Jarwal et moi

 

Th et jarwal

 

« Bon, ça y est, le mollet gauche durcit, il va vers la crampe.

-Et plus tu y penses, plus tu accélères le processus.

-C’est facile à dire, ça, cher Jarwal, mais toi, tu ne l’as pas cette douleur, tu ne dois pas la gérer.

-Et si tu commençais par arrêter de vouloir la gérer, cette douleur.

-Ah, eh bien, ça m’intéresse de savoir comment.

-Arrête d’y penser et pense à tout ce qui fonctionne en toi. »

Silence.

« Est-ce que tu réalises vraiment, cher ami, que tu demandes à ton corps de fonctionner à la perfection et que lorsqu’un élément est perturbé, tu ne penses qu’à lui ? Tu n’as pas l’impression d’être quelque peu irrespectueux ? Est-ce que tu réalises que tu vieillis et que tu vas vers la mort et qu’elle peut même survenir n’importe quand ? Est-ce que tu ne crois pas que tu ferais mieux de te réjouir d’être là, en montagne, là-haut, ces lieux que tu aimes tant ? Ne crois-tu pas que ce bonheur que tu négliges au point de l’oublier pourrait nourrir les forces dont tu as besoin ? Ne comprends-tu pas que c’est toi qui te détournes de ce bonheur en te focalisant sur cette douleur ? Quand vas-tu comprendre que cette plainte que tu entretiens n’est qu’une forme de victimisation et que, non seulement elle ne t’apporte rien, mais elle te prive de la joie de vivre ? La joie de vivre guérit les douleurs. Voilà ce que tu dois saisir, non pas mentalement mais dans tes fibres, dans ton âme, dans l’intégralité de ton être.

-Pourquoi dis-tu que je me complais dans un rôle de victime ?

-Je n’ai pas dit que tu t’y complais. Je dis simplement que lorsque tu te laisses emporter par des ressentis néfastes, tu entretiens ce statut de « pauvre bonhomme tout abîmé avec son dos cassé » et en même temps une espèce « d’héroïsme » puisqu’en parallèle à ce constat médical, tu continues à marcher en montagne. Tu réalises combien tout ça est très infantile ? »

Silence.

J’ai mis deux bonnes heures à encaisser le coup, je tournais tout ça en boucle en continuant l’ascension vers le sommet, la pente était rude, des éboulis instables, parfois je devais pousser sur la plante des pieds, je me concentrais sur l'appui des bâtons, sur la poussée des épaules, sur la sangle abdominale serrée sans que ça ne perturbe la respiration, sur le cheminement que je devais trouver, puis sur la visualisation de mon sang dans mes muscles, puis sur l'absolue beauté de ce silence minéral, juste le crissement des pierres sous mes pas, ce rythme régulier, comme celui de mes souffles, j'ai levé les yeux aussi, vers les cimes et vers les nuages punaisés sur le bleu du ciel, j'ai veillé sur Nathalie dans les passages vertigineux, j'ai cherché le rapace qui venait de lancer son cri aigu, je l'ai vu dans les ascendances, parfaitement immobile, maître de son vol, puis on a traversé un champ de neige, un rescapé de l'hiver à l'ombre d'une falaise et le sommet s'est dessiné, à quelques encâblures.

Et j’ai réalisé soudainement que mon mollet gauche fonctionnait parfaitement.

Deux heures sans y penser.

Et j’ai éclaté de rire.

 

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