Conscience de l'absurdité
- Par Thierry LEDRU
- Le 30/10/2016
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« Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. »
“L’absurde, c’est la raison lucide qui constate ses limites.”
“A partir du moment où elle est reconnue, l’absurdité est une passion, la plus déchirante de toutes.”
“Ce monde en lui-même n’est pas raisonnable, c’est tout ce qu’on peut en dire. Mais ce qui est absurde, c’est la confrontation de cet irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l’appel résonne au plus profond de l’homme.”
“Les grandes révolutions sont toujours métaphysiques.”
Albert CAMUS
Il faut imaginer Sisyphe heureux pour la bonne raison qu'il est conscient de sa situation et qu'elle lui permet de mesurer ses forces au monde.
Il reste ensuite à juger de l'importance de la passion. L'alpinisme, la course à la voile en solitaire, la spéléologie, l’exploration polaire, l’escalade de haut niveau, ce sont des activités inutiles au regard du monde matériel. C'est ce qui en fait aussi leur puissance.
La passion est absurde dans une existence fondamentalement absurde mais elle apporte la liberté du choix. Rien de social ne la dicte. Elle trouve sa source dans l'individu lui-même.
Rien ne la rend socialement nécessaire mais elle est spirituellement indispensable.
Elle ouvre un espace de développement personnel qui ne subit aucune contrainte extérieure. C'est à l'individu seul d'en trouver la source. Il ne s'agit bien souvent que d'une réaction à une "souffrance", un mal être, un manque, un besoin irrépressible, un désir de soi, une quête spirituelle mais le soin de cette plaie appartient à l'être lui-même. Il ne doit rien à personne. Il choisit malgré tous les traumatismes et les conditionnements la voie qui l’élève.
Et c'est le plus important.
Je ne dois rien à personne quand je suis là-haut. Même s’il ne s’agit que de marcher sur les pentes, sans aucun risque objectif, j’apprends dans « l’inutilité » de cette activité le sens de l’absurde qui m’appartient. Je pars d’un point, je monte sur un sommet et je redescends au même endroit. Que s’est-il passé dans l’intervalle, de quoi ce temps éprouvé s’est-il rempli, de quoi m’a-t-il nourri ?
Je pousse ma roche et je sais qu'elle sera toujours la plus forte et qu'elle me ramènera inéluctablement dans la vallée mais c'est l'usage de mes forces qui m'apprend ce que je suis.
L'énergie spirituelle est le ferment de l’énergie physique.
L'absurde abandonne la puissance de son outrage lorsqu'il apparaît dans son dénuement. Il n'est rien de plus que moi.
L'être qui a appris à juger de la futilité de l'absurde finira par en rire. Et c'est de ce rire que naît la liberté.
Le saisissement de l’absurde offre à l’individu la conscience de soi. C’est lorsque l’être parvient à se détacher de l’identification à l’acte qu’il acquiert sa liberté. Les individus qui se ruent dans les allées marchandes les jours de solde ou qui rêvent de leur prochain achat high-tech ou de toutes autres formes de possession matérielles appartiennent avant tout à l’absurdité de la démarche. Ils sont identifiés à l’objet, ils vivent sous sa coupe, le rêve qui en résulte, l’espoir qui les glorifie dans l’usage qu’ils en auront, une certaine forme de hiérarchie sociale qui les fera exister au regard de leurs congénères.
« Je suis celui qui possède… »
Toute la force marchande se nourrit de cette inconscience et de l’ignorance forcenée de l’absurdité.
« Je suis celui qui est possédé par l’absurde… »
Le terme « possédé » contient d’ailleurs une notion de disparition de l’individu dans une dimension psychiatrique, un effacement intégral de sa conscience et la soumission à des élans compulsifs.
Il existe des alpinistes ou des aventuriers de l’extrême qui souffrent intérieurement et libèrent leurs pressions psychologiques dans une activité qui leur attribue une maîtrise phénoménale, dans la dimension physique et psychologique. Ceux qui n’ajouteront pas à cette maîtrise une conscience totale des raisons existentielles de cette quête courront le risque de la surenchère et de ces éventuelles conséquences…
La surenchère… Toute l’activité matérialiste humaine repose sur ce concept. Et c’est l’inconscience envers l’absurdité de la démarche qui rend possible la folie de cette « croissance » et simultanément de la dégénérescence spirituelle. Cette surenchère montre d'une façon de plus en plus aigue les limites de cette folie collective, de ses effets dévastateurs, sur un plan écologique, économique, philosophique, empathique, biologique, social... L'avenir même de l'humanité repose sur cette prise de conscience. Il n'est plus question aujourd'hui de réfléchir à la notion de "croissance économique". On sait qu'elle porte en elle les germes d'une destruction générale.
On peut même imaginer que cette "surenchère" s'est constuite sur une "vente aux enchères"... Quel est le prix estimé de l'Humanité ? Qui en sont les acquéreurs et quels sont leurs objectifs ? Quelle est notre place dans cette salle de marché ?
...Il est assez désespérant de se dire que ce système économique porte le nom de "libéralisme" quand on tente d'en disséquer les fondements et d'analyser les fonctionnements. Tout aussi désespérant de voir à quel point l'illusion de "liberté individuelle" a su être insérée dans les esprits et de voir à quel point toutes les tentatives d'agitation du paradigme sont systématiquement étouffées, tournées en dérision ou même interdites.
À quoi peut bien servir dans ce marasme philosophique l'alpiniste qui monte vers un sommet, le navigateur solitaire dans les mers du Sud, l'explorateur des forêts tropicales, celui qui veut atteindre en marchant le point géographique des Pôles et pour tous ceux-là revenir finalement à leur point de départ ? Ils n'auront rien découvert d'important pour le reste de l'Humanité, ils n'auront rien à vendre.
Un livre peut-être ou un film. Quelques mots, quelques photographies, un ou deux passages télévisés et ils disparaîtront dans la surenchère marchande qui n'aime que le bruit du tiroir-caisse.
La lumière intérieure de celui qui est allé au-delà de l'obscurité des paravents n'est pas durable dans une société marchande...De plus, elle n'est pas reproductible. Aucun intérêt sur le long terme.
Il n'est qu'à regarder dans l'histoire des livres. Combien d'écrivains engagés dans une quête spirituelle nourrie essentiellement par l'exploration de la Terre ont-ils marqué l'histoire de la littérature ? Combien de récits autobiographiques "d'aventuriers" sont parvenus à nourrir l'élan passionné des lecteurs ?
Saint-Exupéry
Jack London
Alexandra David-Neal
...
Complétez la liste si possible...
C'est absurde, non ?
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