Andreï Tarkovski (3)

 

"Nous sommes les témoins du dépérissement du spirituel, alors que le matériel a depuis longtemps formé son propre système organique, qui est même devenu le fondement de notre vie sclérosée et menacée de paralysie. Tout le monde voit bien que le progrès matériel n'apporte pas aux hommes le bonheur. Mais néanmoins, tels des fanatiques hallucinés, nous continuons à en multiplier les performances. Ce faisant, nous en sommes arrivés à la situation évoquée dans "STALKER" : le présent se confond avec le futur, en ce sens que le présent renferme tous les prémisses de l'inévitable catastrophe que nous réserve le proche avenir, ce dont nous avons partiellement conscience, tout en étant incapable de l'éviter.

Le lien entre les actes de l'homme et son destin est ainsi rompu. Cette rupture tragique est à l'origine de la conscience instable qu'il a de lui-même dans le monde contemporain. Profondément, bien sûr, un homme dépend toujours de ses actes mais à force de s'entendre dire que plus rien ne dépend de lui, que sa propre expérience ne peut influer sur l'avenir, a mûri en lui le sentiment erroné et nuisible qu'il n'est pour rien dans son propre destin. 

Les liens qui unissent l'individu à la société sont à ce point dénaturés aujourd'hui dans le monde, que l'unique issue qui apparaisse est de rétablir le rôle joué par l'homme dans son propre destin. Il lui faudra pour cela revenir à la notion de son âme, à la compréhension des souffrances de cette âme et s'efforcer de relier ses actes à sa conscience. Il lui faudra admettre que sa conscience ne le laissera jamais en paix, quand tout autour de lui ira à l'encontre de ce qu'il pense. Il ne pourra plus dès lors se justifier à ses yeux ou à celle des autres par des formules commodes pour sa tranquillité et sa paresse, prétendant que tout ce qui se passe n'est pas de son fait mais la fatale volonté "des autres"....

Toute tentative pour rétablir l'harmonie de la vie passée passe par la restauration du problème de la responsabilité personnelle. J'en suis convaincu.

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L'homme n'est plus considéré que comme un "animal" socialement utile. La question reste de savoir en quoi consiste cette utilité. Si, mettant l'accent sur l'utilité sociale de l'activité d'un homme, nous en venons à oublier son intérêt en tant que personne, nous commettons une erreur impardonnable et mettons en place toutes les conditions favorables au déclenchement du drame humain.

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En parallèle au problème de la liberté, se pose celui de l'expérience et de l'éducation. Dans son combat pour la liberté, en effet, l'humanité moderne réclame la libération de l'individu, c'est à dire la possibilité concrète de faire tout ce qui lui passe par la tête. Ce ne peut être là qu'une libération illusoire et la voie vers de nouveaux désenchantements. Libérer l'énergie de la spiritualité humaine ne peut être que le fruit d'un énorme travail intérieur, que l'individu seul doit se décider à entreprendre. Dès lors, l'éducation reçue fait place à l'autoéducation, sans laquelle il est impossible de savoir quoi faire de cette liberté tant recherchée ou comment éviter de ne l'interpréter qu'en termes utilitaires ou de consommation. 

A cet égard, l'expérience de l'Occident fournit un matériau extraordinairement riche à la réflexion. Les libertés démocratiques y sont indéniables. Pourtant, ses citoyens réputés "libres" traversent une profonde crise spirituelle. Que se passe-t-il ? Pourquoi existe-t-il un conflit aussi aigu entre l'individu et la société malgré les libertés laissées à la personne en Occident ? 

Je pense que l'expérience occidentale prouve que se servir de la liberté comme d'un don gratuit, sans faire sur soi le moindre effort spirituel met l'homme dans la situation d'une impossibilité de jouir des bienfaits de cette liberté.

Dans ses manisfestations extérieures, l'homme n'est pas libre parce qu'il n'est pas seul mais la liberté intérieure est donnée à chacun dès l'origine. Reste à avoir le courage et la volonté nécessaires pour s'en servir.

Un homme vraiment libre ne l'est pas au sens égoïste du terme. La liberté de l'individu ne peut être la conséquence d'efforts sociaux. Notre avenir ne dépend de personne si ce n'est de nous-mêmes.

La possibilité de manifestation du libre arbitre est naturellement limitée par celui des autres mais il est important de dire qu'un défaut de liberté est toujours la conséquence d'une lâcheté ou d'une passivilité intérieure, d'un manque de détermination dans l'expression de sa volonté accordée à la voix de sa conscience."  

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