Conflits d'intérêts (2)

Ce document est ardu et très complet. Mais il mérite amplement d'être lu. Le problème qui en ressort, à notre niveau, est toujours le même : Comment savoir, dans le cadre d'un choix, ce qui est objectif et ce qui ne l'est pas. Qu'il s'agisse de la santé, de l'alimentation, des problèmes liés à la biodiversité; au changement climatique etc etc...Internet regorge "d'études" issues d'horizons dont nous ne maîtrisons pas les réseaux. Qui est intègre, qui ne l'est pas ?

Il suffit de prendre l'exemple de la covid. J'ai quasiment arrêté de m'y intéresser parce que j'en arrivais à passer plus de temps à essayer de trier dans la masse ce qui relève de l'objectivité, des faits, de la réalité et ce qui relève de l'intérêt.

 

 

Comment les conflits d'intérêts peuvent influencer la recherche et l'expertise

https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2012-3-page-48.htm

Laura MaximGérard Arnold

Dans Hermès, La Revue 2012/3 (n° 64), pages 48 à 59

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1Les conflits d’intérêts (CI) sont des situations où le jugement professionnel ou une action d’intérêt principal (par exemple la validité de la recherche ou la santé d’un patient) peuvent être indûment influencés par un intérêt secondaire, tel que le gain financier. Ces intérêts financiers – l’emploi direct, la consultance, le fait d’être actionnaire d’une compagnie ou d’être payé pour témoigner en tant qu’expert – peuvent décrédibiliser un chercheur, une revue scientifique et, in fine, la science elle-même (ICJME, 2012).

2Des articles analysant les conséquences des relations financières entre médecins ou chercheurs publics et l’industrie ont commencé à être publiés dès les années 1980 et ont atteint un pic de publications dans les années 2000. Les premiers papiers concernaient surtout la recherche (Lesko et alii, 2012) alors que les articles plus tardifs portaient sur la relation entre industriels et praticiens par l’intermédiaire de l’éducation, du marketing et des visiteurs médicaux.

3Notre article est basé essentiellement sur l’analyse de synthèses de littérature (reviews) qui ont recherché les éventuelles corrélations entre les CI des auteurs d’études portant sur un sujet donné et les résultats publiés de leur recherche, en fonction du financeur de l’étude, privé ou public. Les corrélations sont considérées comme prouvées lorsqu’elles sont significatives d’un point de vue statistique. Nous nous sommes principalement focalisés sur le domaine biomédical, qui compte la littérature la plus abondante sur ce sujet, mais les conclusions peuvent être élargies à d’autres secteurs. Le nombre d’études analysées par les auteurs d’une synthèse est parfois très important – 1 140 pour Bekelman et alii (2003).

Corrélation entre la source de financement et les résultats obtenus

4Les études du domaine biomédical analysées dans les synthèses sont à la fois des articles de revue scientifique et des guides de pratique clinique. Les synthèses analysées montrent une corrélation directe entre le financement d’une recherche par un industriel et la communication de résultats qui lui sont favorables (Bekelman et alii, 2003 ; Lexchin et alii, 2003 ; Schott et alii, 2010 ; Wang et alii, 2010 ; Fava, 2012 ; Lesko et alii, 2012). Cet effet a été appelé « le biais de financement » (« funding effect » [Krimsky, 2005]). Cette corrélation persiste depuis les articles des années 1990 jusqu’aux articles récents. Les études traitent principalement de deux aspects : l’efficacité thérapeutique des médicaments et l’évaluation de leurs risques (effets secondaires) :

sur l’efficacité thérapeutique, Lexchin et alii (2003) ont montré que les études financées par l’industrie pharmaceutique communiquent des résultats qui lui sont favorables quatre fois plus souvent que les études ayant un autre financeur. Schott et alii (2010) arrivent à la même conclusion sur la base de 23 synthèses portant sur des domaines divers (oncologie, maladies cardiovasculaires, psychiatrie, etc.).

sur les effets secondaires, Stelfox et alii (1998) ont montré, par exemple, que les auteurs financés par les compagnies pharmaceutiques rapportaient davantage une absence de risques des antagonistes du calcium que les auteurs financés par d’autres sources. Ces médicaments utilisés dans le traitement de l’hypertension étaient alors soupçonnés d’augmenter certains risques, notamment d’infarctus. Seulement deux des 70 auteurs des études originales analysées avaient déclarés leurs CI, alors que les journaux médicaux le demandaient depuis 1993.

Pour les guides de pratique clinique, Choudhry et alii (2002) ont analysé les pratiques de 100 experts appartenant à des comités ayant rédigé 37 guides concernant des pathologies importantes (l’asthme, l’artériosclérose coronarienne, la dépression, le diabète, l’hypertension, etc.). Leurs résultats montrent que 87 % de ces experts avaient une forme de relation avec l’industrie pharmaceutique, soit à travers un financement de leurs recherches, soit comme employés ou consultants. De plus, 59 % avaient des relations avec les compagnies dont les médicaments étaient directement concernés par les guides qu’ils contribuaient à rédiger. Seulement 2 % des experts avaient déclaré leur CI dans les guides.

5Plus récemment, Norris et alii (2011) ont identifié 12 études de ce type, publiées entre 1980 et 2011. Leur synthèse a conclu que la majorité des guides est développée par des experts ayant des liens avec l’industrie, et que beaucoup ne déclarent pas ou ne sont pas amenés à déclarer ces CI. Pour le sujet particulier des guides traitant de l’hyperlipidémie et des diabètes publiés entre 2000 et 2010, Neuman et alii (2011) ont trouvé que 52 % des membres des panels ayant développé ces guides (ce qui correspond à 150 experts sur un total de 288) avaient des CI.

6Enfin, la situation est similaire concernant la « bible de la psychiatrie », le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, document qui établit quels sont les symptômes qui doivent être considérés comme étant anormaux : environ 70 % de ses auteurs ont des liens financiers avec l’industrie pharmaceutique (PLoS Medicine Editors, 2012).

7Dans le cas des guides de pratique clinique, l’influence des CI est très étendue en termes de patients concernés, puisque ces guides sont censés orienter le travail d’un nombre très important de médecins.

Modes d’action possibles des CI

8Les CI peuvent agir par des voies inconsciente ou volontaire.

9Selon l’étude de Smith (2006), beaucoup de chercheurs ne considèrent pas que les CI influencent leur propre jugement. Une partie d’entre eux pense qu’ils influencent le jugement de leurs collègues, mais pas le leur (Choudhry et alii, 2002). Dans ce cas, l’influence des CI, si elle existe, est donc inconsciente.

10Par contre, dans certains cas, leur influence sur la littérature biomédicale est volontaire et fait partie d’une stratégie industrielle. Pour expliquer la corrélation entre le financement par l’industrie et les résultats des études obtenus par les chercheurs, plusieurs mécanismes possibles ont été évoqués. Ces mécanismes peuvent intervenir à toutes les étapes des études, en commençant par le choix d’en financer certaines plutôt que d’autres, jusqu’à leur publication (ou pas).

Le financement sélectif par les industriels

11La corrélation entre le financement par l’industrie et les résultats obtenus par les chercheurs en faveur des médicaments testés pourrait n’être due qu’au fait que les industriels n’accorderaient un financement que lorsqu’ils auraient la quasi-certitude d’un résultat final favorable, c’est-à-dire un médicament efficace et sans effets secondaires importants. Même si cette intuition se vérifie dans certains cas, cette seule explication est peu probable, car les données existantes montrent que les chercheurs ne sont pas toujours capables de prédire à l’avance les résultats des essais sur un produit (Lexchin et alii, 2003).

La conception de l’étude

12Dans toute expérimentation, du domaine biomédical comme des autres domaines, la conception de l’étude influence les résultats. Il est donc important d’évaluer la robustesse du protocole utilisé. Cette évaluation est réalisée soit au moyen de grilles de qualité multicritères, soit de façon spécifique sur un aspect particulier du protocole.

L’évaluation multicritères de la qualité d’une étude

13La qualité des protocoles utilisés dans les études financées par l’industrie a été comparée à celle des études financées par d’autres sources, en utilisant des grilles d’évaluation regroupant de 5 à 100 critères. Lexchin et alii (2003) ont ainsi fait la synthèse de 13 études qui montrent que la qualité de celles financées par les industriels est similaire à la qualité des études ayant d’autres sources de financement. Toutefois, les auteurs soulignent que leur résultat doit être interprété avec précaution, car ils ne garantissent pas l’absence de biais méthodologique qui pourrait résulter de l’utilisation de grilles d’évaluation de la qualité des études incomplètes. Une conclusion similaire a été tirée par Bekelman et alii (2003) et Schott et alii (2010). Ces auteurs ont montré que certaines des grilles utilisées n’incluent pas des aspects qui influencent fortement la qualité des recherches, comme, par exemple, la formulation de l’hypothèse initiale, la méthode choisie, la pertinence clinique des paramètres mesurés chez les patients, le choix des produits de contrôle et de la durée des essais, la manière de présenter ou d’interpréter les résultats.

L’évaluation d’un aspect particulier du protocole

14L’évaluation de l’efficacité thérapeutique dépend beaucoup du protocole de l’étude qui peut augmenter les chances d’obtenir des résultats favorables, en particulier en fonction du choix du produit de comparaison et de la dose de produit administrée.

15Le choix du produit de comparaison. L’efficacité d’un médicament peut être étudiée par rapport à un placebo ou à un produit de comparaison choisi par l’expérimentateur. Djulbegovic et alii (2000) ont analysé 136 essais randomisés contrôlés [1][1]ERC : Type d’étude scientifique utilisée en médecine, qui peut… (ERC) concernant les myélomes multiples, et ont montré que les essais sponsorisés par l’industrie utilisent des contrôles négatifs (ou « inactifs » [2][2]Dans une expérimentation, les contrôles négatifs (ou…) – « placebo » ou « pas de traitement » – plus souvent que les études financées par d’autres sources (60 % vs. 21 %). Ce résultat a été confirmé par Kjaergard et Als-Nielsen (2002), sur la base de l’analyse de 159 ERC publiés dans le British Medical Journal (BMJ), une revue scientifique médicale très réputée. Le fait d’utiliser des contrôles placebo tend à produire des résultats favorables au médicament, ce qui n’est pas le cas lorsque des contrôles actifs sont utilisés (Djulbegovic et alii, 2000).

16Dans une autre étude financée par l’industrie, portant sur l’efficacité du médicament fluconazole, le produit de comparaison choisi était mal absorbé par l’organisme – ce qui était connu. Il y avait donc un biais en faveur du fluconazole, puisqu’on comparait une faible dose absorbée du produit de comparaison avec une dose plus grande de fluoconazole, au lieu de comparer les effets d’une même dose absorbée (Lexchin et alii, 2003).

17Le choix de la dose de médicament administrée. Le médicament étudié peut être dans certains cas administré à des doses plus importantes que la dose du produit de comparaison (Rochon et alii, 1994), ce qui surévalue son efficacité.

Les études à visée publicitaire

18Des documents internes à l’industrie, devenus publics suite à des procédures judiciaires, montrent que certaines études paraissent tester une hypothèse scientifique alors que leur vrai but est d’augmenter les ventes d’un médicament en le faisant connaître auprès des médecins au moyen d’un « essai clinique promotionnel » (seeding trial). Ainsi, Hill et alii (2008) relatent le cas du rofecoxib (Vioxx), dont l’essai avait été conçu et mené par le département marketing de la compagnie pharmaceutique concernée. Pour atteindre son objectif de marketing, l’étude avait été menée dans 600 centres, ce qui n’était pas nécessaire d’un point de vue scientifique (Schott et alii, 2010). Le caractère commercial avait été caché aux participants. Malgré l’apparition d’effets secondaires cardiovasculaires, aucune investigation supplémentaire n’a été engagée. L’article décrivant l’étude avait été rédigé par des employés de la compagnie productrice du rofecoxib, mais a été publié avec un chercheur académique en premier auteur, qui a reconnu ensuite ne pas l’avoir écrit lui-même. Par la suite, la compagnie avait analysé le retour de l’étude en termes de marketing, constatant une plus grande fréquence de prescription du médicament chez les médecins ayant participé à l’essai, par rapport aux non-participants.

L’interprétation des résultats

19L’interprétation des résultats d’une expérience n’est pas toujours appuyée par les données brutes. Ainsi, sur la base de 22 études originales sur les médicaments non stéroïdiens utilisés dans le traitement de l’arthrite, ayant un lien avec l’industrie pharmaceutique, Rochon et alii (1994) ont trouvé que la majorité des études montraient que le médicament du financeur était présenté comme étant moins toxique que le traitement de comparaison. Pourtant, la moitié de ces études ne s’appuyait sur aucun test statistique.

La publication des études

20Certains auteurs ont montré que la recherche financée par des compagnies pharmaceutiques avait une probabilité plus faible d’être publiée que la recherche financée par d’autres sources et qu’une partie importante des études financées par l’industrie n’est jamais publiée (Lexchin et alii, 2003 ; Rising et alii, 2008 ; Schott et alii, 2010). Plusieurs explications ont été proposées pour expliquer ce phénomène, parmi lesquelles le fait que les résultats favorables au financeur sont publiés plus souvent que ceux qui sont défavorables (Schott et alii, 2010) ou que l’industrie peut refuser la publication de résultats défavorables (Bekelman et alii, 2003). Par exemple, McCarthy (2000) décrit le cas de la compagnie californienne Immune Response Corporation, qui a financé un essai pour étudier l’efficacité de son vaccin pour améliorer l’immunité des malades de sida. L’essai avait conclu qu’il n’y avait pas de différence significative entre les patients vaccinés et ceux qui ne l’étaient pas. Les chercheurs universitaires ayant réalisé l’essai ont voulu publier les résultats, mais la compagnie a fait une demande auprès de l’American Arbitration Association [3][3]Une organisation sans but lucratif qui agit pour résoudre des… pour les en empêcher. Les scientifiques ont quand même publié leurs résultats dans le Journal of the American Medical Association (JAMA), une revue scientifique prestigieuse. La compagnie pharmaceutique a alors fait une demande de dédommagement de 7 à 10 millions de dollars pour les pertes financières qu’elle prétendait subir.

21La relecture des manuscrits par les pairs (peer-review) occupe, en principe, une place très importante dans les publications scientifiques et constitue normalement une garantie de la qualité des études publiées. Pourtant, en cas de CI des auteurs, celle-ci est affaiblie, comme le suggèrent Bekelman et alii (2003) qui mettent en évidence une qualité inférieure des ERC publiés dans des suppléments de journaux scientifiques financés par l’industrie, par rapport aux autres essais publiés dans les journaux parents. Cette différence a été attribuée au processus de relecture qui pourrait être moins sévère dans les premiers.

22De même, en cas de publication dans des actes de conférence, le niveau d’exigence de la relecture est plus faible (voire nul) par comparaison avec les revues scientifiques, ce qui pourrait favoriser les interprétations favorables aux financeurs (Lexchin et alii, 2003).

23Une stratégie adoptée par les compagnies pharmaceutiques pour influencer le processus de publication est d’utiliser des « nègres littéraires » (ghost writers), qui sont des auteurs d’articles dont le nom n’apparaît pas sur la publication. Il s’agit d’employés des compagnies ou de consultants payés par l’industrie pour écrire des articles scientifiques favorables à un de leurs médicaments ou défavorables aux médicaments qui concurrencent le leur. Les compagnies, qui peuvent rester invisibles et agir seulement par l’intermédiaire de sociétés de consulting, proposent ensuite ces articles déjà écrits à des chercheurs académiques. Ceux-ci sont rémunérés pour publier l’étude sous leur nom (Fugh-Berman, 2005). Cet auteur avait elle-même été sollicitée pour signer un article déjà rédigé sur les risques des interactions entre les herbes aromatiques et la warfarine. Ce médicament générique était alors le seul anticoagulant oral approuvé aux États-Unis, et la compagnie pharmaceutique avait développé un anticoagulant concurrent qu’elle souhaitait faire autoriser : elle avait donc intérêt à publier une étude sur les risques de la warfarine.

24Des articles écrits par des nègres littéraires contribuent donc à la fabrication de controverses en matière de santé publique, et certaines compagnies pharmaceutiques se servent de l’autorité de scientifiques académiques pour ralentir ou orienter des politiques publiques, la parole de scientifiques qui paraissent indépendants étant souvent jugée plus crédible que celle des industriels (Pearce, 2008 ; Maxim et Mansier, 2012).

Les CI des rédacteurs (editors) des revues scientifiques

25Les rédacteurs des revues scientifiques médicales peuvent eux aussi avoir des CI, en particulier lorsque les revues vendent des tirés à part des articles ou des espaces de publicité. Alors que les effets des CI des auteurs d’articles sont maintenant bien étudiés, au moins dans le domaine biomédical, ceux des rédacteurs ne le sont quasiment pas. D’ailleurs, une grande partie d’entre eux ne déclarent pas leurs CI (Smith, 2006). Or, les rédacteurs ont un poids important dans la décision de publier ou non un article, y compris par le choix des relecteurs à qui cet article sera confié pour avis. Ils peuvent être influencés par le fait que les compagnies dépensent souvent des milliers (et parfois des millions) de dollars pour acheter des tirés à part des études qu’elles ont financées et qui présentent des résultats favorables. Les rédacteurs connaissent par expérience le type d’article qui peut faire l’objet d’achats massifs de tirés à part, et parfois les compagnies les informent à l’avance de leur souhait d’en acheter. Dans ce cas, les revues peuvent bénéficier de financements importants, ce que Richard Smith, rédacteur lui-même du BMJ et directeur du BMJ Publishing Group pendant treize ans, appelle tout simplement un pot-de-vin (bribe). Il raconte même qu’une fois, la représentante d’une compagnie l’a invité dans le « restaurant de son choix »… voire plus si affinités (« She was very effusive and stopped just short of saying she would go to bed with me if we took the paper »).

26La vente d’espaces publicitaires est également une source majeure de revenus. La majorité est achetée par des compagnies pharmaceutiques, qui peuvent menacer de retirer leur publicité si un article qui leur est défavorable est publié. Richard Smith évoque une telle situation survenue dans une édition locale de la revue BMJ, menacée par une compagnie de retirer sa publicité si un article critique, déjà publié dans le BMJ hebdomadaire, était republié dans son édition locale. L’article a finalement été republié et la compagnie a retiré son financement. Cet évènement a contribué au fait que cette édition locale a fait faillite ultérieurement en raison d’un financement insuffisant de publicité. Mais dans une autre situation où les compagnies ont menacé de retirer leurs publicités, elles ont fini par ne pas le faire, même si le BMJ n’avait pas cédé.

La critique des résultats défavorables à l’industrie

27Pearce (2008) fait état, en partie sur la base de sa propre expérience d’épidémiologiste, de situations de pression psychologique que des auteurs identifiant des risques de médicaments – ou d’autres substances chimiques – doivent affronter dans le contexte actuel de la recherche. Il souligne que « pour chaque épidémiologiste indépendant qui étudie les effets secondaires des médicaments et les dangers des substances chimiques industrielles, il y a plusieurs autres épidémiologistes payés par l’industrie pour attaquer sa recherche et la décrédibiliser comme étant de la pseudo-science [4][4]Notre traduction. » (Pearce, 2008). Ces attaques peuvent être très amplifiées au moyen d’Internet.

L’utilisation des résultats scientifiques dans les décisions publiques

28Les CI influencent l’utilisation des connaissances scientifiques dans la prise de décisions en matière de santé publique, de manière directe et indirecte. Cela peut être de manière directe, lors des processus d’expertise mis en place au niveau des agences gouvernementales, quand certains experts ont des CI. L’expertise n’est pas sous le contrôle de la communauté scientifique mais celui de l’administration et du monde politique, et fonctionne selon des règles différentes du milieu académique.

29De manière indirecte, l’influence peut s’exercer si les résultats scientifiques sont orientés en raison des CI des auteurs ou des rédacteurs de revue, comme cela a été décrit précédemment. Par exemple, une étude qui conclut, sous l’influence des CI, qu’un médicament est plus efficace ou moins toxique qu’un autre, va influencer la décision des agences gouvernementales dans un sens favorable à la mise sur le marché de ce médicament.

30L’influence des intérêts industriels sur les procédures mises en place par les administrations, notamment lorsque des risques sanitaires sont mis en évidence par des chercheurs, a été très souvent critiquée. Pearce (2008) évoque par exemple le cas de l’administration américaine, ayant manipulé les procédures de relecture en posant des questions aux relecteurs potentiels sur leurs préférences politiques, et ayant bloqué le financement ou la publication de résultats scientifiques défavorables à certains intérêts économiques.

31Cet auteur cite également les défaillances de l’agence sanitaire américaine Food and Drug Administration (FDA), qui a maintenu le médicament Vioxx sur le marché même après que des signaux d’alerte sur ses effets cardiovasculaires sont apparus. C’est un cas très similaire à celui de l’antidiabétique Mediator en France, qui a montré les mêmes défaillances dans le fonctionnement de l’agence du médicament française, l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps), qui a maintenu ce médicament sur le marché, même après que ses effets cardiaques significatifs ont été prouvés.

Les CI en dehors du domaine biomédical

32Le lien direct entre la source privée du financement et l’orientation des résultats en faveur de l’industrie qui finance a été montré dans un grand nombre d’études du domaine biomédical. Ceci laisse présager une situation similaire dans d’autres domaines tels que l’évaluation des risques des substances chimiques industrielles, ou plus généralement des risques pour la santé publique et l’environnement. Ainsi, dans les réglementations européennes sur les substances chimiques industrielles (le règlement européen Reach) et les pesticides (règlement 1107/2009), ce sont les industriels commercialisant ces substances qui produisent également l’évaluation de leurs risques. Le potentiel de CI y est donc très important.

33Trois autres secteurs industriels ont été particulièrement étudiés et sont évoqués ici, à titre d’exemples : l’industrie agro-alimentaire, celle du tabac et celle des télécommunications.

L’industrie agro-alimentaire

34Lesser et alii (2007) ont analysé 206 études, portant sur le lien entre le financement industriel et les conclusions des études dans le domaine de l’alimentation (boissons non alcoolisées, jus de fruits et de légumes, lait). Ces études traitaient des effets sur la santé de ces boissons en analysant soit leurs bénéfices nutritionnels (par exemple, le calcium pour renforcer la densité osseuse), soit leurs effets sur certaines maladies. Les études financées par l’industrie rapportaient des résultats qui étaient favorables au sponsor huit fois plus souvent que les études ayant d’autres sources de financement.

35Étant donné que dans le domaine agro-alimentaire, de très nombreuses études sont financées par l’industrie, cela représente un potentiel significatif d’introduction de biais généralisé dans la littérature scientifique.

L’industrie du tabac

36L’analyse de 106 synthèses portant sur les effets du tabagisme passif a montré que 74 % des articles qui concluaient à l’absence d’effet négatif sur la santé étaient écrits par des auteurs ayant été directement financés par l’industrie du tabac ou ayant participé à au moins deux colloques financés par cette industrie (Barnes et Bero, 1998). Ces auteurs concluent que la « controverse » sur les effets du tabagisme passif n’avait pas de fondement réel dans les recherches indépendantes, mais était créée artificiellement par des auteurs affiliés à l’industrie du tabac, et ayant réussi à publier leurs synthèses dans des journaux médicaux.

37Barnes et alii (2006) ont analysé le cas de l’étude « des 16 villes » utilisée par l’industrie du tabac pour argumenter que les conséquences du tabagisme passif sur les lieux de travail ne seraient pas importantes puisqu’elles seraient moindres qu’au domicile, et qu’en conséquence il serait inutile de prendre des mesures de restriction du tabagisme au travail. Ils montrent, en particulier, que l’implication de R. J. Reynolds Tobacco Company et du Center for Indoor Air Research de l’industrie du tabac dans la conception et l’exécution de cette étude avait été minimisée et jamais clairement dévoilée dans les publications. Mais ces auteurs montrent surtout que l’analyse et l’interprétation des résultats avaient été réalisées de telle manière qu’elles deviennent favorables à l’industrie du tabac, qui les avait utilisées pour argumenter contre – et retarder – l’interdiction du tabagisme au travail. En réanalysant statistiquement les données de l’étude à la lumière d’une définition des « lieux de travail fumeur » plus conforme à la réalité, Barnes et alii (2006) ont montré que l’élimination du tabagisme sur les lieux de travail pouvait réduire de moitié l’exposition à la fumée pour les personnes vivant avec des fumeurs à la maison, et l’éliminer complètement pour tous les autres. Dans cette étude « des 16 villes » les résultats avaient été interprétés de manière biaisée et ne reflétaient pas correctement les données primaires. Cette stratégie bénéficie du fait que la plupart des gens, y compris les décideurs, n’ont pas les compétences pour aller au fond des détails techniques de chaque étude, et ne lisent ou ne comprennent que les résultats finaux.

38Les publications financées par l’industrie peuvent contribuer à prolonger les controverses en raison des enjeux économiques importants (Oreskes et Conway, 2010 ; OMS, 2000). Le rapport publié en 2000 par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) sur les stratégies des compagnies du tabac pour ralentir la prise de décisions publique (OMS, 2000), y compris par « la distorsion d’importantes études scientifiques », représente un cas d’école des plus documentés en raison de la mise à disposition par voie judiciaire des documents internes des compagnies du tabac. Plusieurs stratégies utilisées par cette industrie pour influencer la recherche sont décrits par l’OMS :

financer secrètement des conférenciers participant aux colloques de l’OMS ;

organiser des conférences pour promouvoir des arguments en faveur du tabac, sans dévoiler son rôle d’organisateur ;

promouvoir ses travaux comme s’ils avaient été soutenus par l’OMS ;

utiliser des consultants présentés comme indépendants et ne dévoilant pas leurs liens avec l’industrie pour faire du lobby auprès des scientifiques de l’OMS ;

financer de la « contre-recherche », et ainsi de suite.

Les effets sur la santé des téléphones portables

39Huss et alii (2007) ont réalisé une synthèse de 59 études originales sur les effets sanitaires de l’utilisation des téléphones portables. Ils ont conclu que les études financées exclusivement par l’industrie des télécommunications étaient significativement moins susceptibles de rapporter des résultats statistiquement significatifs sur la santé, par comparaison avec les études financées par d’autres sources.

Quelques solutions pour résoudre le problème des CI

40Pour éviter que les CI introduisent des biais dans la recherche, plusieurs solutions ont été évoqués : rendre plus transparents la constitution et le fonctionnement des comités d’experts, rééquilibrer les financements publics et privés de la recherche, repenser les critères d’évaluation de la qualité des recherches et enfin revoir les politiques de publication et de financement des revues scientifiques.

La transparence des comités d’experts

41La solution principale proposée par la plupart des articles sur les CI est la transparence à tous les niveaux. Mais même si cette solution va dans le sens de la résolution du problème, elle n’est pourtant pas encore suffisante, pour plusieurs raisons :

Dans certains cas, les formulaires de déclaration des CI ne sont pas assez détaillés, et les chercheurs ou experts concernés peuvent, consciemment ou pas, en omettre certains (Choudhry et alii, 2002).

Beaucoup d’auteurs ne déclarent toujours pas leurs CI, même lorsqu’ils sont demandés (Barnes et Bero, 1998 ; Fugh-Berman, 2005 ; Smith, 2006 ; Pearce, 2008 ; Wang et alii, 2010), voire mentent en déclarant qu’ils n’en ont pas (Wang et alii, 2010).

Dans les travaux d’expertise, par exemple dans les comités d’experts des agences sanitaires, les déclarations ne sont pas utiles si les experts ayant des CI significatifs ne sont pas exclus des travaux.

Si aucune mesure n’est prise contre les auteurs ou les experts ayant menti sur leurs CI, par les rédacteurs des journaux, par les financeurs publics de la recherche ou par les agences sanitaires, ces pratiques continueront. Fugh-Berman (2005) suggère de rendre publiques ces pratiques répréhensibles du point de vue de l’éthique scientifique, comme la non-déclaration des CI ou le fait de se faire payer pour rendre légitime une publication qu’on n’a pas écrite.

Un des moyens pour assurer la transparence dans le domaine biomédical est la déclaration de tout essai, avant même qu’il ne commence, dans un registre publiquement accessible (Bekelman et alii, 2003). En 2004, l’International Committee of Medical Journals Editors (ICJME) [5][5]Voir : <www.icmje.org/>, consulté le 11/10/2012. a fait de la déclaration dans un des registres d’essais agréés par l’association une condition pour la publication dans les onze journaux médicaux les plus reconnus [5][5]Voir : <www.icmje.org/>, consulté le 11/10/2012.. Cette demande a été suivie par la rédaction de guides volontaires par des associations de compagnies pharmaceutiques, pour inciter leurs membres à la déclaration de leurs essais dans un des registres publics. Des dispositions réglementaires ont été établies en Europe en 2001 et aux États-Unis en 2008, pour préenregistrer les essais. Pourtant, Schott et alii (2010) indiquent que des essais sont renseignés de façon incomplète par les compagnies, des informations importantes n’étant pas mentionnées. Selon ces auteurs, les procédures de contrôle de la mise en application de ces réglementations restent trop faibles.

En conclusion, comme l’ont exprimé les rédacteurs de la revue PLoS Medicine, avec la transparence seule, sans mesures importantes visant à réduire les CI, ceux-ci continueront à avoir une influence négative sur la recherche et l’expertise (PLoS Medicine Editors, 2012).

Le rééquilibrage des financements privés et publics de la recherche

42Un autre moyen pour limiter l’influence négative des CI serait le rééquilibrage des financements privés et publics de la recherche (Lesser et alii, 2007 ; Schott et alii, 2010), et le contrôle public d’une partie des financements privés de la recherche. De cette façon, alors que les financements pourraient continuer à être privés, une agence publique pourrait veiller à repartir ces financements, en respectant à la fois les intérêts des investisseurs et les intérêts des États et des citoyens en termes de santé publique et d’efficacité (utilité) de l’innovation.

Renforcer l’évaluation de la qualité des recherches et de l’expertise

43Afin de renforcer l’évaluation de la qualité des recherches utilisées lors de la mise sur le marché des médicaments, il conviendrait de développer des grilles d’analyse plus fines qui incluraient l’ensemble des paramètres pertinents. En effet, des résultats biaisés peuvent être dus au mauvais choix ou au non-respect d’un seul des critères de qualité d’une étude.

44De nombreuses controverses récentes (par exemple sur les effets du bisphénol A et du Mediator, sur les risques des insecticides systémiques neurotoxiques pour les abeilles) ont fortement remis en cause la qualité des dossiers d’évaluation du risque chimique produites par des industriels dans des contextes réglementaires. Pour ces études, soumises par les industriels aux agences réglementaires, la relecture par les pairs et la publication dans des revues scientifiques ne sont d’ailleurs même pas demandées. Les employés des agences sanitaires et leurs comités d’experts eux-mêmes n’ont pas facilement accès aux données primaires et aux études originales, et on peut également se poser la question de savoir si leurs emplois du temps très chargés leur permettent d’analyser tous les aspects méthodologiques potentiellement importants pour la qualité des études que les industriels leurs soumettent.

La transparence financière des revues scientifiques

45La transparence est de plus en plus pratiquée par les revues scientifiques. Lesser et alii (2007) confirment ainsi l’augmentation significative entre 1999 et 2003 de la proportion des articles qui dévoilaient leur source de financement. Mais, pour éviter que les comités de rédaction des revues scientifiques participent à la politique de marketing des compagnies – en cédant à la tentation du financement issu de la vente de tirés à part et d’espace publicitaire – Schott et alii (2010) recommandent que les journaux médicaux communiquent publiquement, chaque année, les sources de leurs financements.

Notes

[1]

ERC : Type d’étude scientifique utilisée en médecine, qui peut être utilisée pour tester l’efficacité d’une approche thérapeutique dans une population de patients et qui se caractérise par la répartition aléatoire de ceux-ci entre plusieurs groupes (pour des détails, voir par exemple le site des instituts de recherche en santé du Canada, <www.cihr-irsc.gc.ca/f/22388.html>, consulté le 11/10/2012).

[2]

Dans une expérimentation, les contrôles négatifs (ou « inactifs ») sont des groupes témoin où aucun effet n’est attendu. Les contrôles positifs (ou « actifs ») sont les témoins dans lesquels un effet connu est attendu. L’effet du facteur étudié (par exemple, un nouveau médicament) est évalué par rapport à ce dernier effet.

[3]

Une organisation sans but lucratif qui agit pour résoudre des conflits tels que celui présenté ici.

[4]

Notre traduction.

[5]

Voir : <www.icmje.org/>, consulté le 11/10/2012.

 

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