Coronavirus : Zoonose (1)

 

Après l’épidémie, la fin de la viande?

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ALIMENTATION 

 

https://www.letemps.ch/societe/apres-lepidemie-fin-viande

Alors que le Covid-19, comme d’autres épidémies, s’est transmis aux hommes par l'intermédiaire des animaux, des voix s’élèvent pour repenser notre consommation de viande. Pour le biologiste Raphaël Arlettaz, «cette pandémie nous renvoie une image de ce qu'on a fait de notre biosphère»

Elevage de poulets dans une ferme zurichoise équipée de lampes LED orange — © Keystone

Publié mardi 7 avril 2020 à 17:13
Modifié mercredi 8 avril 2020 à 11:31

Le Covid-19 va-t-il modifier notre rapport aux animaux et, par extension, notre consommation de viande? C’est l’une des questions qui émergent de la crise sanitaire actuelle. Comme près de 75% des épidémies, le nouveau coronavirus est une zoonose, autrement dit une maladie qui se transmet de l’animal à l’homme. Selon toute vraisemblance, c’est sur le marché aux poissons de Wuhan, en Chine, qu’il a été identifié pour la première fois en décembre dernier. Alors que Pékin a interdit la consommation d’animaux sauvages, que les contours du «monde d’après» se dessinent, des voix s’élèvent pour repenser notre consommation de viande. En première ligne, les antispécistes saisissent l’occasion pour marteler leur message: «Pour éviter les prochaines crises, il est urgent de changer de modèle alimentaire.»

Pour Yves Bonnardel, militant animaliste de longue date et contributeur régulier des Cahiers antispécistes, la crise sanitaire actuelle est un «moment charnière» pour reconsidérer notre consommation de viande. «Cela fait un siècle que l’humanité subit des vagues d’épidémies toujours plus graves liées à la consommation de produits d’origine animale», déplore-t-il, égrenant une longue liste, de la grippe espagnole à l’épidémie de vache folle, en passant par Ebola et toutes les grippes de type H1. «On est arrivé à un stade où ceux qui mangent de la viande mettent les autres citoyens en danger», n’hésite pas à affirmer l’antispéciste.

Prédation et cannibalisme

Yves Bonnardel enfonce le clou. Selon lui, l’épidémie actuelle prouve la contradiction inhérente à la consommation de viande: «Les animaux sont des êtres sensibles, extrêmement proches des humains sur un plan évolutif et mental. Ce n’est pas pour rien que l’on pratique l’expérimentation animale en médecine. Dès lors, leur prédation s’apparente à une forme de cannibalisme qui doit cesser.»

Vivre ensemble au temps du Covid-19

Pour la sociologue Marianne Celka, spécialiste des mouvements animalistes et enseignante à l’Université de Montpellier, l’épidémie offre un terrain de choix à l’idéologie antispéciste. «Face au manque de sens qui taraude la société, beaucoup de moralistes interprètent l’épidémie comme le retour de bâton légitime d’une nature poussée à bout. Ils s’engouffrent dans cette faille et prônent des changements radicaux. Pour les défenseurs de la cause animale, c’est la consommation de viande, cause de tous les maux, qu’il faut à tout prix cesser.»

 

Virus et hôtes intermédiaires

Faut-il voir, à travers les épidémies, des fléaux qui viendraient sanctionner des siècles de domination humaine sur le règne animal? Sous l’œil du médecin, l’argument antispéciste ne tient pas. «Il n’y a pas de rapport scientifique évident entre le coronavirus et la consommation de viande en général», affirme Didier Pittet, épidémiologiste aux Hôpitaux universitaires de Genève. Selon lui, c’est la vie en contiguïté avec les animaux, davantage que leur consommation, qui facilite la capacité des virus à «s’humaniser». De fait, depuis le néolithique et la domestication, la proximité avec le bétail a favorisé la propagation de micro-organismes, dont des virus, de l’animal à l’homme. «Certains sont bénins et permettent de développer des anticorps, d’autres, comme le nouveau coronavirus, sont plus nocifs parce que la population n’est pas immunisée», souligne Didier Pittet.

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«Redémarrer autrement»

Autre certitude: même si le monde entier arrêtait de manger des protéines animales, il y aurait toujours de nouveaux virus et ceux-ci infecteraient la population par simple contact ou par l’intermédiaire des déjections animales. «Nous vivons actuellement avec quatre familles de coronavirus, auxquelles s’ajoute désormais le Covid-19, souligne Didier Pittet. D’autres se développeront à l’avenir. Dans le cadre de l’épidémie actuelle, le pangolin est l’hôte intermédiaire identifié, mais ce n’est peut-être pas le seul. En 2003, le SRAS avait élu domicile chez des chauves-souris, puis s’était déplacé sur la civette, qui n’est pas un animal consommé en Chine. Idem en 2012, où, après la chauve-souris, c’est le dromadaire qui a servi d’hôte intermédiaire à l’épidémie de MERS qui a frappé l’Arabie saoudite.»

Les conditions d’élevage des bovins locaux ne sont pas comparables à la vente d’animaux sauvages sur les marchés chinois

Denis Duboule

Professeur de génétique et de génomique à l’Université de Genève, Denis Duboule estime lui aussi qu’en Suisse l’argument animaliste n’est pas pertinent. «Les conditions d’élevage des bovins locaux ne sont pas comparables à la vente d’animaux sauvages sur les marchés chinois», juge le biologiste. En revanche, il reconnaît les méfaits de l’agriculture industrielle et de l’élevage intensif sur l’environnement. «La déforestation détruit des barrières naturelles et perturbe les écosystèmes, cela favorise la propagation d’animaux vecteurs en milieu urbain, détaille-t-il. On voit par exemple déferler sous nos latitudes des moustiques et des tiques beaucoup plus dangereux qu’auparavant.»

 

Si elle n’éradiquera pas les steaks des étals de supermarché, quels changements la crise actuelle pourra-t-elle engendrer? Samia Hurst, bioéthicienne à l’Université de Genève, analyse la «redéfinition de l’essentiel» à l’œuvre ces dernières semaines. «Face à une menace imminente, la société a pris des mesures radicales qui auraient été considérées comme impossibles il y a encore quelques mois, rappelle-t-elle. L’économie est à l’arrêt, les avions ne volent plus et la consommation de viande a, il est vrai, baissé notamment à cause de la fermeture des restaurants. Alors qu’on parle déjà de déconfinement, la tentation est grande de redémarrer autrement.»

Initiative populaire à venir

De plus en plus présente, la question du bien-être animal dans l’élevage pourrait en ressortir gagnante. «A l'échelle mondiale, on sait que de mauvaises conditions d’hygiène dans les élevages peuvent accroître les risques d’épidémie, souligne Samia Hurst. Dès lors, la demande pour des exploitations plus petites, moins intensives, où les bêtes sont moins stressées, moins poussées vers la rentabilité, se fait plus pressante.»

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Un point de vue partagé par la conseillère aux Etats verte Adèle Thorens. «En Suisse, la population est déjà très sensible aux conditions dans lesquelles vivent les animaux de rente», estime-t-elle, rappelant l’émoi suscité par des scandales de maltraitance dans des porcheries vaudoises en 2018. «Alors qu’une initiative populaire contre l’élevage intensif a été déposée par le collectif Sentience Politics, il sera intéressant de voir si la crise sanitaire aura un impact sur la votation.» Soutenu par les Verts, le texte vise à imposer les conditions de production biologique à l’ensemble de la branche.

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Raphaël Arlettaz: «Nous avons créé une bombe à retardement»

Professeur de biologie de la conservation, le Valaisan Raphaël Arlettaz alerte sur l’état du monde depuis quarante ans et, notamment, sur les conséquences d’une consommation animale déraisonnée. Il livre ici au Temps son analyse de la situation actuelle dans le contexte de la pandémie qui fait rage à travers le monde.

Quel lien peut-on établir entre la destruction de la biodiversité et le risque de pandémie?

Il existe quatre liens principaux. Premièrement, l'espèce humaine, encore relativement rare il y a quelques dizaines de milliers d'années, a connu une explosion démographique hyper-exponentielle depuis la Renaissance. Notre espèce est désormais super abondante et omniprésente, impactant tous les écosystèmes. Homo sapiens est donc devenu un super hôte pléthorique, extrêmement attractif pour de nombreux pathogènes (parasites, bactéries et virus).

Deuxièmement, on a drastiquement appauvri la biodiversité sauvage en détruisant les habitats naturels et en surexploitant la faune, ce qui a entraîné la raréfaction du nombre d'espèces pouvant être infectées, déséquilibrant les systèmes complexes qui régissent les relations entre hôtes et pathogènes.

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Troisièmement, notre envahissement de la biosphère augmente d'autant les opportunités de contact entre les espèces sauvages, réservoirs de pathogènes, et les races animales que nous élevons.

Enfin, l'industrialisation agricole et la globalisation des échanges ont réduit dramatiquement le nombre de races animales domestiquées, au profit des plus rentables, ainsi que leur diversité génétique. Conséquence: le potentiel de recombinaison génétique, qui est essentiellement une parade des organismes pour faire face aux pathogènes, s'est fortement dégradé avec le temps. On réduit donc à portion congrue les chances d'adaptation des hôtes aux nouveaux pathogènes via les processus évolutifs classiques qui régissent le vivant. En ce sens, nous avons créé de toutes pièces une bombe à retardement...

Chauves-souris et pangolins ont été pointés du doigt ces dernières semaines... Le problème s'arrête-t-il là?

Certaines espèces de chauves-souris sont sans conteste le réservoir originel du coronavirus actuel, tandis que le pangolin, même si cela est encore débattu, serait l'hôte intermédiaire qui a permis la transmission du virus à l'homme, lui permettant de franchir la barrière des espèces qui en principe prévient ce genre de «fuite». Il faut savoir que le pangolin, comme beaucoup d'autres espèces sauvages, est la cible d'un trafic ignoble sur les marchés alimentaires traditionnels chinois. Dans ce sens, le trafic de la «viande de brousse» (bush meat) favorise le transfert de pathogènes du monde sauvage vers les humains. On peut évoquer les primates en vente libre sur les marchés traditionnels africains (Ebola, etc.). Nous avons donc la responsabilité première de ces épidémies et pandémies; notre façon de traiter et maltraiter les animaux, notamment sauvages, a des conséquences funestes. Tout cela crée un vaste champ qui laisse libre cours à toutes les infections possibles et imaginables: nous avons créé un authentique pays de cocagne pour les pathogènes!

Chez nous aussi, on chasse et consomme des animaux sauvages. Dans quelle mesure devrions-nous craindre ce genre de passage d'une espèce à l'autre, en Europe?

Les animaux sauvages européens sont bien sûr aussi des réservoirs de pathogènes potentiels, par contre aucune espèce chassée ne subit le genre de trafic que l'on rencontre pour la viande de brousse (Afrique) ou n'est élevée dans des conditions d'élevage catastrophiques (Chine). Par ailleurs, la venaison ne fait pas l'objet d'un marché de la viande aussi colossal que les animaux de rente. Le danger est donc infime en comparaison. Même si les grippes porcine et aviaire sont toujours des menaces latentes qui pourraient éventuellement emprunter ce chemin...

Quels gardes-fous devrait-on mettre en place, selon vous?

Selon les modèles démographiques, la population atteindra 9 à 10 milliards de Terriens en 2070. Les risques ne peuvent donc que s'accroître. Cette pandémie nous renvoie une image de ce qu'on a fait de notre biosphère et pose frontalement la question de notre expansion démographique et économique. Les ressources de la planète sont limitées et limitantes: les effets négatifs vont de plus en plus impacter nos activités et notre santé, nous invitant à repenser notre relation à la nature, et particulièrement aux animaux. L'actuelle pandémie de coronavirus nous offre une occasion unique de réflexion: serons-nous assez intelligents pour saisir cette opportunité pour changer nos paradigmes sociétaux? (propos recueillis par Simon Gabioud)

 

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