soi ? Cet enseignement de l'amour de soi et donc de l'autre ne devrait-il pas être l'élement essentiel de toute éducation ?

Si l'amour devenait le tuteur des êtres, un amour universel dans une sérénité totale et immuable, les peurs n'auraient pas lieu d'être et le consommateur de bière n'aurait pas peur d'aller se soulager et le client au comptoir n'aurait aucune idée malveillante envers cette bière puisqu'elle pourrait être la sienne et qu'il aime avant tout participer à la sérénité de tous pour que la sienne soit préservée.

Il ne s'agit pas de se sacrifier béatement à la volonté des autres pour que leur bonheur soit assuré, mais d'instaurer un équilibre respectueux entre l'autre et soi.

Je donne ce que j'attends aussi pour moi. Je donne l'amour dont j'ai besoin, je donne la paix qui me comble, je donne l'attention que j'aime recevoir.

Je donne tout ce que j'ai de plus beau pour que le plus beau des autres vienne à moi.

Le monde idéal serait celui où l'individu qui doit aller vider sa vessie n'a même pas besoin de demander à quelqu'un de surveiller sa bière. 

Personne n'aurait jamais l'idée d'y porter préjudice. L'idée même n'existerait pas. Puisque chacun ressentirait en lui une blessure envers lui-même. Puisque l'autre est moi. 

Et si je prolonge cette utopie au monde animal, au monde végétal, à la Terre entière, il devient impossible que des souffrances soient commises. 

Puisque la vie insérére est identique à sa source. 

L'énergie vitale qui anime ce poisson dans les mers australes est la même que celle qui est en moi. L'énergie vitale qui anime la sève des arbres est la même que celle qui anime le sang dans mes veines.

Tout est moi et je suis par conséquent également l'ensemble du vivant.

Nous sommes pourtant profondément désunis parce que profondément identifiés.

Se dire "humain" est déjà une scission, c'est déjà marquer une rupture, une hiérarchie.

Nous devrions nous dire simplement "vivant".

Je suis vivant. 

Tout comme les poissons qui meurent dans les filets dérivants, tout comme les agneaux saignés pour quelques côtelettes, tout comme les poussins broyés dans des machines, tout comme les millions de milliards d'êtres vivants sacrifiés pour ces quelques milliards d'humains qui se sont extraits du vivant.

Je rêve d'un monde où les humains n'existeraient plus. Puisqu'ils se nommeraient eux-mêmes les "Vivants". 

J'ai entendu tout à l'heure que plusieurs skieurs étaient morts dans une avalanche. Qu'en est-il des milliers d'animaux qui ont été égorgés aujourd'hui ? Eux aussi, ils étaient vivants pourtant.

"On ne peut pas comparer des humains et des lapins, c'est aberrant, ça n'est pas le même drame."

C'est d'avoir fini par le croire qui est un drame.

 

C'est étrange mais je ne sais plus quelle était la première pensée qui m'est venue en lisant cette histoire de bière mais je sais pas contre que l'arborescence de pensées qui s'est érigée ensuite, je suis incapable d'en retrouver l'ensemble. 

L'écrit conduit sur une branche mais combien de branches sont délaissées aussitôt ? Combien de pistes qui resteront inexplorées parce que la pensée doit être contrainte pour s'exprimer ? L'étendue de ce que les gens vont comprendre dépendra donc de ma capacité à exprimer le contenu d'une infime partie de l'arborescence.

Là, pour ce soir, je me comprends. C'est déjà bien... 

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