"Propositions pour un retour sur Terre"

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La pensée écologique

 

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Propositions pour un retour sur Terre

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Propositions pour un retour sur Terre

Par Dominique Bourg, Philippe Desbrosses, Gauthier Chapelle, Johann Chapoutot, Xavier Ricard-Lanata, Pablo Servigne et Sophie Swaton

Changer, maintenant

La pandémie du Covid-19, et plus précisément la façon dont un grand nombre de pays tentent d’y répondre, peuvent nous permettre d’analyser la donne plus générale qui nous échoit. L’enjeu est une véritable bascule de civilisation avec un socle commun, consensuel, à partir duquel l’adversité démocratique – le jeu majorité et opposition – peut à nouveau se déployer et s’exprimer. Quel est ce socle commun ? De quelle bascule s’agit-il ?

La pandémie : une conséquence de notre rapport au vivant

Ce que tout le monde pensait impossible, un arrêt partiel des économies, s’est imposé à la quasi-totalité des nations sur Terre. Face à une pandémie, qui plus est débouchant sur une mort horrible, par étouffement, sans tests en masse, ni remèdes, ni connaissance assurée de toutes les voies de transmission du virus, ni vaccin, il n’est d’autre moyen d’en éviter la diffusion qu’un confinement quasi général des populations. Même les plus récalcitrants, les Trump et autres Johnson, ont dû s’y résoudre. La nature a eu ainsi raison de nos économies et de notre folie consumériste ordinaire.

Parler de nature n’est pas ici qu’une clause de style. Le coronavirus nous a sévèrement rappelés à notre vulnérabilité, à savoir à notre animalité, en nous ramenant toutes et tous à notre condition humaine biologique. Nature encore parce que cette crise est d’origine écologique. Il s’agit avec le coronavirus d’une de ces zoonoses qui se multiplient depuis quelques décennies parce que nous détruisons des écosystèmes, et partant l’habitat de certaines espèces qui du coup se rapprochent de nos propres habitats ; et parce que détruisant la biodiversité sauvage comme la diversité génétique des espèces domestiques, nous déstabilisons les équilibres entre populations et facilitons la circulation des pathogènes. Nous avons en outre superbement ignoré l’importance du « cortège biotique » qui nous accompagne et qui nous relie aux cortèges biotiques des autres, des animaux et des plantes (bactéries commensales, acariens, parasites et symbioses).

A quoi s’ajoutent aussi les effets du dérèglement climatique favorisant l’expansion des maladies infectieuses vectorielles comme le Chikungunya ou le virus Zika. Le Covid-19 avait pour hôte, et sans pathologie aucune pour lui, une espèce de chauve-souris contrainte de se rapprocher de nous ; et le virus nous a atteints, mais en produisant alors des ravages, via probablement une espèce intermédiaire, le pangolin, apprécié par la pharmacopée chinoise pour ses écailles (et donc gravement menacée). C’est donc la nature, et plus exactement les effets de notre action sur elle, notre destructivité, qui nous ont imposé une radicalité qui détermine la nature de nos réponses, elles aussi radicales.

Le dérèglement climatique : toujours notre rapport au vivant

Or, c’est une situation analogue à laquelle l’ensemble des dégradations du système Terre, changement climatique en tête, nous confronte désormais. Ces dégradations ont atteint un degré inouï et rien ne semble annoncer quelque décrue. Nombre de pays ont même désigné à leur tête des chefs d’État qui ont en commun un déni des questions écologiques, de Trump à Bolsonaro en passant par Modi, Xi Jinping, Poutine, etc. Sur le plan de l’action, le déni est quasi-universel. Effondrement du vivant, pollutions au plastique, destruction des sols, entrée dans le dur des dérèglements climatiques, etc., la litanie est connue. Prenons toutefois appui sur le climat, car il peut donner le tempo.

La température moyenne au sol sur Terre est de 1,1°C supérieure à ce qu’elle était dans la seconde moitié du 19e siècle et, selon l’un des grands modèles au monde, celui de l’IPSL (Institut Pierre-Simon-Laplace, Paris), elle devrait atteindre les 2°C dès 2040, en raison des émissions déjà émises pour l’essentiel. C’est énorme.

Rappelons qu’avec une augmentation de plus de 1°C, nous connaissons désormais des cyclones qui flirtent quasi systématiquement avec le plafond de la catégorie 5, des inondations hors normes et des méga-feux, des pics de chaleurs jamais atteints[1] et des méga-sécheresses. Les récoltes australiennes de riz et de sorgho à l’issue de l’été austral ont par exemple diminué de 66 %. Avec +2°C, certaines régions de la zone intertropicale pourraient déjà connaître plusieurs jours par an où l’accumulation chaleur et humidité saturerait nos capacités de régulation thermique : nous ne serions plus en mesure, sans refuge dans un endroit plus frais au bout de 7 à 8 minutes, de réguler et de maintenir la température de notre corps à 37°, et ainsi d’échapper à la mort. Avec une élévation de la température de 3,5 à 4 degrés, cet état de choses durerait des semaines et s’étendrait même au-delà des tropiques. L’enjeu n’est donc autre que le maintien de l’habitabilité de la Terre pour l’espèce humaine et les autres espèces.

Au-delà de l’arrêt brutal, organiser le ralentissement général

Et il en va de cette situation comme du Covid-19, elle relève de la donne physique que nous avons produite et appelle un changement non moins radical : à savoir une redescente brutale, dans la décennie, avec effort immédiat, de notre destructivité ainsi que des émissions mondiales de gaz à effet de serre, qui devraient être réduites de moitié au moins, pour atteindre a minima la neutralité carbone au milieu du siècle[2].

En d’autres termes, à la place d’un retour fulgurant à la croissance, il conviendrait de décélérer brutalement — et à long terme — nos consommations d’énergie, et indirectement nos consommations tout court. La pandémie nous a montré qu’un court ralentissement global était possible, mais l’effort de ralentissement qui suivra sera bien plus difficile qu’un arrêt momentané des activités. Il devra être structurel.

Ensuite de quoi il conviendrait de construire une vitesse de croisière économique compatible avec le rythme de la biosphère, c’est-à-dire une consommation globale inférieure à une planète[3]. Pourquoi inférieure ? Pour se donner une marge de régénération des écosystèmes et des agroécosystèmes que nous aurons détruits. C’est une décélération significative, qui nous obligera à vivre définitivement sans croissance économique globale. Il s’agit bien d’une bascule de civilisation.

Ainsi, bien au-delà de ce que nous a montré l’arrêt de l’économie pendant le Covid-19, nous n’aurions d’autre choix que de changer profondément les modes de vie, ce qui implique évidemment une restructuration totale de l’appareil de production.

Une restructuration totale, un tournant de civilisation

Nous devrons métamorphoser les modes de vie des pays les plus riches, dont le nôtre, tout simplement parce que les causes des destructions du système-Terre ne sont autres que nos niveaux de consommation de ressources énergétiques, minérales, halieutiques, de surfaces, d’eau, de biomasse, etc. Un seul exemple, les 10 % les plus riches de la population mondiale émettent la moitié des gaz à effet de serre, alors que la moitié la plus pauvre de la population n’émet que 10 % de ces mêmes gaz[4].

C’est donc une association nouvelle de modes de vie et de techniques, probablement pour l’essentiel en “basse technologies” (low-tech), vers laquelle il conviendrait de s’orienter. Ce qui appellerait une profonde transformation de l’appareil de production, tournée plus vers les infrastructures (moins de virtuel), avec très peu de petits objets, mutualisés, modulables, recyclables, et à portée de réparation pour tous, en évitant les objets sophistiqués et riches en matériaux et en énergie.

C’est aussi tout notre urbanisme qu’il convient de revoir pour rendre les villes habitables durant la saison chaude[5], qui dépasse désormais largement l’été : avec des trottoirs et des chaussées, notamment, végétalisés, pour ne citer que ces exemples…

Avec la modernité, nous avions cherché à nous arracher à la « vallée des larmes » de la misère. Nous nous sommes donnés comme dessein de toujours produire plus. Contrairement au souhait formulé par John Stuart Mill au 19e siècle, nous ne sommes pas parvenus à trouver quelque optimum. Nous avons poursuivi jusqu’à l’absurde la quête de richesses matérielles et qui plus est depuis une quarantaine d’années avec une explosion des inégalités en termes de répartition de la richesse sur Terre et au sein de chaque nation, en dépit de l’arrachement des classes moyennes des pays émergents à la misère. Nous sommes désormais menacés d’un retour à la « vallée des larmes », sous la forme d’un désert brûlant.

Le consensus moderne s’était construit autour de la nécessaire production de richesses et leur nécessaire partage ; on s’écharpait sur les moyens optimaux de production et sur les critères de redistribution de la richesse produite.

Aujourd’hui, il s’agit de nous entendre sur la nécessaire décrue de la production et sur son partage, c’est-à-dire sur le nécessaire resserrement des écarts de richesses. Au sein de ce cadre, la matière à adversité démocratique ne manquerait pas : nous pourrons nous différencier quant au degré de resserrement opportun des inégalités sociales autant qu’au sujet du niveau de décrue de la production et des types de production à privilégier ou non.

Rappelons qu’à terme, en cette matière, il n’y a pas d’intérêts divergents : continuer sur la tendance actuelle c’est aboutir à une planète inhabitable pour l’ensemble des espèces vivantes.

Le risque létal d’un “retour à la normale”

Bien des manières d’aborder en ce moment l’après ne sont guère rassurantes, et rappellent les suites de la crise économique de 2008-2009. La tentation est forte, en effet, de revenir à la situation d’avant, mais en pire. A l’hôpital, on maintient bille en tête les « restructurations » en vue de « l’optimisation de l’offre de soins publique » – entendez les suppressions de centaines de postes et de lits -, que ce soit dans le Grand Est (!) mais aussi dans le nord de Paris, déjà sous-doté. Des économistes orthodoxes font à nouveau entendre leur petite musique : il va falloir « relancer la machine », « tout miser sur la croissance », faire passer l’économie avant l’écologie. Du côté de la puissance publique, on entend déjà que les « réformes structurelles » et une « austérité » redoublées sont plus que jamais nécessaires pour « éponger la dette ».

Ce sont souvent les mêmes qui, de plateaux d’experts en tribunes de presse, de chaînes d’information en « téléphone sonne », préviennent contre les méfaits certains d’une « écologie punitive ».

A ces « réalistes » auto-proclamés, dont le « réel » est d’une abstraction inédite dans l’histoire de l’humanité, car il se compose d’indicateurs, de spreads, de nanosecondes et de pures spéculations (pas celles des philosophes, hélas, celles des traders), il faut rappeler quelques faits bien établis, dont tout le monde, à l’occasion de cette catastrophe sanitaire, a pu faire l’expérience parfois douloureuse.

De la même manière qu’il a fallu deux étés caniculaires éprouvants pour que, dans leur chair, nos contemporains saisissent ce que veut dire le dérèglement climatique, nous avons vu et ressenti les effets désastreux et irrationnels de la « RGPP » (Révision générale des politiques publiques) et autres dispositifs du « new public management » néolibéral qui mise tout sur le « flux » au détriment du « stock » : c’est parce qu’il n’y avait pas de « stocks » de tests, de masques et de gel qu’il a fallu confiner tout un pays. Pour économiser des millions d’euros dans un univers stable, qui mutile l’État-providence en pariant que tout ira bien, ce sont des centaines de milliards que nous brûlons parce que le monde a ses imprévus et que le « flux tendu » gestionnaire ou logistique ne tolère pas le moindre incident.

A ceux qui, face à la fermeté des mesures à prendre pour « lisser la courbe » – cette fois-ci, la courbe climatique – seraient tentés de crier à « l’écologie punitive », rappelons que la punition est déjà là : mort de masse par contamination, confinement général, arrêt brutal de l’économie, dilapidation de milliers de milliards d’euros. Ajoutez à cela l’attaque en règle contre les libertés et droits fondamentaux. Qui, dans ces conditions-là, peut encore parler d’écologie punitive sans sombrer dans le ridicule ?

Souvenez-vous, les renoncements nécessaires pour atténuer les effets du dérèglement général de la planète étaient inacceptables, nous disait-on : baisser notre consommation folle, couper dans les dépenses somptuaires, cesser de fabriquer des objets inutiles, des 4×4 rutilants et vrombissants, des vols en avion… On nous disait que la croissance n’était pas négociable. Erreur, elle l’était.

Quand on voit les sacrifices et les renoncements auxquels (presque) tout le monde se plie pendant le confinement, on se dit que tout était déjà possible. Faut-il rappeler que 48 000 personnes meurent par an en France de la pollution atmosphérique, 15 000 des effets du chômage, et que la canicule de 2003 a fait 19 000 morts ?

Retourner à la situation d’avant, “relancer la machine” à l’identique, indiquerait non seulement que nous n’avons pas tiré de leçon des catastrophes, mais surtout que nous décidons de faire mourir toutes ces personnes. C’est bien évidemment inacceptable.

Les propositions qui suivent ont pour but de contribuer aux changements structurels de nos institutions démocratiques et économiques.

Une vision et un programme

L’objectif global est l’adoption consensuelle d’un nouveau cap de civilisation, dont les grandes lignes sont :

  • ECONOMIE : Produire moins de biens (sobriété), et mieux (efficacité), pour que nos économies s’insèrent dans le cadre des limites planétaires et deviennent régénératives plutôt que destructives ; resserrer les écarts de revenus.
  • ETAT : refonder la représentation, enrichir les procédures démocratiques, protéger les biens publics et les biens communs ; redonner du sens au service du public.

Il y a bien sûr différentes interprétations possibles de ces objectifs et des mesures précises qui peuvent contribuer à les atteindre. Libre à d’autres, dans un esprit d’alternance démocratique, de proposer d’autres interprétations et mesures de mise en œuvre.

Nous avons choisi de proposer des mesures, très centrées sur l’État. Ce n’est évidemment pas incompatible avec une démarche de participation populaire (et toutes les initiatives de la société civile allant dans le même sens), que nous encourageons par ailleurs. Mais nous soulignons que même ces processus démocratiques “venant du bas”, doivent reposer sur des garanties de l’État. Par les mesures qui suivent, nous nous donnons des instruments puissants pour réellement changer les choses.

Certaines des réformes que nous proposons pourraient être, autant que faire se peut, immédiates, d’autres exigent au contraire du temps, par exemple la réorganisation du commerce international et la démondialisation, d’autres enfin appellent une mise en œuvre dynamique et progressive comme le plafonnement des consommations et le resserrement des inégalités.

A. Vers une économie « réelle » au service des biens communs (18 mesures)

Les dégradations du système Terre sont le résultat du substrat énergétique et matériel de nos modes de vies actuels et de la manière dont ceux-ci envahissent les territoires les plus divers et reculés. Les propositions ci-dessous visent à réduire le potentiel destructeur de nos activités et des modes de vie dont elles sont solidaires. Elles visent également à concilier cet objectif avec une amélioration qualitative du bien-être et la justice sociale, qui repose sur la reconnaissance de l’égale dignité de tous les êtres humains. Toutes ces considérations nous imposent de transformer nos modes de vie en adoptant des instruments qui permettent de mesurer l’effet destructeur de nos modes de vie et de le borner, comme l’Empreinte Écologique et les quotas de consommation individuelle.

Mesure 1 – Pour ce faire, nous aurons besoin d’indicateurs robustes quant aux conséquences écologiques et énergétiques des niveaux de production, et quant à leurs incidences en termes de bien-être humain.[6] On peut constater en Europe une timide percée de ce discours même au sein de la droite classique.

Mesure 2 – Relocalisation maximale de l’activité via un protectionnisme coordonné et coopératif au niveau international. Cette relocalisation permettrait de contrôler plus efficacement les flux de matière et d’énergie à l’échelle d’un territoire ; et d’évaluer leur impact sur les écosystèmes. L’objectif est ici de parvenir à terme à une empreinte écologique inférieure à 1 planète (objectif partiel de 1,5 d’ici à 10 ans), tant il est nécessaire de stimuler les capacités de régénérescence des écosystèmes. Il existe dans la littérature internationale un indicateur mixte combinant Empreinte Écologique et Limites Planétaires, qu’il conviendrait d’adopter à l’échelle de chaque territoire.[7] Ce qui importe avant tout, c’est d’engager une dynamique de resserrement progressif de l’empreinte écologique.

Doivent être relocalisés en premier les secteurs essentiels à la vie de la nation comme l’alimentation, les fournitures relatives au secteur médical et de santé, l’énergie, l’électronique et le web (nécessairement à l’échelle européenne) et évidemment la défense.

Mesure 3 – Modification du droit des sociétés : l’objet social doit préciser la contribution au bien commun. Les entreprises seraient soumises au resserrement de l’Empreinte Écologique et adopteraient une comptabilité tenant compte de l’empreinte écologique et de la dynamique écologique globale des écosystèmes. Les entreprises adopteraient pour cela une comptabilité à trois capitaux : actifs classiques, capital social et capital naturel, les trois n’étant pas fongibles (aucune compensation ne serait possible, même pondérée). Cette démarche, associée à la nécessaire transformation de la gouvernance des entreprises (de manière à la rendre plus démocratique) revient à généraliser les principes de l’ESS de transformation écologique[8]  à toutes les entreprises et tous les secteurs d’activité (internationalisation des externalités négatives, participation et autonomie)[9].

Il faut aussi changer les règles de l’entreprise sur la transparence des actionnaires, que l’on sache, publiquement, qui finance quoi. Pierre Samuel le proposait déjà en 1970.

Mesure 4 – Comptabilité en matière/énergie et instauration de quotas d’énergie/matière par individu (variable en fonction de la situation géographique et de la part « contrainte » des dépenses). Il s’agirait de plafonner démocratiquement, de façon progressive, les consommations d’énergie / matière (et notamment les consommations d’énergie fossile, émettrices de CO2). De tels plafonnements pourraient être mis en place non seulement pour les achats directs d’énergie, mais pour tous les produits (chaque produit serait marqué d’un “prix”[10] en énergie / matière, et chaque achat serait reporté sur un compte personnel). Le quota serait calculé par bio-région, selon la formule suivante : empreinte écologique = 1/nombre d’habitants de la bio-région. Ces plafonnements s’accompagneraient de péréquations de façon à garantir à tous les Français des conditions de vie équitables : les régions moins bien dotées pourraient recevoir des “transferts de quotas” provenant des régions les mieux dotées, en respectant à terme une empreinte écologique globale inférieure ou égale à 1. Sans de tels plafonnements, absolus et non négociables, il est impossible de faire baisser les émissions sur un territoire donné, autrement qu’en laissant le marché déterminer le prix des consommations “hors quota” (c’est le principe des “marchés de quotas”, par exemple de la “carte carbone” conçue par les Britanniques avant la crise de 2008, les riches pouvant racheter aux pauvres leurs quotas), ce qui reviendrait à marginaliser une grande partie de la population et à accroître les inégalités sociales.

Il n’y a jamais avec de tels quotas qu’un mode de gestion séculaire, celui des communs, toujours assortis, comme l’a montré Elinor Ostrom, de règles d’usage rigoureuses. Et rappelons-le, nous concernant, nous sommes déjà en situation de surpâturage climatique et biologique.

Mesure 5 – Généralisés à toutes les consommations, les quotas énergie/matière reviennent à relativiser le signal prix. Le signal prix devient relatif dans une économie qui tend vers un plafonnement généralisé, dont les plafonds décroissent progressivement pour atteindre les objectifs démocratiquement fixés : la consommation des biens rares n’est plus réglée par leur prix, elle est plafonnée “a priori”, et obéit à un principe d’équité (les quotas sont fixés en tenant compte des “consommations contraintes” de chacun). Les écarts de consommation (entre riches et pauvres) se portent sur les services purs ou les objets patrimoniaux. Toutefois les services deviennent eux aussi plus rares (la productivité des activités de service pur ne progresse pas ou très peu : les quantités sont donc “données” par le niveau de la Population Économiquement Active (PEA), elles sont constantes à court terme). On pourrait craindre que les services deviennent plus coûteux en raison de leur relative rareté, et qu’ils ne soient accessibles qu’aux plus riches. Mais il convient de rappeler ici que les écarts de revenus et de patrimoine étant par ailleurs démocratiquement bornés, les disparités concernant les quantités consommées le seraient aussi.

Mesure 6 – Dette publique : nous proposons que l’État français cesse de payer les intérêts de la dette publique cumulés depuis 1974, date à laquelle on a mis fin au privilège de la Banque de France de battre monnaie : c’est l’essentiel (70%) de la dette française qui serait purement et simplement effacé. L’indépendance de la Banque Centrale et le recours au marché obligataire pour le refinancement des États avaient pour dessein d’empêcher ces derniers d’exercer leur prérogative de création monétaire, en la déléguant à des entités indépendantes. Cette décision apparaît, avec le recul, d’autant plus injustifiée que les banques centrales indépendantes (la BCE ou la FED par exemple) ont récemment adopté (ou envisagent de le faire) des instruments de politique monétaire “non orthodoxes” (Quantitative Easing ou “Helicopter Money for People”), les exacts équivalents de la “planche à billet” que les orthodoxes reprochaient aux États de faire tourner à la moindre difficulté.

Nous n’ignorons pas qu’une telle mesure pourra pénaliser les épargnants qui détiennent des obligations d’État, mais considérons qu’elle est conforme à l’intérêt du plus grand nombre, actuellement obligé de s’acquitter d’un impôt pour assurer le paiement des intérêts illégitimes de la dette publique.

Mesure 7 – Nous proposons de restituer à l’État les instruments de pilotage monétaire et financier, indispensables à la réorientation des flux d’investissement et à la relocalisation des consommations et des productions. Il s’agirait en premier lieu de   mettre fin à l’indépendance des banques centrales. Cette mesure revient à restituer à l’État l’instrument de pilotage public de la monnaie et des services financiers. Elle s’accompagnerait de la nationalisation totale ou partielle du secteur bancaire (ce dernier est nationalisé de fait depuis la crise de 2008, dans la mesure où l’État s’est porté garant, en dernier ressort et sans limitation de montant, non seulement des dépôts des épargnants, mais plus généralement des dettes contractées par les banques françaises).

Mesure 8 – Nous n’ignorons pas la résistance de certains gouvernements européens à de telles idées. La France engagerait des négociations avec ses partenaires pour les convaincre de l’impérieuse nécessité d’une telle politique. Dans l’hypothèse où elle n’obtiendrait pas gain de cause, elle pourrait décider de recouvrer sa souveraineté monétaire : elle plaiderait alors pour conserver l’Euro sous la forme d’une monnaie commune et non plus “unique”, suivant la proposition jadis formulée par la Grèce[11]. La France adopterait dans ce cas une politique monétaire reposant sur le pluralisme monétaire et la reconnaissance des monnaies locales et complémentaires (fondantes, dédiées, vectorielles, etc.), répondant à l’objectif de viabilité écologique et sociale des productions et consommations (empreinte écologique inférieure ou égale à 1 et encadrement des inégalités de revenus et de patrimoine).

Mesure 9 – Mise en place d’un Revenu de Transition Écologique[12]. Le RTE se destine à des personnes physiques, en contrepartie d’activités orientées vers l’écologie et le lien social ; la rémunération de ces activités (par exemple : agroécologie, permaculture, artisanat, low-tech) par le marché est souvent bien inférieure à leur valeur réelle. Le RTE comprend un volet monétaire et un volet accompagnement dans le cadre d’une coopérative de transition écologique (CTE). Une CTE a trois fonctions principales : financière avec le versement d’un revenu conditionné ; d’outillage des porteurs de projet en termes de formation et d’accompagnement, pour franchir progressivement les étapes de la transition ; de mutualisation des coûts, des pratiques et des connaissances au sein du groupe ainsi constitué. Les personnes et les initiatives déjà actives ou émergentes dans la transition gagnent ainsi en visibilité, et serviront de levier pour changer d’échelle et redynamiser les territoires. L’intérêt majeur du RTE est de s’appuyer sur des personnes, des réseaux et des structures déjà existantes, dont il constitue la pierre angulaire à travers la mise en œuvre d’une CTE. Celle-ci peut prendre différentes formes juridiques : une société collective d’intérêt collectif (SCIC) intègre des structures démocratiques diverses, dont des coopératives d’activité et d’emplois (CAE), des entreprises locales, des collectivités. La première CTE a été créée en 2019 dans la commune de Grande-Synthe avec la volonté de contribuer directement aux politiques territoriales de transitions (agricole et alimentaire ; transition énergétique ; mobilité ; économie circulaire etc.). La prochaine CTE est en cours de création dans le département de l’Aude. Les territoires en expérimentation sont eux-mêmes en réseau. Ainsi, le RTE a vocation à construire un nouveau modèle économique, écologique et social, grâce à un processus bottom-up.

Mesure 10 – Forcément, par voie de conséquence, encadrement des écarts de revenus (salaires, revenus du capital) serait à établir, à l’intérieur d’une fourchette dont l’amplitude est à définir de manière démocratique et par voie de référendum. De même que le revenu de transition écologique comble la distance entre le revenu jugé “minimal” et la rémunération réelle par le marché, le revenu maximal est le produit d’une décision démocratique qui interdit la “sur-rémunération” par le marché, dès lors que celle-ci introduit des écarts de revenus que la société juge néfastes. La même logique prévaut dans un cas comme dans l’autre : la borne inférieure et supérieure des revenus est déterminée démocratiquement. Les mérites des uns et des autres ne sont pas méconnus pour autant : la société dispose d’une grande palette d’instruments pour les reconnaître à leur juste valeur (charges et honneurs de toutes sortes sont une juste rétribution, non monétaire, de ces mérites et vertus).

Mesure 11 – Fiscalité écologique et sociale (exonération de la TVA et modulation de l’impôt sur le revenu en fonction du bilan “énergie / matière” des consommations). Cette fiscalité vise à inciter les consommateurs à adopter des comportements de consommation “vertueux” et accompagne la mise en place des quotas évoqués aux points 3 et 4. Si l’on fixe un quota élevé dans un premier temps, un système de modulation du taux d’imposition en fonction du bilan énergie/matière des consommations peut amener vers plus de sobriété. Cette solution est intéressante tant que le plafond est assez élevé et permet d’encourager les consommateurs à réduire leurs consommations “non vertueuses”, qui s’ajusteront d’elles-mêmes au plafond “cible”, progressivement rabaissé.

Mesure 12 – Agriculture : vers une “agroécologie décarbonée” (sans énergies fossiles). Il est urgent de mettre en place un modèle agricole à très haute productivité par unité de surface et à faible productivité par unité de travail. Une telle agriculture exigera de mobiliser à terme entre 15 et 30 % de la PEA, d’abandonner presque entièrement la motorisation à énergie fossile et d’avoir massivement recours à l’énergie musculaire (animale ou humaine). Cela implique également d’imposer un phasage de l’utilisation des pesticides de synthèse (néfastes pour toute la biodiversité) et les engrais de synthèse, autre poste important de l’utilisation/dépendance des combustibles fossiles en agriculture.

Imposer la sortie de cet ancien modèle est aussi une façon de se projeter dans le nouveau, celui qui permettra de faire de l’agriculture le premier secteur économique fixateur de carbone, comme le demandent les scénarios du GIEC que tous les pays ont admis avec la COP 21 dont la France est si fière. Ce modèle inclut aussi un retour à l’intégration des arbres dans nos pratiques agricoles, entre forêt-jardin, systèmes agro-forestiers et sylvo-pastoraux (soit le démembrement du remembrement). Par ailleurs, pour éviter la stratification sociale entre individus se consacrant à des activités dont les taux de productivité horaire sont très différents, nous proposons que cette mobilisation concerne TOUTE la Population Économiquement Active (PEA), sous la forme d’une activité agricole à temps partiel, spécialement dans les périodes où les besoins de main d’œuvre sont très élevés (récoltes, préparation des sols, désherbage, etc.). Le régime d’activité du futur serait donc celui de la “poly-activité intermittente”, qui verrait chaque individu se consacrer, alternativement et par phases, à l’entretien du vivant (dont l’agriculture est une forme essentielle) et à d’autres activités productives ou de services. Cette alternance aurait également des vertus démocratiques (puisqu’elle place tous les paysans, permanents ou intermittents, sur un pied d’égalité et de coopération) et culturelles, car elle permettrait de rétablir le lien entre tous les habitants du territoire national et “l’autre société” des espèces vivantes qui habitent ce même territoire.

Mesure 13 – Agriculture : vers une libération des semences et diversification génétique. La libéralisation des semences du domaine public constitue un élément majeur de l’autonomie et de la sécurité alimentaire. Il y a, à l’heure actuelle, grâce au travail institutionnel de différents acteurs, à l’échelon national et Européen, des avancées importantes pour la réhabilitation et la réappropriation des ressources génétiques natives (semences paysannes – variétés ancestrales, etc.). Il conviendra de mettre un terme à l’actuel système d’encadrement du marché des graines. Les semences paysannes sont d’ailleurs libres de tout droit de propriété intellectuelle, de tout brevet ou C.O.V. (titulaire d’un Certificat d’Obtention Végétale). Notons enfin que des travaux en cours (INRA – CIRAD de MONTPELLIER) tendent à montrer que les semences paysannes, à la différence des semences industrielles, sont riches d’endophytes (écosystèmes microbiens symbiotiques), lesquels contribuent fondamentalement à la vie les plantes, comme des sols.

Aucune loi n’interdit de re-semer les graines de son champ ou de son jardin, surtout si elles sont dans le domaine public, donc libres de tout droit de propriété intellectuelle… Cependant, le privilège de l’industrie (déposer des brevets sur les semences) leur a servi de tremplin pour accaparer les semences libres paysannes, et faire interdire leur usage libre. Le G.N.I.S. (Groupement National Interprofessionnel des Semences), par exemple, est une instance ambigüe à double casquette, représentant des intérêts privés des firmes qui le constituent, (Bayer, Monsanto, Dupont, Pioneers Syngenta, Limagrain, etc.) et chargé en outre par l’État français de gérer le secteur officiel des semences et de représenter l’État français pour toutes les missions officielles concernant la réglementation des semences… Cette situation est intenable d’un point de vue éthique, et dangereuse pour la biodiversité, c’est-à-dire l’avenir de l’agriculture. Nous proposons d’en finir avec les brevets de semences.

Mesure 14 – Agriculture : “réempaysannement des Terres”. La préservation et la répartition du foncier agricole, qui disparaît toujours au rythme de 1 département tous les 6 ans en France, est un enjeu majeur pour la pérennité de notre société. Les terres arables garantes de notre avenir alimentaire s’effondrent dans la plus totale indifférence. L’effet est plus dramatique encore dans les pays du Sud (Asie – Afrique – Amérique Latine) par l’accaparement dont l’ampleur constitue une menace globale pour l’humanité, avec des conséquences irréversibles sur le court terme. Les appropriations et la concentration des terres par quelques-uns entraînent la destruction des sociétés paysannes, l’exclusion de millions de petits producteurs, la destruction des écosystèmes et des ressources en eau et l’accélération du réchauffement climatique. Les paysans sont par millions victimes des évolutions actuelles des structures agraires qui violent les droits des populations et pillent littéralement les territoires, en créant partout la précarité et les pénuries alimentaires. Pourtant les agricultures paysannes sont dix à cent fois plus productives par unité de mesure que l’agriculture industrielle et elles nourrissent encore aujourd’hui 75 % de la population mondiale avec seulement 25 % des terres agricoles et très peu de protéines animales. Pour mettre fin à cette dérive en France, les SAFER verront leurs missions redéfinies et leurs prérogatives légales renforcées : maintien et développement des agricultures familiales (pratiquant la polyculture vivrière agroécologique), accompagnement des nouveaux paysans désirant participer à un programme de “reconquête paysanne”, pouvoirs d’investigation pour mettre en échec les opérations de contournement de la loi foncière[13].

Mesure 15 – Fin à terme de la métropolisation. L’alternance décrite (12 – §2) exige de rapprocher le lieu de résidence des espaces agricoles, afin de réduire la dépense énergétique liée au transport des personnes et des productions (circuits courts). Les politiques de réaménagement du territoire viseraient des agglomérations de 300 000 habitants en moyenne. Les distances domicile – lieu de travail se trouveraient alors réduites à tel point qu’elles pourraient être parcourues en ayant recours à l’énergie musculaire ou à des transports publics dont le coût serait d’autant plus faible pour la collectivité que les distances à parcourir seraient courtes. La redistribution de la population sur le territoire pourrait être encouragée par une fiscalité écologique et sociale adaptée (par exemple, la fiscalité foncière pourrait être réduite dans les zones à forte contribution écologique et sociale, et le manque à gagner pour les communes pris en charge par l’État). De tels changements s’effectuent sur des décennies.

Mesure 16 – A terme, politique de transport public intégrale ou mutualisée à l’échelle de petits collectifs (individus + bagages). Le transport individuel serait progressivement réduit par le moyen d’un quota carbone / Transport ; celui-ci étant rabaissé au fur et à mesure que l’offre alternative de transports publics serait renforcée.

Mesure 17 – Arrêt immédiat des subventions aux énergies fossiles. Cette mesure n’exige aucun préalable car rien, ni la rationalité économique ni l’intérêt général ne justifient ces subventions : celles-ci ne doivent leur existence qu’aux participations croisées de l’État dans les entreprises extractives. Leur rentabilité nette entretient une véritable dépendance de l’État aux énergies fossiles et l’entraîne dans une diplomatie et des opérations extérieures visant à garantir ses approvisionnements.

Mesure 18 – Fin des paradis fiscaux. Pour faire disparaître totalement le recours des entreprises aux paradis fiscaux, la loi prévoirait des sanctions pénales applicables aux dirigeants (actionnaires compris). Le rapatriement fiscal des avoirs détenus par les sociétés et les particuliers permettrait de restituer à l’État des ressources (la perte fiscale est actuellement estimée à près de 5 milliards par an, les avoirs nets des ressortissants français détenus par les paradis fiscaux à plus de 300 milliards d’euros) qui pourraient être consacrées à la conversion écologique.

B. Vers un État garant du bien public et des biens communs (7 mesures)

L’objectif général ici poursuivi est d’ouvrir une dynamique démocratique qui conduirait à une transformation progressive des institutions. Nous nous trouvons actuellement dans un moment de bascule tel qu’il est impossible d’anticiper la forme que prendront les institutions de l’avenir. Nous échoit la responsabilité d’enclencher les démarches nécessaires à cette métamorphose sur le temps long.

Mesure 1 – Réforme constitutionnelle introduisant à l’article 1 “L’État est garant du respect de l’Empreinte écologique et des Limites Planétaires”, article qui renverrait à une loi organique précisant les indicateurs retenus. Il conviendrait, comme nous l’avons vu, après être parvenu à descendre le niveau de destructivité écologique actuel vers une empreinte d’1 planète (avec un objectif intermédiaire d’1,5 planète à 10 ans, calé sur l’effort à entreprendre en matière de réduction de moitié en 10 ans des émissions carbonées), de se maintenir, le temps nécessaire à la régénération des écosystèmes, en-deçà de ce seuil d’1 planète. Serait également intégré au même article le principe de non-régression en matière de droit de l’environnement. Ainsi le principe de la viabilité écologique se trouverait inséré dans le “bloc de constitutionnalité”. Serait aussi constitutionnellement reconnue une extension du statut de sujet de droits (certes sous une forme non plénière) aux écosystèmes ou à des éléments de ceux-ci (fleuves ou glaciers par exemple).[14]

Mesure 2 – Réforme du pouvoir législatif de manière à renforcer sa représentativité et à lui donner les moyens de légiférer sur le temps long et la complexité. 

Création d’une « chambre du futur » permettant de

 

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