Les Kogis. (3)

 

SOURCE : www.voice-dialogue-sud.com

http://voicedialogue.sud.pagesperso-orange.fr/articles/VDS_48.pdf 

"Un jour quand nous aurons maîtrisé les vents, les vagues, les marées et la pesanteur, nous explorerons l’énergie de l’amour."

Pierre Theilhard de Chardin.

Parler, à quoi bon ?

La sagesse Kogi

Parler à quoi ça sert ? Est-ce vraiment utile ? C’est la question que nombre de personnes se posent, même, parfois, après des années de thérapie ou d’analyse.

Voici une réponse puisée dans la sagesse des indiens Kogis de Colombie. Le premier extrait vient de :

 “Kogis, le message des derniers hommes”,

 le second de :

 “Le chemin des neufs mondes”.

 Deux ouvrages d’Éric Julien, parus aux éditions Albin Michel. 

 

J’espère vous donner aussi le désir de mieux connaître ces hommes qui vivent à notre époque et ont gardé vivante une sagesse très ancienne qui pourrait, Éric Julien le met en évidence, nous être utile. C’est la teneur du troisième extrait venu lui aussi du livre “Le chemin des neufs mondes”.

Jusqu’à quand leur tradition pourra-t-elle survivre avant d’être balayée par notre monde “moderne” ? La question est d’actualité.

 

Extrait 1. Le lieu de parole, la loma. Le lendemain, nous partons rejoindre la loma, sorte de lieu qui peut être d’usage collectif ou plus spécifiquement réservé à un seul mamu (chaman en langage Kogi). C’est là que les Kogis pensent le monde et équilibrent ses énergies, le soignent. C’est là que les mamus essaient de mettre en harmonie les pensées, les actes et les lieux. La loma de Marco

est à quelques centaines de mètres de l’endroit où nous vivons avec sa famille, perdu dans un bosquet épais, au pied d’une falaise. Pour s’y rendre il faut suivre un raidillon discret, passer une arête de pierre et redescendre dans une petite forêt de bambous. Entre le pied de la falaise et un curieux rideau de végétation qui baigne l’endroit d’une lumière verdâtre, on distingue l’entrée d’une grotte, sorte de passage vers l’autre monde, celui des esprits et des énergies. Devant l’entrée, plusieurs pierres sont disposées en arc de cercle. On dirait un temple naturel où convergent les énergies du ciel et de la terre. À notre arrivée, Santiago dégage l’entrée de la grotte masquée par d’épaisses dalles de pierre. Chacun choisit une place d’où il ne bougera plus pendant des heures. Immobile, entre soi et soi. Sous la direction de Marco, nous commençons à penser le

monde, nos actes, le chemin qui nous a menés jusqu’ici, les intentions qui nous ont animés, ce que nous allons faire demain, la façon dont nous allons le faire. Nous commençons à penser en chargeant notre Seiwa. (Petit objet symbolique)

“Quand on apprend, il faut parler, expliquer à quoi on pense, aujourd’hui, hier, sur le chemin, dire ses intentions. L’énergie fonctionne avec les intentions. C’est pour cela que nous travaillons avec les mamus, nous faisons tout ce travail

spirituel de la pensée. Quand on va voir un mamu, on va là où on se confesse, dans un lieu spécial et on commence à parler. C’est la première chose

que l’on fait avec ceux qui viennent nous voir, dire ce qu’ils pensent, ce qu’ils ont fait avant de venir, parler”, me glisse doucement Manuel, avant de s’installer à mes côtés. Parler, bien sûr, n’est-ce pas ce que me rappelait encore Marco il y a peu ? Les séances peuvent durer de quelques heures à plusieurs jours. Il s’agit pour le mamu de travailler le Seiwa des hommes ou des femmes qui viennent le solliciter. Un Seiwa est une sorte d’assurance entre les énergies du vivant, la conscience que nous en avons, et la façon dont nous l’incarnons dans notre vie et à travers nos actes. Un Seiwa enregistre les énergies, en garde une trace qui sera à la fois portée par son propriétaire et gardée dans la loma du mamu avec lequel vous avez travaillé.

No 48

Novembre 2008

SOURCE : www.voice-dialogue-sud.com

Un Seiwa se conserve toute une vie, comme le reflet du chemin de chacun vers la conscience et l’éveil. Aller à la loma est un travail d’endurance, de patience, certains diraient de méditation. Il faut parler tout haut pour exprimer ses pensées, parfois cheminer seul dans son coeur et son esprit. Au bout de plusieurs heures, les membres s’engourdissent, le moindre détail de la loma s’inscrit dans la tête et dans le corps. Les pierres, les arbres, les odeurs, l’ambiance de l’air, chaude, brûlante, puis plus fraîche qui annonce la fin de la journée. Peu à peu, au-delà de la douleur, du temps qui passe, l’esprit s’échappe, se fond avec le lieu, en épouse les formes et l’énergie. Imperturbable, quasiment immobile, Marco guide le travail en s’appuyant sur une étrange céramique ronde, sur laquelle sont gravés plusieurs motifs. “Une sorte de carte pour guider notre travail”, me dira-t-il. “C’est le grand-père de mon père qui me l’a transmise.” Après de longues heures passées à la loma, Marco tend la main pour récupérer les petits objets symboliques qu’il a confiés à chacun à notre arrivée. Ces objets doivent être “baptisés”, pour être accueillis dans le monde des vivants. Au fur et à mesure de la journée, ils se sont chargés de l’énergie de chacune des personnes présentes. Ils représentent une sorte de condensé de leurs pensées. Chacun en a reçu deux. L’un va rester propriété de la personne qui l’a travaillé. Il reflétera son énergie et ses pensées tout au long de son existence. L’autre va rester là, confié à l’esprit de la mère, dans une chrysalide vide, délicatement déposée au fond de la grotte. Marco récupère les quelques objets et se faufile dans un boyau qui disparaît sous la terre. À la lumière du jour, le fond de la grotte dévoile une multitude de chrysalides saisissantes, ici, se trouve concentrée une partie de la pensée du peuple

Kogi.

Extrait 2 : Verbalisation, gestion du non-dit et anticipation des déséquilibres  dans la culture des Kogis

 

Les Kogis attachent une attention particulière à la verbalisation, à la gestion des conflits et autres tensions portées par le groupe. Il y a tension, conflits, lorsque l’énergie (la parole, le souffle...) ne circule plus, lorsque les règles ne sont plus acceptées, respectées et mises en pratique, lorsque le profane envahit et domine le sacré. Tous les Kogis n’acceptent pas les règles et les contraintes des “lois de la mère”. Certains peuvent choisir de ne pas les respecter, voire de les rejeter, ce qui, pour les membres de la communauté, constitue un délit majeur. Entendons nous bien : pour les Kogis, les lois universelles de la terre mère sont des lois vécues de l’intérieur qui garantissent l’équilibre et la continuité de la vie.

La survie de la communauté, son équilibre, passe par leur respect, un respect qui s’incarne dans une attitude, une posture “juste” par rapport aux êtres et au monde. Que cette posture de partage, d’écoute et de respect ne soit plus vécue et mise en pratique et c’est l’ensemble de la communauté qui se trouve menacée. Les personnes concernées vont alors être invitées à parler, puis à parler encore, et ce, afin de pouvoir identifier l’origine de ce manque de respect, de ce déséquilibre.

“Les personnes concernées vont voir le mamu et lui demande si elles peuvent parler, échanger avec lui. Elles lui demandent alors d’être interrogée sur leurs derniers actes et les pensées qui les animaient lorsqu’elles les ont réalisés. C’est le mamu qui dirige cet échange. (...)”

C’est le respect des lois de la communauté qui évite la domination de l’individualisme, de la compétitivité, du non-dit et de la souffrance. Individus, familles, clans, communauté, à chacun de ces niveaux sont mises en place des procédures de verbalisation et de gestion des déséquilibres qui permettent

d’éviter les ruptures et d’accompagner les membres du groupe dans les changements auxquels ils se trouvent confrontés.

S’il y a un point qui différencie nos sociétés occidentales de celle des Kogis, c’est bien celui de la verbalisation, de cette préoccupation permanente d’éviter les noeuds, les blocages, les non-dits qui déséquilibrent les hommes et les

organisations. Cette volonté de faire circuler les mots, les énergies, les

émotions, comme la terre qui se doit d’assurer la circulation de l’air, de l’eau, des

courants et de l’énergie.

La non verbalisation entraîne la cristallisation de la colère, de la peur, de la souffrance, une cristallisation qui s’auto alimente jusqu’à la rupture.

 

Là où les Kogis essaient d’anticiper ces ruptures, nos sociétés les subissent.

Dans nos sociétés occidentales (entreprises, familles, organisations entendues au sens large du terme), il est très difficile pour les acteurs concernés de dire et de verbaliser leurs sentiments, peurs, limites, enjeux.

Manque d’humilité, lâcheté, ignorance, colère, jalousie, parfois même indifférence, parce que non identifiés et non gérés, la diversité des sentiments humains nourrit et déforme les relations jusqu’à provoquer des déséquilibres majeurs qui peuvent s’incarner soit dans des conflits larvés ou violents, soit

dans la création d’espaces de “non-dits” rapidement nourris par les interprétations, projections qui amplifient les phénomènes et les rumeurs.

Apprendre à identifier ces situations personnelles ou collectives, reconnaître les sensations, émotions, enjeux, sentiments qui les font vivre, leur origine profonde, le contexte dans lequel elles s’inscrivent, les verbaliser, les exprimer, les

partager, les gérer et gérer les réactions que cela peut susciter représente sans doute l’un des enjeux majeurs de nos sociétés occidentales. (...)

Encore et toujours dire, partager, faire circuler pour préserver l’équilibre du tout, du groupe et de l’individu.

 

Extrait 3 : Si l’on pouvait résumer quelques uns des axes de réflexion, quelques unes des passerelles qu’il doit être possible d’établir entre la culture Kogis et nos sociétés, j’en retiendrais six.

 

1. Chaque individu doit être reconnu comme faisant partie d’un tout.

 Chez les Kogis, à travers sa fonction, son rôle par rapport à la communauté, chacun a sa place. À ce titre, chacun a droit à la parole. Dans une telle société, il ne peut pas y avoir d’exclus ; pour fonctionner de manière équilibrée, le système a besoin de l’ensemble de ses composantes, même celles qui ne seraient pas forcément dans la norme, puisqu’elles renseignent le système sur la norme.

Cette reconnaissance et le respect associé sont fondateurs de l’identité de chaque membre de la communauté. Chaque partie du système me reconnaît comme étant une partie nécessaire pour le fonctionnement du tout.

2. La notion de faute, présente dans les sociétés occidentales, est totalement inexistante.

Il s’agit plus de déséquilibres physiques, psychologiques, sociaux, qui, une fois rétablis ne sont pas portés comme des sentences tout au long d’une vie.

3. Le monde est compris comme un tout vivant et fragile dont les composantes sont en permanente interaction, ce qui oblige chacun à se sentir responsable de l’ensemble. Ce sont les liens de l’expérience sacralisée qui réunissent l’ensemble et lui donnent sens. Ce monde ne sépare pas, il réunit. La nature

entière y est incluse : animaux, maïs, fleurs, nuages, pierres... Quand les Kogis se présentent en disant “Nous sommes des Kagabas...”, c’est à cet ensemble, ce tout, qu’ils font référence.

4. Les problèmes, les difficultés doivent être formulés pour éviter les non-dits qui nuisent à l’harmonie des êtres et des lieux.

 Ce travail de “confession”, de verbalisation du corps au coeur, puis à l’esprit et à la parole, se doit d’être réalisé tant sur le plan des mots que sur celui du coeur et de l’énergie.

 

5. L’interrelation, l’interdépendance lient les connaissances conceptuelles et expérimentales, coeur, conscience et esprits, hommes, nature et objet. Tout est équilibre entre un ensemble de composantes vivantes qui ont chacune un rôle et une fonction. L’ensemble ne fonctionne que parce que chacune des parties est reliée aux autres et remplit au mieux son rôle.

 

6. Leur système de compréhension du monde est un système fragile qui se doit d’être préservé et entretenu.

C‘est pourquoi ce même système permet de gérer en permanence les problèmes de pouvoir et de dogmatisme liés à tout groupe social structuré autour d’un projet collectif. De fait, leur système est en permanente évolution, et ce, afin de maintenir un équilibre subtil entre les forces internes et externes qui interagissent sur leur société où le changement, la confrontation des contraires et des subjectivités sont vécus comme des composantes essentielles de la vie.

 

 

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