D'hier à aujourd'hui.

J'ai écrit ce texte il y a quatre ans. Aujourd'hui, le constat est encore plus sombre.


 

"Un bon enseignant doit être capable de montrer que ses ailes ont bien été rognées par l'instruction qu'il a reçue afin d'être autorisé à rogner désormais les ailes de ses élèves."

 

L'éducation nationale est le plus grand budget de l'état.

Il faut de gros moyens pour rogner des ailes de millions d'individus. Il faut une grosse puisssance de feu. 

Sortir du cursus scolaire en ayant réussi à ne pas se perdre en cours de route relève donc de l'exploit.

 

C'est sans doute parce que mes ailes ont repoussé avec les années que je n'arrive plus à rogner convenablement. J'ai toujours voulu regarder mon travail comme celui du ver dans la pomme. J'étais payé par l'Etat et je m'opposais à son pouvoir, au formatage qu'il me demandait de réaliser. J'ai longtemps cru que ça avait des effets positifs et que je me servais de l'Etat à "l'insu de son plein gré"...

C'est terrifiant la prétention en fait...Terrifiant comme on peut se bercer d'illusions.

Comme si moi, petit instituteur, je pouvais en un an, dans ma classe, permettre à de jeunes esprits de prendre conscience de leur statut d'être humain. De la nécessité d'être en quête de vérité, d'être engagé dans une voie spirituelle, d'être sur la défensive par rapport au monde marchand, par rapport au système, comme si ces enfants pouvaient avoir une vision claire de ce système alors que je cherche encore moi-même à en identifier tous les rouages.

 

Je sais bien pourquoi ma cornée est trouée, pourquoi mon champ visuel s'est réduit, pourquoi ma vésicule biliaire ne fonctionne plus, pourquoi j'ai toutes ces somatisations qui s'empilent les unes sur les autres, indéfiniment...

Tout ce travail ne sert à rien et je ne supporte plus de voir cette réalité devant moi."


 

Oui, j'en suis là, de nouveau, après trois ans d'arrêt et de contestation inutile puisque je suis de nouveau dans une classe. A quoi cela a-t-il servi que je m'oppose aux directions gouvernementales ? Sur la réforme, elle-même, ça n'a eu aucun effet et je n'avais pas cette prétention. Par contre, je sais que si je ne l'avais pas fait, je serais bien plus "abîmé" encore. La honte, c'est comme une peste, ça ronge. Je préfère la colère, finalement. 

Alors qu'en est-il aujourd'hui après cet intermède ? 

Je suis effaré premièrement par "l'instabilité" des enfants. Pour la plupart, ils sont mûs par une agitation perpétuelle. Avoir un objet dans la main semble être une nécessité absolue et s'ils n'étaient pas "invités" à rester assis et silencieux, ils seraient debout en permanence et parleraient sans discontinuer. 

Certains ne sont sans doute pas ,naturellement, prédisposés à ce genre d'attitude mais l'importance du groupe a un effet dévastateur...Comment rester calme et intériorisé quand le monde entier, autour de soi, est agité et bruyant ?...

J'ai l'impression, parfois, que ma classe, n'est qu'une antichambre préfabriquée du monde adulte. 

Comment comprendre, par exemple, que les enfants sont dans leur grande majorité, incapables de maintenir le silence en eux au-delà de cinq minutes (expérience faite en classe) et que le premier "coupeur de silence" sera immédiatement suivi par une dizaine d'autres qui paraissaient en fait attendre l'occasion pour laisser couler cette agitation qu'ils ne pouvaient plus contenir ? 

J'ai l'impression parfois d'avoir en face de moi des individus en danger, en alerte constante, à l'affût du moindre bruit... On dirait des lièvres aux abois dans un champ clos. Et ça me désole profondément. 

Comment comprendre que les notions " de travail et d'effort, d'abnégation et de patience, de détermination et de conscience de soi," relèvent pour eux d'un total mystère, d'une incompréhension profonde alors que toute forme d'enseignement, aussi pointue soit-elle, ne peut être validée que par l'entière conscience du travail dans l'esprit de l'enseigné ?

Je pense que nous avons tout faux sur les premières années d'enseignement de nos élèves. Il ne sert à rien de vouloir insérer dans de jeunes esprits l'apprentissage de la lecture et du calcul, de l'écriture et des mathématiques, alors qu'ils n'ont quasiment aucune conscience d'eux-mêmes, ni certainement aucune conscience de l'importance considérable d'être un humain en éveil ? 

Je récupère dans une classe de 29 CM2 des enfants qui, pour un tiers, connaissent des difficultés et ne voient plus l'école que comme une menace, une majorité qui suit mais sans aucune ardeur réelle et quelques-uns et unes qui éprouvent toujours un embrasement constant dans leur existence, des esprits en éveil, des regards flamboyants.

J'ai connu dans mes premières années des pourcentages inverses. Et je n'ai vu au fil des ans qu'une dégradation.

J'ai passé alors des milliers d'heures à tenter de comprendre le pourquoi du comment, à analyser ma pratique, à essayer de les enthousiasmer à travers le travail, à faire bouillir en eux ce magma de l'intellect et du corps et simultanément à culpabiliser devant le manque de passion et de sérieux, de réflexion et de calme, à culpabiliser de ne pas pouvoir repousser la vague folle du monde extérieur d'entre les murs de ma classe. 

J'ai la "chance" au vu de tout ce qui est parti en vrille, physiquement et psychologiquement, d'avoir obtenu un poste à mi-temps thérapeutique à plein salaire. (reconductible ou pas tous les trois mois après avis d'une commission médicale). Je sais aujourd'hui, arrivé aux premières vacances scolaires, et en observant le délabrement de mes collègues après deux mois de classe, que ce travail n'est plus pour moi. 

Ni sur un plan physique et psychologique, ni encore moins sur un plan spirituel. Il est évident que la partie est finie. 

Les parents qui continueront à penser que l'école publique a les moyens d'oeuvrer au développement bienheureux, rigoureux et aimant de leurs enfants, sont entrés dans le champ de l'utopie. 

Nous n'avons plus, enseignants, ni les conditions favorables (sur-effectif), ni les moyens (j'ai fait moi-même des meubles de ma classe, budget des communes en berne), ni les dirigeants intelligents, ni la formation professionnelle, ni le soutien de la société civile elle-même. Peu importe les raisons, c'est un fait, un constat et c'est justement le fait que ça soit possible qui est consternant.

Le problème fondamental, c'est que l'institution scolaire fonctionne comme la société civile et que justement et inévitablement, le développement spirituel des individus en est renié. Qu'on ne vienne pas me dire que le travail salarié, tel qu'il est vécu, par des millions d'individus, contribue à leur développement spirituel... L'école est-elle donc devenue une simple succursale du monde salarié ? Doit-on extraire tout bonheur de ces lieux ? Doit-on juste astreindre les masses étudiantes à ingurgiter des nourritures "matérielles" ?

"Tu auras un meilleur métier que moi, mon fils."

 

Les enfants, et c'est bien évidemment, le plus douloureux, sont considérablement contaminés par ce monde extérieur et je n'ai pas le pouvoir, ni encore moins l'énergie, pour lutter contre de telles forces.

Je peux me dire qu'il restera peut-être un petit coin lumineux dans leur tête, dans quelques années, un lieu secret où il leur plaira de venir se reposer et se réjouir. Leur année de CM2.

C'est la dernière chose qui me tient "debout" quand j'ouvre la porte et que je les regarde entrer. 

"Pourvu qu'il en reste quelque chose de bien de toutes ces heures à vivre..."

Il m'est venu parfois l'idée, au fil de ma carrière, que tout ce chemin professionnel n'avait aucun sens, n'avait aucun effet bénéfique sur personne et je sentais aussitôt les larmes monter. C'était une réelle douleur. Des dizaines de visages qui. s'affichaient en fond d'écran sur ma mémoire. 

Aujourd'hui, je ne ressens plus rien d'aussi intense.

J'ai d'ailleurs oublié la majorité des visages d'enfants de mes cinq dernières années alors que je me souviens parfaitement bien des enfants de mes premières classes.

Est-ce une lassitude, un détachement qu'on ne veut pas s'avouer, un épuisement de la mémoire, un affaiblissement de la passion, une extinction de la foi ?

 

Je vais tenter d'aller jusqu'au bout, en me réjouissant des sourires et des yeux brillants, des visages captivés, du bonheur de la connaissance, de la joie d'apprendre. 

J'ai appris, avec les années qui passent, à ne plus manquer un seul de ces instants.

Il le faut pour tenir.  


 

 

 

 

 

 

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