Coronavirus : Immunité collective (2)

Un article très intéressant qui met en avant la notion d'immunité collective. 

Il est clair que le confinement va à l'encontre de cette notion mais au vu de l'état de nos structures hospitalières et sanitaires en général, rien d'autre n'était possible. C'est une solution par défaut. 

L'immense problème que pose le confinement, c'est le mode opératoire pour en sortir. Il est nécessaire d'atteindre un pourcentage très élevé de gens immunisés (60%) pour que l'épidémie ne reprenne pas de l'ampleur dès lors que le confinement s'allège. Sinon, on repart pour un tour...Au vu des chiffres actuels, 3% de la population française aurait été contaminée, chiffre très aléatoire au regard de l'absence de contrôle à grande échelle. 

On n'est pas sorti de l'auberge...Ou de la cave.

 

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“L’immunité collective ne conduit pas à l’idée que les plus forts devraient l’emporter. Bien comprise, elle désigne le fait que je suis protégé par le groupe et que je le protège”

Thomas Pradeu, philosophe des sciences

https://www.philomag.com/lactu/limmunite-collective-peut-elle-avoir-raison-de-lepidemie-42947?

L’immunité collective peut-elle avoir raison de l’épidémie ?

 

Mis en ligne le 30/03/2020 | Mis à jour le 30/03/2020

© Sébastien Bozon/AFP

Personnel médical du centre gospitalier Émile-Muller de Mulhouse transportant un patient en attente d’être évacué vers un autre hôpital, le 17 mars 2020. © Sébastien Bozon/AFP

Depuis que le Premier Ministre britannique Boris Johnson en a parlé pour justifier la politique initiale de laisser-faire de son pays face au Covid-19, la notion d’“immunité collective” est au cœur du débat. S’agit-il de sacrifier les plus faibles pour préserver le plus grand nombre dans une optique néodarwinienne ? Nous avons interrogé épidémiologistes et philosophes qui y voient plutôt un outil pour protéger l’ensemble de la société.

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« Je dois être honnête avec vous, avait lancé Boris Johnson le 12 mars lors d’une conférence de presse aux accents churchilliens, beaucoup d’autres familles vont perdre des êtres chers prématurément. » La semaine dernière, le lieutenant-gouverneur du Texas Dan Patrick estimait sur Fox News que le plus grand risque que fait courir le Covid-19 est de ruiner l’économie des États-Unis, tout en considérant qu’il ne fallait pas prendre de mesures restrictives et que les personnes d’un certain âge, dont il fait partie, devaient assumer pour le bien de tous le risque de tomber malade et de mourir. 

Ce sont là des formules choquantes, même si elles ont le mérite de la franchise. Pour leurs auteurs, elles seraient justifiées par la stratégie de “l’immunité collective” (herd immunity en anglais, herd signifiant « troupeau »), bien connue des épidémiologistes mais pas de l’opinion publique européenne jusqu’ici. Paradoxe de la situation : c’est à l’occasion du scandale déclenché par la position « attentiste » des Anglo-Saxons – suivie par les Pays-Bas et par la Suède – que le grand public a découvert qu’il existait des stratégies sanitaires très différentes pour faire face à l’épidémie et que les gouvernements avaient à choisir laquelle adopter. En France, par exemple, si le président Emmanuel Macron n’a cessé de placer ses décisions sous l’autorité de la science et des experts, jamais il n’a évoqué l’enjeu de l’immunité collective – pourtant au cœur du problème –, pas plus qu’il n’a exposé les différents scénarios pour l’atteindre, estimant sans doute que l’opinion, confrontée à une pluralité d’options, remettrait en question celle qui avait été choisie… 

Pour l’épidémiologiste Mircea Sofonea, maître de conférences à l’université de Montpellier, spécialiste de l’épidémiologie et de l’évolution des maladies infectieuses et membre d’un laboratoire mixte CNRS-IRD-université de Montpellier dédié à ces questions, un peu de pédagogie n’aurait pas été superflue : « D’autant plus que la stratégie adoptée par la France est justifiée compte tenu du stade épidémique dans laquelle elle se trouvait au moment où la décision a été prise. Cependant, elle ne met pas le pays à l’abri d’une seconde vague, et la question de l’immunité collective devra alors se poser tôt ou tard. »

Nous sommes partagés entre le devoir de prendre soin de chacun “un à un” et le souci de protéger le plus grand nombre

Qu’est-ce donc que l’immunité collective ? En quoi fonde-t-elle des stratégies distinctes ? Et comment affronter le dilemme éthique qui oppose le devoir de prendre soin de chacun « un à un » – selon le principe de la morale déontologique – et le souci de protéger le plus grand nombre et de calculer les conséquences à l’échelle collective – selon le principe de la morale conséquentialiste ? 

Une notion aussi ancienne que le vaccin

Si le terme d’ « immunité collective » remonte à 1923, il faut attendre la deuxième moitié du XXe siècle et l’ambition d’éradiquer les maladies infectieuses à l’échelle mondiale au moyen de vastes programmes de vaccination pour voir fleurir cette notion dans l’épidémiologie mathématique, discipline qui modélise la propagation des pathogènes au sein des populations. Mais, en réalité, le principe lui-même remonte au XVIIIe siècle, au moment où la variole était la première cause de mortalité sur le continent européen. Avant qu’un vaccin ne soit trouvé, un premier procédé dit d’« inoculation » s’était révélé efficace… sauf qu’il comportait un risque de mortalité élevé – un décès pour 200 à 300. Le mathématicien suisse Daniel Bernoulli (1700-1782) estimait que, dans sa ville de Bâle, une inoculation systématique de la population réduirait drastiquement la contagion – avec un gain total de trois ans d’espérance de vie –, mais au prix d’un petit nombre de victimes. Avec la découverte du vaccin, ce risque chuta ; la technique du vaccin fut adoptée et la variole éradiquée. 

Les personnes immunisées jouent un rôle comparable à celui d’un isolant pour le courant électrique et empêchent que de nouveaux foyers puissent relancer l’épidémie

Pourtant, la question – morale, politique autant que statistique – persista : vaut-il mieux réduire la mortalité d’une population en tablant sur l’immunité collective assurée sinon par un vaccin, du moins par une contamination à grande échelle, ou faut-il refuser d’exposer un nombre limité d’individus – ceux qui ne supportent pas le vaccin ou la contamination – à un risque marginal ? Le principe de l’immunité collective, explique Mircea Sofonea, est celui d’une protection indirecte : « Les personnes qui n’ont jamais rencontré l’agent pathogène sont protégées par celles qui sont immunisées, soit parce qu’elles l’ont déjà rencontré et en ont guéri, soit parce qu’elles ont été vaccinées. La proportion de personnes qui ne contribuent plus à la reproduction du virus et à sa transmission abaisse la probabilité d’être contaminé» Les personnes immunisées jouent un rôle comparable à celui d’un isolant pour le courant électrique et empêchent que des foyers rémanents puissent relancer une épidémie. Sauf que, pour que cette barrière indirecte puisse se mettre en place, il faut attendre qu’une grande partie de la population soit immunisée… et qu’un petit nombre succombe. 

Quelle proportion de la population doit être contaminée pour que l’immunité collective soit efficace ? « Cela dépend en premier lieu du pathogène considéré », précise Mircea Sofonea. Pour le calculer, les épidémiologistes font appel à une autre notion : le taux de reproduction de base (R0), soit le nombre moyen d’infectés secondaires. « Une personne infectée contamine en moyenne R0 personnes durant la durée de sa phase infectieuse. Ce R0 permet de quantifier le potentiel et la vitesse de propagation de la maladie  dans la population.  Il peut monter jusqu’à 17 pour la rougeole. Et plus il est élevé, plus l’immunité collective devra être importante. Pour le Covid-19, en France, le R0 est estimé à 2,5. De sorte qu’il faut une immunité collective de près de 60 % (1-1/2,5). C’est le seuil pour se prémunir d’une épidémie future. » Et pour celle qui est en cours ? « On appelle cela la “déplétion de sensibles” : il y a de moins en moins de personnes à infecter, du coup l’épidémie s’éteint spontanément. Mais cela procède de la même dynamique que l’immunité collective. »

En quoi cette stratégie pose-t-elle alors problème sur le fond ? « Du point de vue épidémiologique, elle repose sur deux hypothèses fragiles, explique Mircea Sofonea. D’abord sur l’hypothèse que le virus ne va pas muter et échapper au système immunitaire de ceux qui l’ont déjà contracté – or les molécules codant l’information génétique du Covid-19 sont de type ARN, et non pas ADN, et l’ARN est moins stable et donc a priori plus susceptible de muter. Si la pandémie continue de circuler dans l’hémisphère sud pendant l’hiver austral, les occasions pour le virus d‘acquérir une mutation qui contourne la mémoire immunitaire acquise vont augmenter. Un retour d’ici un ou deux ans d’un Covid-19 qui aurait muté face à une population qui sera à nouveau complètement “naïve” n’est pas à exclure. Deuxième hypothèse : il faut que l’immunité développée par ceux qui ont été contaminés soit durable. Or  on ne sait pas si les anticorps de ceux qui ont rencontré le virus en décembre seront encore là dans six mois. Dans le cas du Syndrome respiratoire aigu sévère [Sras] de 2003, par exemple – qui est très proche du Covid-19 –, on a constaté une disparition des anticorps au bout de deux ans. Cela laisse donc supposer qu’une nouvelle infection était possible dès la troisième année. »

“Miser sur l’immunité collective sans distinguer les groupes à risque, c’est irresponsable”

Mircea Sofonea, spécialiste d’épidémiologie

Même en admettant que ces deux hypothèses tiennent la route, la stratégie de l’immunité collective pose d’abord un grave problème moral : celui d’exposer les plus fragiles. Si l’on estime à 1 % la létalité du Covid-19, celle-ci n’est pas répartie uniformément dans la population. Elle cible fortement les personnes âgées et  celles souffrant de maladies chroniques et de comorbidités. Pour les plus de 70 ans, le taux évolue entre 7 et 15 %, en fonction du dénominateur. « Miser sur l’immunité collective sans distinguer les groupes à risque, c’est irresponsable. Une stratégie consistant à faire circuler le virus dans la population à faible risque de complications doit nécessairement s’accompagner d’un confinement drastique des sujets à risque afin d’éviter tout contact entre ces deux groupes – or ceci est difficile à mettre en application au sein des familles. Le problème du Covid-19, ce n’est pas tant sa mortalité moyenne, ce sont les complications respiratoires qu’il cause et le fait que toute la population y soit “naïve” – ce qui expose les services de réanimation au risque de saturation. » Enfin, en admettant que cette stratégie ait un sens collectivement, elle reste risquée individuellement : « Il y a une chance sur 3000 pour qu’une personne d’une vingtaine d’années meure du Covid-19. Une sur 1000 pour les trentenaires. C’est un risque faible mais pas négligeable que personne n’a envie de prendre », avertit Mircea Sofonea. 

Un enjeu commun à toutes les stratégies

Est-ce à dire que la quête de l’immunité collective doive être catégoriquement rejetée ? Sous la forme du « laisser-faire » à la britannique, qui vise à limiter les perturbations sur le fonctionnement de la société mais laisse mourir un grand nombre de personnes fragiles et menace de faire éclater les services de soins : sans aucun doute. Et pourtant, l’enjeu de l’immunité collective n’en demeure pas moins central dans toutes les autres stratégies adoptées contre le Covid-19 – alors que les tenants de ces stratégies alternatives n’en disent mot. 

Examinons d’abord la stratégie dite de l’« endiguement » mise en place en Chine, en Corée du Sud et à Taïwan. Elle consiste à tester, à repérer, à isoler les individus contaminés de sorte qu’ils ne contaminent pas les autres. « Elle présuppose une culture des maladies transmissibles, avec l’habitude des “mesures barrière” comme le masque et une confiance dans les actions mises en place par les autorités, invasives sur le plan de la vie privée. Ce n’est pas en Corée du Sud que vous verrez les gens sortir faire la fête ou se ruer dans les supermarchés une veille de confinement. Il faut avoir la logistique, le personnel et la discipline pour pouvoir faire du dépistage massif et de l’isolement ciblé », tient à préciser Mircea Sofonea. À voir les courbes de contamination et de mortalité en Corée du Sud, cette stratégie a cependant démontré son efficacité. « Sauf que ces populations, n’ayant développé aucune immunité collective, sont exposées à un retour violent de l’épidémie dès que le virus fera son retour via quelques cas isolés ». La Chine l’a compris, qui vient de fermer ses frontières. 

Prenons ensuite la stratégie dite de l’ « atténuation », mise en place en Europe continentale et en France en particulier. Dans la mesure où l’on a laissé l’épidémie entrer sur le territoire, que son développement est vite devenu exponentiel, que les infrastructures pour tester et isoler les groupes à risque faisaient souvent défaut et que le respect du confinement n’a pas été maximal – « en France, en tolérant que 2 millions de Franciliens rejoignent la province le jour du confinement, on a perdu beaucoup de chances de contrôler la situation », reconnaît Mircea Sofonea –, il a donc été décidé d’atténuer la progression de l’épidémie plutôt que de l’endiguer. Avec un objectif central : éviter la saturation des services de soins intensifs. Mais, là aussi, bien qu’on ne le dise pas ouvertement, la variable de l’immunité collective n’est pas absente. On restreint les activités pour entraver la diffusion trop rapide du virus, mais on compte sur une diffusion modérée qui devrait permettre d’atteindre, à terme, une immunité collective et autoriser le redémarrage des activités. Une manière aussi d’intégrer les « trous » dans le filet de protection et le fait que les règles édictées ne seront pas partout scrupuleusement respectées. Bref, on jongle entre confinement, secours aux personnes à risque et contamination lente. 

Des projections inquiétantes pour le futur

Pour mesurer la pertinence des différentes stratégies mises en place par les gouvernements, le groupe de modélisation du laboratoire de maladies infectieuses du CNRS-IRD-U de Montpellier dirigé par Samuel Alizon a fait tourner ses ordinateurs. Les résultats sont très inquiétants. Trois configurations ont été modélisées : une vague épidémique sans aucune politique de contrôle, une vague avec un contrôle fort mais d’une durée limitée à trente jours, et une vague épidémique avec un contrôle moyen mais persistant. Dans le premier cas, l’épidémie atteint son pic en 150 jours, mais en faisant exploser les capacités d’accueil des malades ; dans le deuxième cas, l’épidémie est réduite et même supprimée tout en permettant à la courbe des personnes nécessitant des soins intensifs de rester sous la valeur du nombre de lits disponibles mais elle repart à la hausse brutalement, sitôt le confinement levé ; enfin, dans le troisième cas, le pic repart à la hausse lui aussi mais beaucoup plus tard, et l’immunité de groupe est quasiment atteinte. « Au vu de ces projections mathématiques, on a des raisons de penser qu’il va falloir adapter nos stratégies sur le temps long en intégrant des mesures de confinement différentiels et périodiques, commente Mircea Sofonea. Car si l’on confine trop, on s’expose à une nouvelle épidémie. » L’objectif reste donc bien d’atteindre le seuil des 60 % d’immunité collective, mais de manière maîtrisée, en confinant et en déconfinant les populations de manière ciblée et selon les moments. Et en procédant aussi à des tests sérologiques, via une prise de sang – « le test de dépistage nasal vous dit si vous êtes porteur actuel, pas si vous l’avez été une fois le virus disparu de votre organisme. Pour savoir si vous avez déjà été contaminé et développé une immunité, il faut regarder vos anticorps dans le sang. » 

À long terme, la question n’est pas de savoir si l’épidémie risque de redémarrer après le pic national actuel, c’est de savoir quand et où… « Si on lève le confinement en avril, on s’expose à un nouveau pic dès le mois de juin. Il faudra casser la courbe exponentielle et avancer par à-coups, en adoptant des confinements localisés en fonction des reprises locales. Toutes les régions ne seront pas logées à la même enseigne. L’immunité collective risque d’être hétérogène », prévient Mircea Sofonea.

Se protéger en protégeant les autres 

“L’immunologie pose des questions fondamentales sur l’individu et ses frontières. Il s’agit de savoir comment on protège les autres en étant protégé soi-même”

Thomas Pradeu, philosophe des sciences

L’immunité collective n’est pas seulement une stratégie sanitaire. C’est un enjeu philosophique. « L’immunologie pose des questions fondamentales sur l’individu et ses frontières. Il s’agit de savoir comment on protège les autres en étant protégé soi-même », affirme le philosophe Thomas Pradeu, directeur de recherche en philosophie des sciences au CNRS et à l’université de Bordeaux au laboratoire d’immunologie ImmunoConcept – il est également l’auteur d’un ouvrage intitulé Les Limites du soi.Immunologie et identité biologique (Presses de l’université de Montréal-Vrin, 2010). Selon lui, les développements du Covid-19 confirment une inflexion centrale de l’immunologie contemporaine. « Jusqu’ici, sous l’influence de la psychologie et de la philosophie, on concevait le système immunitaire comme fondé sur l’opposition entre le soi et le non-soi. L’organisme était supposé reconnaître ce qui lui appartenait en propre et rejeter ce qui venait du dehors, et constituait à ce titre une menace. C’est l’idée d’insularité – l’individu s’isole par rapport au reste – et d’endogénicité – il n’accepte que ce qui vient du dedans et rejette ce qui vient du dehors. Or on s’est rendu compte qu’en fait l’organisme tolère un nombre très important de virus et de bactéries étrangères qu’il n’élimine pas, mais qui le stimulent au contraire. Nous sommes tous des chimères, des êtres impurs et hétérogènes. Chaque individu est une population hétérogène. » 

Comment fonctionne le système immunitaire, alors ? « C’est un système de discrimination. Il dit : cela je vais l’accepter, cela pas. Mais il ne le fait pas sur la base de l’origine de ce qu’il rencontre. » Sur quelle base dans ce cas ? La nocivité ? « C’est un élément important mais il ne permet pas d’expliquer l’ensemble des réponses immunitaires. Disons que le système immunitaire est polarisé par la détection du changement. Si quelque chose apparaît ou croît de manière lente et progressive dans votre organisme, il va avoir tendance à le tolérer, mais si un virus, une bactérie ou une tumeur croît de manière brusque, cela va déclencher une réponse immunitaire destructrice. » Et dans le cas du Covid-19 ? « Au regard des différents symptômes déclenchés par ce virus, il semble que nous soyons en partie, du moins dans une seconde phase de la maladie, face à un problème d’immunopathologie, c’est-à-dire face à un dérèglement du système immunitaire qui nuit par sa réaction à l’organisme qu’il est pourtant censé protéger. » 

“L’immunité collective ne conduit pas à l’idée que les plus forts devraient l’emporter. Bien comprise, elle désigne le fait que je suis protégé par le groupe et que je le protège”

Thomas Pradeu, philosophe des sciences

L’immunité individuelle, défaillante, a donc besoin de l’immunité collective. Conçu comme une population de micro-organismes, l’individu doit être pensé comme le membre d’un grand corps immunitaire collectif, une sorte de population faite elle-même de populations. Mais, si la mise en place de l’immunité collective implique un risque pour les plus faibles, n’est-ce pas au contraire retomber dans une forme de sélection des plus forts, dans l’esprit du darwinisme social du XIXe siècle ? « Néodarwinisme, dans une certaine mesure oui, mais pas social, répond Thomas Pradeu. Il s’agit de raisonner de manière écologique et évolutive, en observant comment les différents corps interagissent sur un territoire donné, dans une vision très proche de celle de Darwin. Cela ne conduit pas à l’idée que les plus forts devraient l’emporter. Bien comprise, l’immunité de groupe désigne le fait que je suis protégé par le groupe et que je le protège. » 

Et le philosophe d’en donner un exemple concret : « Aujourd’hui, à l’hôpital de Bordeaux avec lequel je travaille, les services ont très peur avec les patients qui sont en chimiothérapie ou qui sont immuno-supprimés parce qu’ils ont subi des transplantations. On se demande comment ces patients peuvent être protégés via l’immunité collective. On se demande également comment ils vont répondre avec leur système immunitaire perturbé. Il est possible qu’ils répondent mal, mais il est possible aussi qu’ils aient moins de risques de déclencher certains mécanismes d’ immunpathologie, de s’autodétruire, puisque leur système immunitaire est affaibli» Quant aux mesures de confinement, elles sont résolument altruistes. « Pour beaucoup d’entre nous, nous ne risquons pas grand-chose en sortant, et donc si on accepte de rester chez nous, c’est pour protéger les autres, ce qui est essentiel dans cette période. » S’il est possible, comme Boris Johnson, de faire une lecture inégalitaire et néodarwiniste de l’immunité collective – « les plus faibles vont mourir, assumons : c’est le seul moyen de nous protéger collectivement » –, il est possible d’en faire une lecture altruiste : « Défendre l’immunité collective, soutient Thomas Pradeu, c’est alors favoriser les processus collectifs dans lesquels chacun serait gagnant. » 

Choisir entre les individus et le collectif ? 

Formulée en épidémiologie, la notion d’immunité collective pose également une question fondamentale en philosophie morale et politique : faut-il avoir le devoir de principe de sauver toute vie individuelle, quel qu’en soit le prix, selon la morale « déontologique », ou faut-il calculer les conséquences à l’échelle collective ? L’État doit-il protéger prioritairement les individus « un à un » ou avoir le souci du collectif ? « Les deux, autant que faire se peut», répond Olivier Rey, philosophe et mathématicien, auteur de l’essai Une question de taille (Stock, 2014). 

“Aujourd’hui, le groupe ne tient que s’il assure les individus qu’il ne les abandonnera pas”

Olivier Rey, philosophe

Pour comprendre comment la défense du collectif et de l’individu, loin d’être antinomiques, peuvent s’emboîter, Rey propose de revenir à la position du fondateur de la sociologie, Émile Durkheim, lors de l’affaire Dreyfus. « À l’époque de l’affaire Dreyfus, Durkheim, qui défendait le condamné, fut accusé d’incohérence par des antidreyfusards : lui qui enseignait que les individus n’existent qu’en tant que membres de la société, ne devait-il pas accepter que Dreyfus, quand bien même il eût été innocent, fût sacrifié ? Étant donné le rôle essentiel que l’armée était appelée à jouer dans la rivalité avec l’Allemagne, l’intérêt général du pays commandait de ne pas attenter à l’honneur de l’institution militaire en désavouant ses agissements – et tant pis pour Dreyfus ! » Que répondit Durkheim ? « Qu’il avait lui aussi à cœur l’intérêt général mais qu’il avait compris que, dans le contexte moderne, la société accorde tant d’importance à l’individu qu’il lui est absolument nécessaire, pour maintenir sa cohésion, d’assurer chaque individu qu’elle respectera ses droits et ne le sacrifiera pas aux intérêts collectifs. Autrement dit, en défendant Dreyfus, Durkheim avait le sentiment de protéger le contrat social implicite en vigueur dans une société moderne. On pourrait dire la même chose dans la situation actuelle : ne pas sacrifier les personnes vulnérables à l’intérêt général est moins une façon de privilégier les individus par rapport au groupe que tenir compte du fait qu’aujourd’hui, le groupe ne tient que s’il assure les individus qu’il ne les abandonnera pas. » C’est bien pourquoi Boris Johnson a été obligé d’abandonner sa première stratégie – le « laisser-faire » – pour celle de l’atténuation. Mais Olivier Rey nuance néanmoins cette position de principe : « Si les efforts pour entraver les progrès de la maladie en venaient, par paralysie d’un trop grand nombre d’activités, à menacer l’approvisionnement en denrées de première nécessité et à désorganiser l’ensemble de la société, alors les considérations de groupe reprendraient le dessus, et la population attendrait des autorités non pas qu’elles continuent à se soucier de chacun quoi qu’il en coûte, mais qu’elles s’emploient à rétablir les conditions d’une vie à peu près normale. » 

Mais tout ne repose pas sur l’État. Pour que l’immunité collective puisse assurer la cohésion du tout en même temps que la sécurité des individus, ne faut-il pas que ceux-ci se sentent concernés par le respect des mesures collectives ? « Les personnes qui ne respectent pas les règles prises pour entraver la propagation de la maladie sont souvent des personnes qui estiment ne pas courir un grand danger dès lors que, jeunes et en bonne santé, le virus n’engendrera pas de complications chez elles. Elles se soucient peu d’être de potentiels vecteurs de la maladie auprès de personnes chez qui celle-ci peut être grave – au premier rang desquelles les personnes âgées. Une insouciance qui témoigne de liens pour le moins distendus entre les générations» Plutôt que de formuler un jugement moral sur le manque de civisme des jeunes générations, Olivier Rey invoque les modes de vie contemporains qui, spécialement dans « les grandes métropoles séparent les générations et favorisent une sociabilité essentiellement entre personnes d’âge équivalent. » À l’instar de Mircea Sofonea, Olivier Rey relève une tension entre la dimension morale et la dimension sanitaire de l’immunité collective : « Pour faire face moralement à l’épreuve de l’épidémie, il est très important que tout le monde respecte les règles – l’épreuve doit souder le groupe et les générations au lieu de le défaire. En revanche, du strict point de vue de l’immunité collective, l’idéal serait que le maximum de personnes jeunes et en bonne santé contractent rapidement la maladie et en guérissent – tout en étant attentif à ne pas infecter les personnes âgées qu’elles peuvent fréquenter et chez qui la maladie pourrait devenir grave»

Au terme de ce parcours, on peut retenir deux choses. D’abord que la notion d’immunité collective, qui a été perçue, du fait de ses utilisations rhétoriques imprudentes par des hommes politiques comme Boris Johnson, est, en l’absence d’un vaccin, la seule stratégie durable que nous ayons contre le Covid-19 – pour autant qu’elle soit jugulée par le souci des plus fragiles et des structures de soin conséquentes. Ensuite que si les choix stratégiques qui ont été faits en Europe continentale, et en France en particulier, ne sont pas les moins bons – compte tenu de la culture et de l’état des infrastructures –, ils n’auraient pas dû être décidés « dans le dos » des citoyens. Car, on ne surmontera cette crise qu’en faisant en sorte que les individus et le collectif puissent se reposer l’un sur l’autre. C’est peut-être le sens philosophique profond de l’idée d’immunité collective. 

 

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