STALKER d'Andreï Tarkovski

 

Stalker

 

 

STALKER

 

Un film d'Andreï TARKOVSKI (1979)

« Dans un pays et une époque indéterminés, il existe une zone interdite, fermée et gardée militairement. On dit qu'elle abrite une chambre exauçant les désirs secrets des hommes et qu’elle est née de la chute d'une météorite, il y a bien longtemps. Les autorités ont aussitôt isolé le lieu, mais certains, au péril de leur vie, bravent l’interdiction. Leurs guides se nomment les «stalker», êtres déclassés, rejetés, qui seuls connaissent les pièges de la zone, en perpétuelle mutation… »

Je devais avoir vingt ans quand j'ai vu ce film.

Je n'avais pas lu le roman des frères Strougatski « Pique-nique au bord du chemin ». Je l'ai lu plus tard.

Je n'imaginais pas à quel point ce film allait me marquer. Et encore aujourd'hui, quarante ans plus tard. C'est étrange d'ailleurs comme il suffit d'une impression, d'une image, d'un son, d'une ambiance, du passage d'un roman. Et même, oh plaisir immense, de ce que parfois je parviens à écrire, pour réactiver la mémoire et que jaillisse le souvenir flou, étrange, presque onirique de ce film.

La lenteur est si présente, entêtante, hypnotique qu'elle en devient un rythme adoré. Il faudrait presque pouvoir regarder ce film dans un état de rêve ou accepter que le film génère lui-même cet état. Mais alors qu'est-ce qui rend, à mes yeux, ce film si fascinant pour que sa lenteur ne soit aucunement rédhibitoire mais une nécessité ?

Les images assurément, parce que je n'avais jamais rien vu de tel avant ce film. Chaque plan est une œuvre d'art.

C'est lorsque j'ai vu les films de Terrence Malick que j'ai enfin retrouvé la beauté infinie des images de Tarkovski. Et la dimension métaphysique, l'arborescence gigantesque que le récit génère dans l'esprit, parce que malgré cet état de rêve inhérent aux images, la recherche de sens est inévitable.

Il existe maintes analyses de ce film sur la Toile. Il faut savoir que Tarkovski a considérablement marqué l'histoire du cinéma avec cette œuvre. Et que beaucoup de cinéastes lui portent une estime immense.

Je lisais tous les livres de Krishnamurti à cette époque. « Se libérer du connu » ne me quittait pas. Quel est le rapport avec ce film ? Il s'agit là aussi de se libérer du connu, de ne rien chercher d'identifiable, aucune référence, aucune similitude parce que l'esthétisme est au-delà du connu. La quête du sens elle-même, si elle se tourne vers des références connues, crée une entrave, une enceinte, une limite. Il faut se laisser porter, comme on le fait dans un rêve qu'on ne maîtrise aucunement et dont on ne cherche pas à sortir. Je sais que j’ai cherché à saisir les messages durant le film mais je sais aussi que parfois, j’ai quitté la sphère intellectuelle, totalement, comme hypnotisé, avalé, absorbé par l’ambiance. J’ai lâché prise et c’est ce qui donne à ce film une puissance incomparable. Il ne s’agit pas d’un cheminement intellectuel mais avant tout d’une voie esthétique et cet esthétisme génère un état qui est au-delà de la réflexion. Et c’est là que le sens se révèle.

Alors qu'est-ce que j'ai compris de ce film, ensuite, quel sens lui ai-je donné ?

La chambre des souhaits est cachée dans un lieu interdit, un lieu qui pour être rejoint requiert d'accepter de vivre une exploration dangereuse, d'éviter de multiples pièges.

La quête du bonheur relève-t-elle de l'assouvissement des souhaits ? On peut le supposer. Mais encore faut-il que ces souhaits soient justes, c'est à dire honorables et qu'ils ne soient pas trahis par des souhaits égotiques et intéressés.

Dans le film, l'histoire d'un ancien stalker est évoqué. Il est mort pendant une exploration et son frère qui a pris la relève a décidé de rejoindre la chambre des souhaits pour demander la renaissance de son frère aîné et au final, il obtient une somme d'argent considérable. Et une fois que cet argent est en sa possession, il comprend que ce souhait caché était plus puissant que celui qui concernait son frère. Cette « impureté lui est insupportable et il se suicide.

Sommes-nous, au plus profond, des êtres purs ?

Une des questions que le film soulève.

La chambre des souhaits ne fonctionne que pour les plus démunis, ceux qui n’attendent plus rien, qui ont tout perdu, ceux qui ne connaissent plus que le malheur et qui ont abandonné tout espoir.

Le stalker est un homme torturé qui lutte pour donner un sens à sa vie. La zone, dangereuse et fascinante de beauté et de mystères, lui offre le lieu de son élévation.

J'étais amoureux des montagnes à cette époque, passionné par l'alpinisme. Une zone fascinante et dangereuse, une zone qui réclame des rituels, des techniques, des maîtrises, des apprentissages, une exploration qui cumule les déboires et les bonheurs, les doutes et les certitudes, les intuitions et les manques de lucidité, une zone qui élève et qui détruit, parfois.

Est-ce qu'il faut être un alpiniste pour aimer ce film ? Non, bien évidemment. Peut-être, par contre, faut-il considérer l'existence comme une exploration fascinante et parfois dangereuse et que l'acceptation du danger est une clause du contrat. La chambre des souhaits symbolise-t-elle l'objectif que l'on se fixe, au fil du temps, selon les circonstances ? L'essentiel ne serait-il pas dès lors de s'interroger à chaque étape sur la justesse de ce souhait.

Est-ce qu'il était juste et donc honorable que je risque ma vie pour atteindre un sommet ? Ce que je retirais de l'expérience compensait-il la menace ? Oui, je l'ai toujours pensé jusqu'au jour de la naissance de notre fille. Là, ce souhait n'était plus juste, ni honorable. Et j'ai arrêté.

Tarkovski ne parle pas de ça. Mais ce film m'en parlait.

Et c'est là toute l'extraordinaire richesse de l'art quand il atteint des sommets. Lui aussi.

Ce film parle de la foi, non pas la foi religieuse, mais de la foi en soi, la capacité à se transcender mais aussi à se contenir. Les trois personnages du film sont des êtres tiraillés, imparfaits, complexes. Nous le sommes tous.

Il s'agit de l'espoir aussi. L'espoir d'une vie meilleure, d'une vie accomplie, d'une vie utile, d'une vie qui transcende.

Est-ce qu'il est indispensable de s'engager dans des explorations redoutables alors que la contemplation d'un lac et de la verdure qui l'environne apaise autant que le sein d'une mère qui allaite.

La dernière fois que « Stalker » m'est revenu en mémoire, c'était devant un lac de la Creuse. « Que l'importance soit dans ton regard, non dans la chose regardée » écrivait André Gide. Voilà aussi ce que « Stalker » enseigne. Saisir la beauté et donc se libérer du connu, c'est à dire désapprendre ce que l'on sait pour regarder avec l’œil de l'enfant qui découvre. Regarde-t-on encore la nature ? Non pas uniquement un coucher de soleil, l'océan depuis la plage, une montagne enneigée mais également une goutte d'eau au bout d'un brin d'herbe, la traversée déterminée d'un scarabée sur le chemin, le vol déluré d'un papillon, est-ce qu'on écoute le silence, le souffle du vent dans les arbes, le chant d'un oiseau, le cristal du ruisseau. Non pas voir ou écouter en répétant un acte déjà accompli mais voir, écouter, sentir, toucher comme si c'était la première fois, comme lors d'une découverte, comme au premier jour de chaque chose. 

C'est ça pour moi « Stalker » au-delà de tous les mystères qui s'y trouvent, de toutes les images qu'il faudrait comprendre, de toutes les paroles qu'il faudrait retenir, pour les disséquer et en saisir le sens le plus infime. Il s'agit de se laisser porter. D'écouter les pas du « Stalker » dans le tunnel tapissé d’eau et de devenir ses pas.

« Stalker » est un voyage hors du temps, dans un espace inconnu, qu'il ne faut pas chercher à tous prix à cartographier au risque d'en perdre la magie.

Cet espace d'ailleurs est un personnage à lui tout seul, il a une existence, des sons, des couleurs, des silences : la maison du Stalker, le village, le bar, des images en noir et blanc, les usines, la voie de chemin de fer, puis la zone, les couleurs qui jaillissent, les forêts, les prés, un ruisseau, la mousse sur des roches, les tunnels où l'eau suinte continuellement, la salle avec les dunes de sable, les couloirs sombres, tout est d'une incroyable beauté, un esthétisme sidérant.

J'imagine Terrence Malick au cinéma, auscultant Stalker.

Un film que l'on trouve répertorié dans les registres fantastique, science-fiction, drame, aventure. On pourrait ajouter  mystique, ésotérique, philosophique. J’imagine Tarkovski adepte du panthéisme tant la nature est emplie de vie, d’esprit, une matière au-delà de la matière.

Un film des années 1970 où ne se trouve aucune image de synthèse, aucun humanoïde, pas d'effets spéciaux, aucune scène d'action, aucun combat, aucune explosion, mais une ambiance inconnue jusqu'alors et c'est ce qui explique l'aura qui entoure cette œuvre. Tarkovski disait d’ailleurs en parlant de « Solaris », un de ses films, celui qu’il aimait le moins : « Les stations orbitales, les appareils, tout cela m'agace profondément. Les trucs modernes et technologiques sont pour moi des symboles de l'erreur de l'homme. »

Effectivement, toute la technologie visible dans Stalker est dégradée, abandonnée, bringuebalante, en ruines, effondrée ou sur le point de l’être. Les empreintes humaines sont des dégradations. La nature garde par contre son aspect originel malgré tout ce qui la souille. La nature envahit, recouvre, dissout, inonde, délabre, démantèle, sa puissance prend sa source dans la patience qui est en elle. Rien ne lui résiste. Les constructions humaines sont périssables. Y chercher le sens de la vie, c’est se condamner à l’errance. Et il y a longtemps maintenant que l’humanité s’est égarée.

 

 

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