TOUS, SAUF ELLE : Anticipation

Je relis le tome 2 de ma trilogie "Tous, sauf elle", la suite de "Les héros sont tous morts".

Je me rends compte à quel point, cette anticipation paraît de plus en plus probable.

Il m'arrive régulièrement de tomber sur des articles qui en développent certains aspects : crise financière, risque pétrolier, démographie, dépendance et perte de la souveraineté des Etats, pandémie, risques climatiques, catastrophes naturelles, menaces technologiques liées à internet, menaces nucléaires, embrasement au Moyen Orient etc etc etc...

On peut se dire que ce sont des délires paranoïaques, on peut se dire que c'est de la fiction, que c'est de l'amusement, que c'est à la mode, on peut se dire que l'humanité sera plus forte que toutes les menaces qui pèsent sur elle. On peut imaginer tout ce qu'on veut. 

Il n'en reste pas moins que l'exemple du Titanic reste à mes yeux une leçon indiscutable.

 

 

TOUS, SAUF ELLE

CHAPITRE 48

Théo était rentré à la ferme dans un état de rage que Laure ne lui connaissait pas. Il lui raconta la journée. Un appel téléphonique anonyme, une altercation dans un coin malfamé de Grenoble, une banlieue connue pour ses dealers, ses vendeurs d’armes, les vols à l’arraché, les bandes organisées qui luttaient pour un coin de rue, les règlements de compte qu’on ne comptait plus, les bagnoles cramées à la moindre occasion, les agressions de pompiers et des services du SAMU, les magasins vandalisés, les pharmacies qui redoublaient de systèmes de sécurité pour ne pas être braquées. Cette fois, il s’agissait d’un tabassage. Une bande de jeunes. Ils avaient pris un adolescent handicapé mental pour cible. Dans un parc, au pied d’un immeuble. Son père l’avait laissé quelques minutes sur un banc pour remonter chercher son portable dans un appartement d’une tour, une de ces cages verticales où se côtoie difficilement une population bigarrée. La bande avait agressé l’adolescent trisomique, juste pour le plaisir de la violence. Le père avait accouru en entendant les cris de son fils. Lui aussi avait fini par succomber à la meute. Des témoins s’étaient enfuis, un seul avait eu la présence d’esprit d’appeler la police. Le temps d’arriver sur les lieux, les deux victimes gisaient inconscientes, les visages tuméfiés, côtes brisées, un coup de poignard au bras du père. Vol d’un portefeuille et du portable, des clés de l’appartement et de la voiture. Personne n’avait voulu témoigner. Les flics arpentaient les appartements dont les fenêtres donnaient sur les lieux du délit.

« Tu vois, Laure, c’est ça l’avenir de ce monde. Des bêtes furieuses et des lâches qui se terrent, de peur des représailles, incapables de comprendre que l’unité les protégerait. Lorsque le chaos surviendra, il sera impossible de maintenir l’ordre dans les rues. Les bandes tiendront les quartiers, comme des zones sans droit et les braves gens prieront pour ne pas être la prochaine cible. Ces jeunes sont les pires, ils n’ont aucun frein à leurs instincts de tueurs, il n’y a aucun cadre éducatif et même chez eux, dans leur famille, certains font la loi alors qu'ils sont mineurs. Quand ça n’est pas les pères qui mènent les bandes. Et c’est comme ça dans toutes les grandes villes de ce pays. Pas seulement ici. Il suffit de lire les comptes-rendus de tous les collègues. Si les médias se mettaient à relater le nombre d’actes violents quotidiens en France, elles n’y parviendraient même pas. Je te parle des banlieues mais c'est partout pareil en fait. Les faits divers avec violence, je t'en trouve cinquante par jours en France dans les archives de la gendarmerie. Et beaucoup sont très violents. Et les armes à feu sont présentes. Il faut voir les raisons aussi et c'est effrayant. Un gars qui se fait tabasser à mort devant ses enfants pour une place de parking, un mari qui cherche à enterrer sa femme vivante dans une soirée alcoolisée, un retraité qui abat au fusil de chasse le propriétaire du chien voisin qui avait apparemment dézingué son chat, des jeunes qui torturent et violent une vieille dame pendant quinze jours, un gars qui abat ses deux enfants et sa femme pour qu'ils ne le quittent pas, des agressions de femmes seules en pagaille, violences conjugales, maltraitance des enfants, pédophilie, des viols, encore et toujours des viols. Tu n'imagines pas le nombre.

Sans parler des femmes qui ne disent rien de leurs souffrances. Tout ce qu'on ne sait pas et qu'on découvre trop tard et pire encore quand ça n'a pas été pris au sérieux, quand il y a eu un déni de cette souffrance, quand les flics eux-mêmes ou la justice ne font pas leur boulot. Parfois, ce monde me révulse. La plupart des hommes sont des pourritures. »

Elle l’avait enlacé sans parvenir à le libérer de sa tension musculaire. Elle avait eu l’impression de serrer dans ses bras un lutteur en action.

« Je ne bosse pas demain. Je fais une pause. Si j’étais payé à l’heure, je serais millionnaire. Il faut que je te montre quelque chose. 

-Maintenant ?

-Non, demain. »

Elle ne chercha pas à élucider le mystère. Demain n’était pas là.

Elle l'invita à prendre une douche chaude et lui proposa un massage.

« Je me sens déjà mieux rien qu'à y penser, » lança-t-il, en l'embrassant.

Lumière du petit matin, soleil levant au-dessus de la chaîne de Belledonne. Ils étaient assis, côte à côte, sur le banc de bois, adossés au mur en pierre, face aux montagnes.

Rien. Pas de parole. Juste les regards qui dérivent lentement. Fascinés.

Il lui avait pris la main.

Il lui avait dit que personne de son entourage professionnel ne connaissait ce qu’elle allait découvrir, que personne n’avait idée de son engagement dans cette dimension du survivalisme.

Une voix froide et pourtant hésitante.

« Je n’ai pas envie de passer pour un déglingué ou de devoir me justifier pendant des plombes... avec des gens qui n’ont aucunement réfléchi au problème et qui vont balayer tout ça... en se foutant de ma gueule. »

Il l'avait invitée à se lever en tendant la main et l'avait entraînée vers cette vaste grange qu'elle n'avait jamais visitée. Théo avait libéré deux cadenas volumineux puis il avait ouvert le lourd panneau fermant le bâtiment.

Laure avait imaginé un intérieur agricole, un sol en terre battue, des rangements à outils, des matériaux de construction pour la rénovation de la ferme. Elle ne s’était pas trompée sur le matériel conséquent qu’elle identifia rapidement mais elle avait totalement faux sur l’aménagement lui-même.

Le hangar était parfaitement habitable. Une dalle de béton, d’un bout à l’autre des murs habillés par des panneaux de contre-placage. Une propreté totale. Rien à voir avec une simple grange de ferme. Cinq fois la surface de son ancien appartement. On aurait pu y ranger plusieurs véhicules mais l’aménagement ressemblait davantage à un lieu de vie qu’à un garage. Elle remarqua pourtant l’absence de fenêtres. Seul le panneau coulissant sur un rail métallique servait d’ouverture. Un énorme stock de bois de chauffage au fond du bâtiment. Un tréteau, un billot, une hache, une scie. Et des outils de toutes tailles. Elle reconnut même une bétonnière et des sacs de ciment. De multiples rangements, étagères, établis, armoires métalliques, un immense panneau d’aggloméré fixé sur un pan de mur et présentant tout l’outillage du bricoleur passionné, impeccablement rangé : tournevis, pinces, marteaux, tenailles, un poste à soudure, des tiges d’acier, des parpaings soigneusement empilés, des néons au plafond, au-dessus de chaque zone de travail…

L’impression qu’il lui faudrait plusieurs heures pour identifier la totalité des objets entreposés. Une caverne d’Ali Baba.

Théo lui prit la main et l’entraîna vers un escalier qui montait à l’étage. La structure s’appuyait contre un des pignons, une rampe épaisse, des marches ajourées. Elle regarda Théo tirer un brin de corde qui passait par un trou au sommet de l’escalier, un lien qui passait dans un système de poulies fixées au mur. Une trappe s’ouvrit, un panneau assurément pesant au regard de l'effort.

Il la devança et lui tendit la main.

Elle déboucha dans une immense pièce. Des fenêtres étroites puisaient la lumière et répandaient sur le plancher des rais flamboyants. Elle le suivit au centre de la pièce. Des placards mélaminés blancs aux portes étiquetées : bocaux, conserves, céréales, légumineuses, produits lyophilisés, fruits secs, ustensiles de cuisine, pharmacie, outils, piles, bougies, lampes frontales… Une table, des chaises, un buffet, une armoire, un plan de travail, un évier et une cuisinière à bois comme celle que possédait sa grand-mère. Elle lui demanda comment il avait pu hisser une telle masse de fonte à l’étage.

« Je l’ai passée par le toit. J’avais enlevé une partie des tôles, juste assez pour que ça passe. On a profité du camion-grue que j’avais loué pour le shelter. C’était chaud mais avec Raymond, on avait bien préparé l’affaire et on s’en est bien sorti. 

–Rien ne t’arrête en fait, lui lança-t-elle, admirative.

–Non, rien, » répondit-il.

Elle trouva l’intonation étrange, presque sombre, mystérieuse, comme si ses quelques explications n’étaient rien au regard de la suite. L’impression que Théo luttait, intérieurement, un conflit majeur, une rupture dans un contrat personnel.

« Il faut que je te montre la suite, Laure. Cette pièce n’est pas un lieu de vie comme un autre. C’est mon bunker. Tu vois ce plancher, je l’ai doublé et entre les deux surfaces, j’ai mis des tôles et c'est pareil dans toutes les cloisons. Si quelqu’un voulait tirer à travers, les balles ne passeraient pas. Je voulais avoir un deuxième lieu de survie, un poste de guet contenant également tout le nécessaire. Ici, à l'étage, c'est le mirador.»

Une insistance respectueuse dans la voix. De la gravité dans le regard.

« Les quatre fenêtres n’existaient pas, je les ai ajoutées et elles permettent d’observer et de couvrir la totalité du terrain. Personne ne peut s’approcher sans être vu. »

Il s’approcha d’une vaste armoire métallique. Comme celle d’un vestiaire sportif. Il prit une clé suspendue à un clou et libéra un cadenas.

Quand il ouvrit les deux panneaux, elle se figea.

Une panoplie de fusils, des cartouches, des armes de poing, une machette, un ensemble de poignards.

C’est là qu’elle eut peur, une peur viscérale. Tout ce qui était écrit dans le cahier. Tout ce que ça impliquait. Théo avait tout planifié.

« Est-ce que tu sais tirer ? » demanda-t-il, sur un ton froid.

Elle ne comprit pas immédiatement la question.

« Est-ce que tu sais te servir d’une arme à feu, Laure ? »

Un bunker. Il avait parlé d’un bunker. Elle avait cru qu’il souhaitait simplement s’isoler, se protéger du monde extérieur. Elle comprenait avec une brutalité sauvage qu’il projetait bien pire.

« Il n’y a que Raymond qui sait ce qu'il y a ici. Et toi maintenant. Est-ce que tu sais tirer, Laure ? »

–Que va-t-il se passer, Théo ? demanda-t-elle.

Les yeux de Figueras brillaient au fond d’elle. Le rêve vibrait dans ses fibres.

« Est-ce que tu sais tirer ? » répéta Théo, en la regardant fixement.

Elle s’approcha du râtelier et libéra un fusil à lunettes.

Théo, intrigué, l’observa sans un mot.

Laure étudia les diverses boîtes de cartouches rangées sur une étagère et se servit.

Deux balles.

Elle les inséra dans l’arme, sans aucune hésitation.

Elle s’approcha d’une fenêtre et l’ouvrit.

Théo cherchait à comprendre mais décida de ne pas intervenir. Il prit les jumelles Bushnell, suspendues à une poutre, et ajusta la mise au point.

« Le premier poteau en bois, à droite de la barrière métallique, » annonça Laure.

Quatre cents mètres de distance. Théo observa la prise en main du fusil, l’ajustement de la crosse sur l’épaule, le positionnement du corps, l’ancrage au sol, l’orbite venant s’appuyer sur l’œilleton de la lunette de visée.

Elle savait tirer. Une évidence. Il observa son visage. Une concentration totale, un instant suspendu, hors de portée du monde extérieur, l’ataraxie émotionnelle du tireur, l’enceinte attentionnelle qui limite le monde à une cible.

Il vit l’interruption du souffle, l’arrêt du mouvement thoracique. Deux secondes d’immobilité totale.

Le coup partit. La balle traversa le sommet du poteau et se ficha dans le sol.

Éjection de la douille. Théo scruta chaque geste. Elle connaissait parfaitement l’usage de cette arme.

Laure reposa l’œil sur la lunette de visée.

« Troisième poteau à droite. Il y a un nœud, une tâche sombre, » annonça Laure.

Théo eut à peine le temps d’ajuster les jumelles. La balle se ficha comme au cœur d’une cible. Une pièce de vingt centimes.

Il sentit jaillir alors en lui une joie ineffable, la certitude absolue du cadeau inestimable d’avoir rencontré son âme sœur et l’expression le surprit. Un message venu d’ailleurs, un rêve qui aurait pu croupir dans l’illusion jusqu’à sa mort.

Regards croisés.

Laure esquissa un sourire et son visage se détendit.

« Lorsque j’étais à l’université, je suis entrée dans l’équipe de biathlon féminin. J’ai fait de la compétition au niveau régional puis finalement j’ai choisi le trail. J’adorais le tir tout autant que le ski mais j’étais trop indépendante et solitaire pour supporter l’encadrement, au grand dépit de mes entraîneurs qui me prédisaient une belle carrière. »

Elle éjecta la douille.

« C’est une arme efficace. 

–C’est un Remington 700, pas du tout le fusil de biathlon.

–Oui, je sais, Théo. Portée de neuf cents mètres. Cartouches 308 Winchester.

–Et tu tiens ça d’où ?

–Mon entraîneur était un passionné. Et nous étions assez…proches. »

Elle détourna la tête. Il n’insista pas. Un passé qu’il ne souhaitait pas connaître.

« Et comment tu es arrivé à posséder un tel arsenal ? demanda-t-elle en désignant l’armurerie.

–Les banlieues regorgent de fusils et d'armes en tous genres. La guerre dans l’ex-Yougoslavie avait déjà éparpillé un stock conséquent mais maintenant, ça vient de partout et c'est un marché florissant et varié. On trouve tout ce qu’on veut dans les grandes agglomérations françaises. Entre Marseille, Grenoble et Lyon, je n’ai aucun mal à m’équiper. Ce soir, si tu veux, je te trouve une Kalachnikov avec cinq mille cartouches. Aucun problème.

–Tout au black, je suppose. »

Il acquiesça.

« Celui-là m’a coûté mille cinq cents euros avec mille cartouches.

–Et tu penses que tu auras à t’en servir un jour, ici ?

–C’est possible.

–Quand ?

–Entre demain ou jamais. Si le chaos ne monte pas jusqu’ici. »

Elle pensa à ses parents et se surprit à n’identifier aucune autre personne à laquelle elle tiendrait.

« J’aimerais te raconter un rêve, Théo, un rêve particulier. 

– Tu sens la vie dans les arbres, Raymond m’a dit que tu avais une très bonne énergie avec les plantes, les biches ne te craignent pas, tu m’as... il chercha ses mots... entraîné dans une dimension amoureuse et spirituelle que je ne connaissais pas et dont j’ignorais en fait l’existence, tu lis dans les pensées ou dans les émotions, tu as guéri Fabien même si tu ne veux pas le reconnaître alors tu sais, quand tu me dis que tu as un rêve étrange à me raconter, je n’imagine même pas que tu puisses avoir d’autres sortes de rêves que des rêves étranges. »

Ils retournèrent à la maison et Théo écouta.

« Impressionnant, commenta-t-il. Je n'ai jamais fait de rêves de ce genre, et tant mieux. Je pense que ça me mettrait la tête à l'envers. J'aimerais bien le rencontrer ce Figueras.

– Il te plairait sûrement. »

Laure décida de poser une question. Un doute qui la troublait depuis sa lecture du cahier de Théo.

« Je ne te l’ai pas dit mais j’ai lu une bonne partie de tes cahiers de survie. »

Théo la regarda, une inquiétude sourde au creux du ventre. Cette peur ancrée d’être abandonné, une nouvelle fois.

« Que feras-tu lorsque le chaos surviendra ? » demanda-t-elle.

L’expression l’étonna. Il n’aurait pas imaginé que Laure ait pu être convaincue, elle aussi, de l’imminence du désastre.

« Est-ce que tu resteras flic ou est-ce que tu quitteras ton poste ? »

Il n’hésita pas une seule seconde.

« Les flics qui voudront jouer aux héros ne vivront que quelques heures ou quelques jours. Moi, je veux tenir le plus longtemps possible. Et c’est ici que ça se fera. Avec toi, si tu le souhaites.

–Et tes collègues ? Fabien et les autres ?

–Je ne peux rien pour eux. Et ils ne me croiraient pas si je décidais de les prévenir.

–Et tu penses vraiment que nous deux, ici, on peut survivre à un tel bouleversement ?

–Bien plus en tout cas qu’en espérant une quelconque survie dans les villes.

–Et mes parents ? »

Elle s’attendait à un temps de réflexion mais Théo répondit immédiatement.

« J’y ai déjà pensé, Laure. Ton père était militaire et ta mère infirmière. Deux personnes qui peuvent être utiles ont leur place ici. C’est à eux de décider.

–Et les réserves de nourriture ?

–Il y a un aliment qui n’est pas en rayon mais qu’il faudra aller chercher. Et il faudra de bons tireurs.

–Les animaux ?

–Oui. Chevreuils, sangliers, cerfs, chamois. Je sais que tu ne manges pas d’animaux. C’est toi qui décideras mais en temps de guerre, tout ce qui nourrit est à prendre. Et nous serons en guerre. 

–Une dernière question. Je n’ai aucune connaissance sur le sujet et même si je lis tes cahiers tous les jours, je n’ai pas trouvé de réponse. C’est quoi le nouvel ordre mondial ? 

–  Soit le délire d’esprits paranoïaques, soit une vérité terriblement bien cachée. C’est comme pour Dieu, en fait. Tu peux refuser de croire en son existence ou décider de l’honorer mais aucun de ces choix ne t’assurera d’une quelconque certitude. Des centaines d'heures de lectures m'ont convaincu de l’existence de cette entité qu’on appelle le nouvel ordre mondial et je vois dans son organisation la puissance de certains maîtres, des puissants, des privilégiés, des gens ultra-riches, désignés par héritages, de génération en génération. Ceux-là ne sont pas nés avec une cuillère d'argent dans la bouche mais avec une mine d'or. Le peuple qui vote et se croit décideur de son destin ne sait rien des vrais dirigeants. Les maîtres réels vivent dans des sphères inaccessibles. Avec comme projet principal et commun la pérennité de leur puissance, quel qu’en soit le prix pour le reste de l’humanité.

–Jusqu’à fomenter une disparition partielle du groupe humain ?

–Ces maîtres ne voient pas en nous des êtres vivants mais les ouvriers de leur puissance. Ce dont ils ont besoin, c’est d’une population globale obéissante. Mais si l'humanité, elle-même, devient le problème principal, c'est l'humanité qu'il faut réduire. Ils ne vont pas chercher à résoudre les problèmes mais à supprimer leurs auteurs. »

Elle ne répondit rien. La consternation se mêla au dégoût.

« Les hommes sont comme les pommes ; quand on les entasse, ils pourrissent. » Je ne sais plus qui a dit ça, Mirabeau, je crois mais c’est bien d’actualité. Il était en avance sur son temps, ajouta-t-il.

–Un flic cultivé. Tout est devenu effectivement possible en ce monde. »

Il s’approcha et l’enlaça.

« Si ça peut te convaincre de rester avec moi, je suis prêt à lire l’intégralité de l’encyclopédie universalis. »

Ils restèrent silencieux, dans les bras l’un de l’autre.

« Si j’avais pu imaginer que cette mallette me mènerait jusqu’à toi, je l’aurais ramassée sans penser à autre chose, murmura-t-elle.

–Et tes Indiens Kogis alors ?

–Je te rappelle qu’ils n’ont pas voulu de l’argent.

–Et je leur donne raison. Leur liberté et leur intégrité sont bien plus importantes. C’est ce que la majorité du monde a oublié. »

CHAPITRE 49

Le visage de Tian. Louna ne l’avait jamais vu aussi marqué. Il ruisselait de sueur.

« Allume la télé, Louna ! » lança-t-il, en laissant tomber son sac.

Il sortit son smartphone de sa poche et lança une recherche.

« Qu’est-ce qu’il y a, Tian ? demanda-t-elle en cherchant la télécommande.

–Un attentat, une voiture a foncé dans la foule sur le boulevard Haussmann. Elle a roulé sur le trottoir, il y a des morts, des ambulances et des camions de pompiers dans tous les sens, partout, la police, c’était la panique. »

Flash d’informations, émissions suspendues, des journalistes sur place.

Tian et Louna découvrirent l’impensable. Des corps étendus sur le trottoir, des toiles blanches, des dizaines de policiers, des secours, des barrières, les sirènes.

« Comment tu sais ça ?

–J’étais entré dans un bar, j’avais envie d’un café et la télé était allumée. Deux flics sont intervenus et ont descendu le terroriste. On ne connaît pas encore le nombre de morts ni celui des blessés. Mais une trentaine de personnes au moins. Tous les hôpitaux de la ville sont en alerte. La circulation est bloquée, c’est le merdier. »

Tian et Louna laissèrent le poste allumé et tombèrent dans une totale sidération. Le bouleversement des pensées les mura dans le silence.

Tian se leva et récupéra son sac. Il l’ouvrit et en sortit deux pièces métalliques, noires, la taille d’une baguette de batterie. Il en prit une dans la main, la serra fermement et d’un geste sec vers le bas, il en libéra la totalité dans un claquement sec.

« C’est une matraque télescopique de défense, Louna, et je voudrais vraiment que tu la gardes avec toi, en permanence. Tu comprends pourquoi maintenant. Même si dans le cas de cet attentat, ça ne t’aurait servi à rien. Mais un terroriste avec un couteau, tu auras une chance de plus, tu sais te battre. 

–Tu en as une aussi ?

–Oui, et j’ai acheté deux couteaux. Il faut qu’on s’entraîne, Louna. Il le faut absolument. J’ai acheté également de quoi constituer deux sacs de survie. »

Elle ne répondit rien cette fois, ne se moqua pas, ne détourna pas la conversation. Mais elle eut immensément envie de pleurer.

« Cet attentat, Louna, aussi terrifiant soit-il, ça n’est rien du tout comparé à ce dont je te parle depuis des semaines. Même si sur le coup, c’est difficile à imaginer. Et il y en aura d’autres. Des terroristes, y en a plein en France, d’anciens combattants de Daesh, de faux migrants qui ont réussi à passer les contrôles qui de toute façon ne contrôlent pas grand-chose et je ne te parle pas des tarés qui vont se croire investis d’une mission divine. C’est comme un virus, ça se propage et plus il y aura d’attaques, plus ça excitera les dingues. »

Là, elle ne put retenir le flot de larmes.

...

« Voilà, je ne sais rien d’autre. Les collègues cherchent à identifier le gars, ils vont trouver."

Ils avaient discuté de l’attentat. Théo disposait d’informations que les médias ne pouvaient connaître et Laure l’avait écouté. Les bras croisés sous sa poitrine, comme enlacée par elle-même, une protection contre les vagues d’émotions.

"Maintenant, il va y avoir un renforcement des patrouilles dans les grandes villes, des contrôles dans les grands magasins, tous les indics sur le trottoir, des tonnes d’écoutes téléphoniques, surveillance de la toile et tout le chambardement habituel. On en coincera un, deux, trois, peut-être davantage, et puis il y en aura un autre qui échappera au filet et qui tuera encore. »

Un silence et des regards croisés. L’acceptation de l’inéluctable, comme s’il fallait s’y habituer.

« J’ai continué la lecture de ton cahier, annonça Laure avec une voix monocorde, comme étouffée par le fardeau des images, mais c’est parfois difficile de décrypter l’ensemble de tes pensées. Tu ne développes pas assez pour moi.»

Ils étaient allongés, nus, sur le lit. Par la fenêtre ouverte coulaient des laitances de lune et de confettis d’étoiles. Le silence était si profond qu’il invitait aux murmures, comme si des voix trop fortes risquaient d’en briser la faïence.

« Tu as déjà entendu parler de ce qu’on appelle le suicide des lemmings ?

–Oui, j’étais tombée sur un article dans une revue, pendant un voyage en Suède. J’étais inscrite à une course swim and run.

–Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Théo.

–L’Ottilo, c’est un ultra trail qui mélange la course à pied et la natation. On passe d’île en île à la nage, on traverse des forêts en courant, parfois, il faut franchir des zones de blocs, des rochers entassés, parfois des torrents et l'eau est encore plus froide, puis on retourne à la mer pour la traversée suivante. Soixante-quatre kilomètres de course et dix kilomètres de nage cumulés, c’est dur, vraiment dur.

–Et tu as fait cette course ?

–Je l’ai finie surtout et c’était mon seul objectif. Je me suis un peu baladée ensuite, pendant quelques jours, mais je n’ai jamais vu de lemmings.

–Normal, il n’y en a pas en Suède. Ils vivent en Norvège, en Russie et au Canada. Quant au soi-disant suicide, c’est une interprétation humaine. En réalité, c’est l’accroissement exponentiel de la population qui déclenche de multiples accidents, noyades entre autres, quand ils tentent de traverser des lacs ou des rivières. C’est juste un cycle naturel qui tourne en boucle : une démographie galopante, la diminution des ressources alimentaires et de l'espace disponible, une élimination partielle dans un mouvement de masse puis un renouvellement. En tout cas, on peut établir un parallèle avec l’humanité. Moins il y a de nourriture et d’espace disponible et plus l’ambiance est détestable. Sans parler de l’augmentation proportionnelle de prédateurs. Tu vois où je veux en venir ?

–Oui, parfaitement. La démographie humaine est une bombe à retardement.

–Et la mèche est de plus en plus courte.

–Et l’ambiance de plus en plus détestable. »

Le silence des pensées qui s’entrechoquent et les regards qui se croisent.

« La différence avec les lemmings, c’est quand même que l’homme est son propre prédateur, reprit Laure.

–Je ne suis pas persuadé qu’il en sera toujours de même dans quelque temps.

–Tu penses à quoi ?

–Des épidémies, par exemple, comme Ebola ou des maladies plus anciennes qui seraient réactivées par des conditions favorables à leur réapparition.

–Même ici ?

–Tu sais, Laure, j’ai lu des tonnes de documents là-dessus. Les populations des pays industrialisés sont à l’abri derrière des paravents très fragiles. Tes Indiens Kogis, par exemple, seront certainement plus aptes à survivre. Enlève les services médicaux chez nous et tu compteras les morts par milliers au bout de quelques jours.

–C'est-à-dire ? Tu penses à quoi ?

–Plus de transports, plus de médicaments disponibles. Il suffira de quelques jours. Personne n’a idée de l’ampleur de la catastrophe. Il y a des millions de personnes qui ne survivent que grâce à leur traitement. Pense aux diabétiques par exemple, à l’hypertension, aux antidépresseurs, à tous les traitements contre la douleur, à la trithérapie et imagine les effets sur des personnes schizophrènes. Déjà, depuis quelques temps, les médias parlent de pénuries de certains médicaments. Juste une histoire puante de rentabilité pour les gros laboratoires. Les principes actifs des médicaments vendus en Europe viennent de Chine. Tout est en flux tendu aujourd'hui. Et je ne te parle pas des besoins en sang dans les hôpitaux. Ça leur arrive d’être à la limite des stocks alors même que tout va bien dans le pays et que les dons de sang peuvent être effectués. Le sang ne se conserve pas bien longtemps, ses qualités périclitent dès le prélèvement et les plaquettes ne se conservent que cinq jours. Là aussi, c’est un système en flux tendu, tout comme l’alimentaire. Je te laisse imaginer si en plus, le pays est victime d’une atteinte majeure sur le réseau électrique. Aucun système de conservation. Tu peux tout balancer après quelques jours ou quelques heures.

–Oui, c’est bon, Théo, n’en rajoute pas. C’est affreux." 

–Une dernière chose pourtant et qui est de plus en plus probable et qui a déjà été annoncée par d'éminents scientifiques, des épidémiologistes, des biologistes, des médecins. »

Elle se força à l'écouter malgré les douleurs dans son corps, une tension lourde et brûlante.

« Une pandémie, annonça Théo. C'est à dire une maladie qui contaminerait l'ensemble de l'humanité, un virus mortel. Soit un microbe échappé d'un laboratoire, soit un acte volontaire, soit une apparition inconnue, issue de la nature elle-même. Il existe de plus en plus de lieux sur la planète dans lesquels la cohabitation entre les animaux et les humains se révèlent éminemment dangereuse. On appelle ça des zoonoses. Il faut imaginer des virus que les humains ne sont pas censés croiser, des virus portés par les animaux sauvages. Leur habitat est de plus en plus dévoré par la démographie effrénée et la contamination intervient. Nous ne savons pas traiter ces virus et il suffit que ça ait lieu dans un pays fortement impliqué dans la mondialisation pour que la propagation prenne une ampleur incontrôlable. Pense à la Chine par exemple, ou l'Asie du Sud-Est, pense à toutes les jungles, les forêts tropicales et toutes les mégapoles qui se trouvent à proximité. Pense à tous les échanges commerciaux, les lignes aériennes, les cargos, le brassage de population. Tu te souviens d'Ebola en Afrique ? Imagine une situation comme celle-là à l'échelle planétaire. On peut voir survenir en quelques mois ou semaines ou même quelques jours une extension dramatique, un impact gigantesque sur les économies. Et si un virus venait à porter atteinte au système économique, le système financier serait impacté, on peut imaginer des crises systémiques. Le fameux jeu de dominos. N'oublie pas que le système financier maintient la croissance, qu'elle en est le moteur. Et ce moteur a absolument besoin du pétrole. Une crise systémique, qu'elle soit économique, financière, qu'elle prenne sa source dans des phénomènes naturels, comme une pandémie ou des catastrophes climatiques, rien ne pourra être stoppé si le pétrole venait à manquer.

–Comment fais-tu pour dormir, Théo, avec de telles réflexions ?

–Je ne dors que d'un œil. »

Cette impression de voir le monde suspendu à un fil de soie. Le rêve de Figueras en fond d’écran.

«Le pétrole est le goutte à goutte du malade et c'est nous qui sommes en soins palliatifs, c'est bien ça ?

– La France, comme tous les pays industrialisés, possède des stocks stratégiques de carburant, tu l'as peut-être lu dans mes cahiers. Environ deux mois de consommation en France. Sauf que dans une crise majeure, avec l’établissement d’un état d’urgence, c’est l’armée et les forces de l’ordre qui seront prioritaires et pas les particuliers et il faudra compter aussi sur l’approvisionnement des groupes électrogènes des centrales nucléaires pour pallier un black-out électrique. Il suffirait par exemple de plusieurs attaques d’envergure sur les raffineries de pétrole. Des groupes terroristes avec quelques dizaines de kamikazes et on y a droit. Ajoute des cyberattaques sur le réseau électrique, sur les communications, des incendies volontaires de transformateurs, des nuages toxiques d’usine chimiques par exemple et des abandons de site par manque de personnel, des déplacements de population à très grande échelle. Je connais la carte des sites français classés Seveso, il y en a mille deux cent cinquante, plus de dix mille dans l’Union européenne, des bombes en puissance ! Souviens-toi de l’usine AZF à Toulouse, de Bhopal en Inde et pense à La Fos-sur-Mer, à l’ensemble de l’étang de Berre, à Feyzin près de Lyon. Dans la région parisienne, on compte actuellement 81 sites classés Seveso en seuil haut, c'est à dire la plus grande dangerosité et il y a inévitablement des failles dans la sécurité de ces sites. Un jour, peut-être, les terroristes ne se contenteront plus de voitures béliers ou de bombes ou de mitraillage dans des salles de concert. Et tu peux être certaine que pour le financement, ça ne pose aucun problème. Il faut juste trouver les hommes. La raffinerie de Baïji, en Irak, a été partiellement détruite en 2015 par trois kamikazes djihadistes, juste trois gars. Ils savaient comment s’y prendre. »

Il s’efforçait de rester calme, il ne voulait pas donner de lui l’image d’un illuminé, il avait peur encore de la portée de ses propos.

« Quand je t’écoute, Théo, j’ai l’impression que ce monde vit dans une complète hallucination collective, un déni forcené des menaces, comme si rien de tout ça ne pouvait arriver, que les États garantissent notre sécurité. C’est complètement dingue.

–Oui, voilà, c’est complètement dingue, reprit-il, rassuré. Tu comprends maintenant la raison de ma détermination à anticiper l’inéluctable.

–Et tu penses vraiment que des groupes terroristes peuvent mener ce genre d’attaques au niveau national ou européen ?

–Je n’en sais rien mais si j’attends que ça se produise pour réaliser que c’est possible, ça sera trop tard. Imagine ce qui serait arrivé si les passagers du Titanic avaient eu un exercice d’évacuation d’urgence au début du voyage. J'en reviens toujours à ça. C'est l'absence de préparation qui a provoqué un tel drame. Imagine maintenant que tu mettes dix fois plus de passagers à bord, dans la même inconscience. Tu penses que ça va aider ou que ça sera encore pire ?»

Elle avait vu le film, elle se souvenait des images, des cris, de la panique, des bousculades, de ces canots de sauvetage à moitié vides alors que flottaient les noyés.

« Tu ne crois pas que tu devrais en parler autour de toi, Théo ? demanda-t-elle, la voix aussi douce que possible.

–Sonia m’aimait encore la première fois que je lui en ai parlé. »

Elle sentit la douleur, comme une plaie à vif.

Elle s’approcha et l’enlaça.

« Je te remercie Théo d’avoir eu le courage de prendre une nouvelle fois ce risque. Je ne peux pas avoir de preuve plus grande de ton amour pour moi. Et mon amour pour toi est à la mesure de la peur que tu as du éprouver le jour où tu l’as fait.»

 

 

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