Et celle-là quand j'écris

 

 

 

LE DESERT DES BARBARES

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Walter Zorn n'avait plus supporté l'absence d'informations.

Il avait construit son empire parce que rien ne lui était inconnu, parce que même ce qui n'existait pas encore avait déjà été conçu par son esprit. Mais pour que l'anticipation soit possible et qu'elle s'élève au-delà de la pensée commune, il fallait nécessairement être informé de tout, absolument tout, non pas l'information qui emplissait l'existence formatée des individus mais l'information qui permettait de contrôler toutes les existences, de les mener là où sa volonté le souhaitait, de décider pour eux ce qu'ils imaginaient leur appartenir. Il avait réalisé dans cet effacement des contacts avec le colonel Nichols et de la disparition de toutes les données qu'il amassait quotidiennement à quel point sa puissance dépendait d'éléments extérieurs : la technologie, internet, les satellites. Et la conscience de cette dépendance dont il n'avait jamais voulu voir la portée le rongeait, jour et nuit.

Il avait décidé d'utiliser le personnel militaire du camp. Une mission en aveugle destinée à éclairer les zones sombres : qu'en était-il des survivants, du gouvernement, de l'armée officielle, des attentats, de l'épidémie de choléra et celle du Hum, des dégâts sur les infrastructures, de l'état des villes, de Christchurch et de toutes les autres ?

Cinquante hommes répartis par groupe de cinq dans les 4X4, tous ultra armés. Ordre d'abattre toutes personnes présentant des symptômes épidémiques. Revenir avec le maximum d'informations. L'ensemble du territoire de l'île sud devait être parcouru.

Les deux hélicoptères avaient pour mission de transporter et déposer dix hommes sur l'île nord. L'approvisionnement en carburant se ferait sur la base militaire de Trendham. Wellington et Auckland devaient être survolées. Si possible établir des contacts avec des survivants. Pas de soutien possible. Mission extrêmement incertaine. Aucune communication radio possible.

Zack sélectionna dix hommes. Les deux équipages étaient constitués. Pilotes et seconds.

Les groupes quittèrent le domaine au matin du 5 octobre.

 

L'ignorance ne pouvait pas perdurer. Est-ce qu'un Dieu peut se permettre de ne pas savoir ?

Ce matin-là, Walter avait proposé à Fabiola une petite marche dans le domaine mais elle avait décliné l'invitation. Fatiguée par sa grossesse et des nuits agitées, elle souhaitait se reposer.

Walter n'avait pas insisté et il s'était équipé pour son footing quotidien.

Il sentit dès les premières foulées qu'il n'avait aucune énergie et qu'il risquait de se blesser à vouloir forcer son corps. Une amertume profonde le saisit. Lui, l'homme tout-puissant, incapable de courir, affaibli par son ignorance. L'origine de cette pesanteur qui l'empêchait de lancer ses jambes, de retrouver le goût délicieux de la puissance. Il ne restait que cette faiblesse lourde. Le poids de son aveuglement et de sa surdité et de son mutisme car tout était là, toute sa vie. Voir l'intégralité du monde et l'écouter jusqu'au murmure les plus secrets et prendre la parole pour dicter ses ordres. Il avait été élevé dans cette exigence, celui qui voit tout, entend tout, celui qui sera écouté quand il parle.

Les ingénieurs du domaine avaient tout essayé. Aucun contact satellite. Tous perdus dans le noir de l'Univers, consumés par les vents solaires. Machines sans âme qui coupaient les esprits de tout échange. Le soleil avait joué le rôle de juge de paix, là où Walter Zorn ne rêvait que de suivre l'avancée de sa guerre totale contre l'humanité.

Il décida de marcher puis dût admettre qu'il ne décidait rien. Il avait perdu l'énergie de son corps en perdant la maîtrise. Il marcha donc parce que rien d'autre n'était possible et il s'obligea à regarder la nature pour quitter les horizons sombres de son monde intérieur.

Il erra entre les arbres du parc, ne cherchant pas à reproduire son trajet habituel. Il ne releva pas les premiers signes du printemps, les bourgeons et les chants des oiseaux, la lumière palpitante et les cieux épurés, il ne perçut aucunement la beauté du monde renaissant parce que le goût acre de sa mort pourrissait ses sens. Non pas la mort réelle mais un chaos existentiel et c'est l'usage du chaos dans sa tête qui le fit réagir, comme un électrochoc, une évidence, l'inévitable correspondance. Il était en lui ce qu'il avait propagé par-delà les océans, au-delà des murailles, dans les villes les plus lointaines, dans les pays les plus puissants. Il était dans le chaos lui-même quand il s'était toujours imaginé à l'abri. Un guerrier ne peut pas être mis en danger par ses propres armes, il ne peut être vaincu que par celles de son ennemi. La nature toute entière était devenue son plus redoutable adversaire et elle l'avait plongé dans le chaos. Et il redouta à l'instant la prochaine épreuve.

Redouter. Un mot qui n'aurait jamais dû trouver une faille en lui.

 

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